Texte intégral
Remise des insignes d'officier de la Légion d'honneur à M. Philipp Freiherr von Boeselager.
Cher Baron,
Monsieur l'Ambassadeur,
Mon Général,
Mesdames et Messieurs,
2004, année cruciale pour l'avenir de la construction européenne, est aussi une année d'anniversaires et de commémorations pour notre continent. Comprendre l'avenir, c'est aussi savoir regarder son passé. Des souvenirs se télescopent. Le bicentenaire, en Allemagne, de la mort d'Emmanuel Kant, l'auteur du Projet de paix perpétuelle, viendra se juxtaposer - de manière presque paradoxale - avec le bicentenaire, en France, de la proclamation de l'Empire héréditaire. Cet événement qui en effet ouvrit un nouvel épisode de guerres européennes générales, préfigurant ainsi les conflits mondiaux du XXème siècle. Cette année est également l'occasion de commémorer le soixantième anniversaire d'Ouradour-sur-Glane et également - autre coïncidence - celui de l'attentat de Claus von Stauffenberg contre Hitler. Si je rappelle ces événements, c'est parce que ce cumul d'anniversaires nous offre une vision condensée de l'Histoire européenne, et en particulier de l'histoire de la relation franco-allemande. Cette vision nous offre le spectacle mélangé du meilleur et du pire qui cohabitent dans le coeur et l'esprit de l'Homme : de la sagesse humaniste aux ambitions les plus excessives et liberticides, de l'esprit de sacrifice le plus noble à la barbarie la plus bestiale.
Aujourd'hui, cher Baron, nous rendons hommage à travers vous à cette part de lumière, d'espérance et d'humanité qui a subsisté dans la nation allemande au moment de l'épisode le plus effroyable de l'histoire de l'Europe. Aujourd'hui, nous honorons en vous les qualités de ces hommes et de ces femmes qui, dans des circonstances extraordinairement difficiles, dans un contexte d'oppression à peine imaginable aujourd'hui, ont su rester debout. Ces hommes et ces femmes, qui ont écouté la voix de leur conscience, ont fait preuve d'un courage surhumain. En vous décernant la plus haute distinction nationale française, le gouvernement français veut rendre aussi hommage à Claus von Stauffenberg et à Henning von Tresckow, dont nous remercions la fille d'être également présente aujourd'hui. Il veut rendre hommage également à votre frère Georg, mêlé comme vous à cette formidable aventure, et qui fut à la fois l'un des officiers les plus intrépides de la Wehrmacht et l'un des partisans les plus résolus de l'élimination d'Hitler. Le gouvernement français rend ainsi hommage à tous ces hommes et ces femmes, de toutes traditions et de toutes tendances, qui se sont engagés jusqu'à participer aux attentats contre Hitler en sacrifiant leur vie. Il rend hommage à ces milliers d'entre eux qui ont été exécutés dans les mois qui ont suivi l'attentat du 20 juillet 1944, et qui ont écrit de leur propre sang l'une des pages les plus héroïques et les plus terribles de l'histoire allemande. Il rend hommage, enfin, à tous les opposants, politiques ou militaires, illustres ou méconnus, qui cherchaient dans l'action la plus périlleuse à délivrer l'Allemagne et le monde du fléau monstrueux qui les accablait.
Historiens, sociologues et philosophes ont longuement débattu du point de savoir si cela avait du sens d'imputer au peuple allemand une responsabilité collective dans l'avènement d'Hitler et les tragédies qui ont suivi. Cette notion est difficile à concevoir et même difficilement acceptable. Ce qui est important, c'est que des individus aient eu la force et le courage de se dresser, de faire le choix de l'entier sacrifice de leurs personnes et parfois de leurs familles. Ceux-là, comme le disait votre ami Tresckow quelques heures avant de se donner la mort le 21 juillet 1944, avaient le sentiment d'être comme Loth à la recherche des Justes pour éviter à Sodome et Gomorrhe le châtiment suprême. Leur sacrifice n'a pas épargné l'Allemagne, mais il a sauvé son honneur. De même qu'en France, la résistance - sans effacer la responsabilité de Vichy - a grandi notre nation.
En parlant de l'individu, nous revenons ainsi à l'essentiel. Quelles que soient la force de nos institutions et l'assise que nous offre notre socle démocratique, nous avons en effet besoin, dans nos sociétés, d'individus disposant d'une armature intérieure suffisamment forte pour exercer leur discernement au bon moment. Nous avons besoin d'individus qui savent prendre le chemin de l'engagement total et définitif. Je parle au présent, car hélas l'Histoire n'est pas un musée poussiéreux dont les salles se fermeraient successivement sur les pas du visiteur qui les a quittées. Les défis auxquels nos sociétés sont confrontées et risquent de l'être encore, dans les prochaines décennies sont différents des épreuves que le dernier siècle a traversées. Mais je suis convaincue que ces qualités que vous incarnez, que ces valeurs de la dignité et d'honneur que vous avez portées dans les actes de votre vie - les valeurs universelles de la résistance à l'oppression et à la barbarie - doivent rester vivantes dans les coeurs de nos contemporains.
Votre engagement dans la Résistance a été le fruit d'un cheminement moral et d'un enchaînement de faits. Agé de moins de vingt-cinq ans, dans des circonstances extrêmes, vous avez su dire "non" à un supérieur hiérarchique de plus de vingt ans votre aîné. C'était en France, en juin 1940. Encore une coïncidence quand on songe à l'appel du 18 juin 1940. Cette capacité à dire "non" est une qualité rare, que ceux qui servent les institutions, l'armée ou l'administration dans le culte du devoir, savent apprécier à sa juste valeur.
Votre engagement personnel a été préparé par l'histoire de votre famille et par l'éducation que vous avez reçue. Vous êtes issu d'une famille de Rhénanie et de Westphalie, de cette partie de l'Allemagne qui avait naturellement les regards tournés vers la France. Vous êtes né dans une famille qui était riche par le nombre de ses enfants, mais riche surtout de ses traditions, de ses convictions et des trésors de la vie intérieure. Le sang belge qui coule dans une partie des veines familiales avait créé chez les vôtres pour la culture française une sympathie naturelle. Mais surtout, vous êtes l'héritier d'une tradition d'indépendance et d'honneur, qui exige que l'on sache prendre des risques pour défendre ses idées et ses valeurs. En 1837, un de vos grands-oncles, Mgr Droste-Vischering, alors archevêque de Cologne, s'est élevé contre le gouvernement prussien avec une indépendance et une fierté qui l'ont conduit en prison pour un séjour de plusieurs mois. Quelques décennies plus tard, au moment du Kulturkampf (sous Bismarck), un de vos oncles a préféré le chemin de l'exil à l'humiliation. Vous avez aussi été touché, quand vous aviez 20 ans, par le sacrifice de Wilhelm-Emanuel von Ketteler, à la fois parent et ami de votre famille : diplomate allemand en poste à Vienne, il était de notoriété publique opposé à l'Anschluss ; il le paya de sa vie, puisqu'un jour d'avril 1938, quelques semaines après l'annexion de l'Autriche, il fut noyé dans une baignoire par les SS et son corps jeté dans le Danube. Ces exemples familiaux, et sans doute bien d'autres encore, vous ont enseigné qu'on ne transige pas avec ses convictions, et que les bornes que fixe la conscience ne sont pas déplaçables selon les circonstances et les rapports de force.
En France, les juristes dont je suis ont une théorie sur les limites au devoir d'obéissance à un supérieur, que l'on appelle coutumièrement celle des "baïonnettes intelligentes". Cette théorie ancienne de notre droit prescrit de refuser d'obéir à un ordre manifestement illicite et inutile. La difficulté est de savoir où commencent l'inutile et l'illicite.
Cette limite, vous avez su la tracer dès le mois de juin 1940, en France, en refusant d'exécuter un ordre contraire à la parole d'honneur qui vous engageait, et en sauvant ainsi de la déroute tout un bataillon de soldats français. Je pense que vous reparlerez de cet épisode, qui a été décisif dans votre cheminement ultérieur vers la résistance contre Hitler.
J'ai dit que vous saviez dire "non". Vous avez su aussi dire "oui". Votre engagement dans la résistance à la mi-1942 a été immédiat. Tresckow, qui avait une totale confiance en vous, qui avait entendu parler de l'attitude que vous aviez eue en France, s'est ouvert à vous de ses projets. Sans hésiter, vous avez dit "oui", sans craindre de violer votre serment d'officier. Vous avez ensuite participé aussitôt aux préparatifs de l'attentat échoué du 13 mars 1943. Vous avez été engagé avec votre frère dans l'attentat du 20 juillet 1944. C'est vous qui, quelques mois auparavant, avez fourni une partie des explosifs et des détonateurs. C'est vous aussi qui, le 18 juillet 1944, avez pris le commandement d'une étonnante chevauchée de quelques centaines de cavaliers qui devait se diriger vers Berlin pour s'emparer de points stratégiques dans la capitale en cas de réussite de l'attentat. Vous avez ensuite échappé miraculeusement à la répression qui s'est abattue sur les conjurés, et jusqu'à la fin de la guerre, vous avez accompli votre devoir d'officier, qui consistait à sauver le plus grand nombre de vos hommes et à les ramener en Allemagne.
Je ne terminerai pas cet éloge, trop bref, pour nous tous ici, mais sans doute trop long pour votre modestie, sans mentionner rapidement vos autres engagements après la guerre dans des oeuvres caritatives, en particulier dans l'Ordre de Malte.
"Toute ombre est aussi fille de la lumière et seul celui qui a connu la clarté et les ténèbres, la guerre et la paix, la grandeur et la décadence a vraiment vécu" nous dit d'une si belle façon Stefan Zweig dans "Le Monde d'hier, les souvenirs d'un Européen". A l'aune des critères de Zweig, je crois que l'on peut vraiment affirmer que vous avez vraiment vécu au sens plein du terme.
Cher Baron, c'est avec un très grand plaisir et un profond respect, et en témoignage de mon engagement sincère et profond pour l'amitié franco-allemande, que je vous remets aujourd'hui les insignes d'Officier de la Légion d'Honneur
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 30 janvier 2004)
Ouverture de la Rencontre entre les résistants français et les résistants allemands contre le Troisième Reich.
Monsieur le Ministre,
Monsieur l'Ambassadeur d'Allemagne,
Mon Général,
Mesdames et Messieurs,
2004 sera une grande année pour l'Europe. L'accueil dans la famille européenne de dix nouveaux membres va remodeler profondément notre continent et reformer cette communauté de destin des peuples européens que l'Histoire avait injustement mise entre parenthèses pendant plusieurs décennies. L'adoption, nous l'espérons, d'une Constitution de l'Union européenne va jeter les fondations d'un espace doté d'une solide assise politique, une Europe des peuples et des citoyens. Plus que jamais nous ressentons cet impératif d'une union toujours plus étroite entre les peuples d'Europe inscrit dans le préambule du Traité de Rome.
Cette année 2004 marquera la sortie définitive de l'Europe de l'après-guerre. Soixante années après la Libération, nous entrons dans un ère nouvelle. Nous avons un devoir de souvenir. Non seulement pour honorer les victimes. Non seulement pour rendre hommage à cette part de lumière, à cette flamme si frêle et si essentielle de l'esprit de liberté, qui a subsisté au creux des heures les plus sombres de notre histoire. Mais aussi pour construire l'Europe de demain sur une communauté de valeurs, sur l'attachement à la liberté et à la dignité de l'Homme.
Nous sommes réunis ici au titre de l'amitié franco-allemande. Cette amitié a jeté ses fondements, après la guerre, sur une oeuvre formidable de réconciliation. Et je souhaite donc tout particulièrement, aujourd'hui, saluer la présence dans cette enceinte de Joseph Rovan et lui rendre hommage. Car, cher Joseph Rovan, vous avez été l'un des pionniers et l'un des artisans les plus décidés de la réconciliation franco-allemande, malgré les longues années d'exil et de persécution qu'il a traversées. Vous vous définissez comme "un Français qui se souvient d'avoir été Allemand". Mais vous vous considérez aussi, selon vos propres termes, comme un "citoyen de l'Europe". C'est l'Europe, dites-vous, qui nous permettra de continuer à être Français ou Allemands. "Sur notre continent, désormais, chacun a deux patries : la sienne et l'Europe". Ainsi concluez-vous vos mémoires. Cette phrase exprime tout votre engagement, un engagement que cette année 2004 toute particulière nous offre à tous de méditer en profondeur.
Tournée vers l'action publique, la politique ne se nourrit pas uniquement d'images et de symboles. Néanmoins, je crois que les images et les symboles ont une haute valeur dans le coeur des peuples. C'est au fond ce qui reste dans le souvenir quand les tumultes de l'actualité s'apaisent ou même s'effacent des mémoires. Personne n'oubliera la visite d'Adenauer à La Boisserie, personne n'oubliera ces mots d'amitié vibrante de De Gaulle aux Allemands en 1962, ni son accolade au vénérable chancelier allemand lors du Traité de l'Elysée en 1963. Personne n'oubliera non plus cette image, silencieuse et saisissante, du chancelier Kohl et du président Mitterrand unis longuement, main dans la main, à Verdun, en novembre 1984. L'invitation du président Chirac au chancelier Schröder aux commémorations du débarquement en juin prochain est une étape nouvelle sur ce chemin jalonné de moments forts, qui montre qu'une page supplémentaire est tournée. En organisant cette rencontre, Hamlaoui Mekachera et moi avons souhaité nous inscrire dans la ligne de cet esprit de réconciliation. Mais le symbole, ce n'est pas nous qui le créons. C'est vous, Mesdames et Messieurs les Résistants français et allemands, qui avez bien voulu l'incarner en répondant "oui" à notre invitation. Une invitation qui est l'hommage rendu à votre courage et l'expression de notre reconnaissance pour ce que vous nous avez légué.
De quel sens, aujourd'hui, la réconciliation franco-allemande est-elle porteuse ? Ce n'est pas une part d'histoire qui est définitivement derrière nous, et qu'il ne nous resterait plus qu'à revisiter à l'occasion des commémorations. C'est le point d'origine, silencieux et affectif, d'un projet européen qui, à chacune de ses étapes, doit garder à l'esprit ce repère fondateur. L'histoire de l'Europe n'est pas seulement celle d'un grand élan créateur ; elle est aussi faite, hélas, de la longue chronique de ses conflits. Des conflits qui ont causé des morts, qui ont déstructuré des familles entières, qui ont laissé des ressentiments et des poches d'amertume. Sur presque trois siècles, depuis le Traité de Westphalie jusqu'à la fin de la Seconde Guerre mondiale, la France et l'Allemagne se sont opposées à 35 reprises, dans des conflits de taille variable. Dans cette Europe, les rancunes et les blessures peuvent toujours réapparaître, comme le montrent par exemple les récents débats sur ce que l'on appelle les "personnes déplacées" à l'issue de la Deuxième Guerre Mondiale.
Mais l'Europe est un espace de paix et de prospérité. Elle doit être parcourue par un élan d'espérance. Le ressentiment est un venin dans le coeur des peuples. Ainsi cette journée se veut-elle une graine supplémentaire dans le terreau de la réconciliation franco-allemande. Elle se veut un jalon en ce début d'année chargée de commémorations, et de projets pour l'avenir de l'Europe. A l'heure où le rêve d'un continent européen réunifié devient enfin réalité, nous continuons à agir pour que, dans ce domaine comme dans d'autres, Français et Allemands avancent ensemble et fassent figure d'exemples.
"L'avenir de nos deux pays, la base sur laquelle peut et doit se construire l'union de l'Europe, le plus solide atout de la liberté du monde, c'est l'estime, la confiance, l'amitié mutuelles du peuple français et du peuple allemand." C'étaient les mots du général De Gaulle dans son discours à la jeunesse allemande en septembre 1962. Je retiens ces idées, de confiance et de respect mutuel. Votre présence à cette rencontre apporte la preuve éclatante que vous êtes puissamment animés par ce sentiment de respect qui irrigue notre oeuvre de réconciliation, et sur lequel doit continuer de s'édifier l'Europe unie.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 30 janvier 2004)
Cher Baron,
Monsieur l'Ambassadeur,
Mon Général,
Mesdames et Messieurs,
2004, année cruciale pour l'avenir de la construction européenne, est aussi une année d'anniversaires et de commémorations pour notre continent. Comprendre l'avenir, c'est aussi savoir regarder son passé. Des souvenirs se télescopent. Le bicentenaire, en Allemagne, de la mort d'Emmanuel Kant, l'auteur du Projet de paix perpétuelle, viendra se juxtaposer - de manière presque paradoxale - avec le bicentenaire, en France, de la proclamation de l'Empire héréditaire. Cet événement qui en effet ouvrit un nouvel épisode de guerres européennes générales, préfigurant ainsi les conflits mondiaux du XXème siècle. Cette année est également l'occasion de commémorer le soixantième anniversaire d'Ouradour-sur-Glane et également - autre coïncidence - celui de l'attentat de Claus von Stauffenberg contre Hitler. Si je rappelle ces événements, c'est parce que ce cumul d'anniversaires nous offre une vision condensée de l'Histoire européenne, et en particulier de l'histoire de la relation franco-allemande. Cette vision nous offre le spectacle mélangé du meilleur et du pire qui cohabitent dans le coeur et l'esprit de l'Homme : de la sagesse humaniste aux ambitions les plus excessives et liberticides, de l'esprit de sacrifice le plus noble à la barbarie la plus bestiale.
Aujourd'hui, cher Baron, nous rendons hommage à travers vous à cette part de lumière, d'espérance et d'humanité qui a subsisté dans la nation allemande au moment de l'épisode le plus effroyable de l'histoire de l'Europe. Aujourd'hui, nous honorons en vous les qualités de ces hommes et de ces femmes qui, dans des circonstances extraordinairement difficiles, dans un contexte d'oppression à peine imaginable aujourd'hui, ont su rester debout. Ces hommes et ces femmes, qui ont écouté la voix de leur conscience, ont fait preuve d'un courage surhumain. En vous décernant la plus haute distinction nationale française, le gouvernement français veut rendre aussi hommage à Claus von Stauffenberg et à Henning von Tresckow, dont nous remercions la fille d'être également présente aujourd'hui. Il veut rendre hommage également à votre frère Georg, mêlé comme vous à cette formidable aventure, et qui fut à la fois l'un des officiers les plus intrépides de la Wehrmacht et l'un des partisans les plus résolus de l'élimination d'Hitler. Le gouvernement français rend ainsi hommage à tous ces hommes et ces femmes, de toutes traditions et de toutes tendances, qui se sont engagés jusqu'à participer aux attentats contre Hitler en sacrifiant leur vie. Il rend hommage à ces milliers d'entre eux qui ont été exécutés dans les mois qui ont suivi l'attentat du 20 juillet 1944, et qui ont écrit de leur propre sang l'une des pages les plus héroïques et les plus terribles de l'histoire allemande. Il rend hommage, enfin, à tous les opposants, politiques ou militaires, illustres ou méconnus, qui cherchaient dans l'action la plus périlleuse à délivrer l'Allemagne et le monde du fléau monstrueux qui les accablait.
Historiens, sociologues et philosophes ont longuement débattu du point de savoir si cela avait du sens d'imputer au peuple allemand une responsabilité collective dans l'avènement d'Hitler et les tragédies qui ont suivi. Cette notion est difficile à concevoir et même difficilement acceptable. Ce qui est important, c'est que des individus aient eu la force et le courage de se dresser, de faire le choix de l'entier sacrifice de leurs personnes et parfois de leurs familles. Ceux-là, comme le disait votre ami Tresckow quelques heures avant de se donner la mort le 21 juillet 1944, avaient le sentiment d'être comme Loth à la recherche des Justes pour éviter à Sodome et Gomorrhe le châtiment suprême. Leur sacrifice n'a pas épargné l'Allemagne, mais il a sauvé son honneur. De même qu'en France, la résistance - sans effacer la responsabilité de Vichy - a grandi notre nation.
En parlant de l'individu, nous revenons ainsi à l'essentiel. Quelles que soient la force de nos institutions et l'assise que nous offre notre socle démocratique, nous avons en effet besoin, dans nos sociétés, d'individus disposant d'une armature intérieure suffisamment forte pour exercer leur discernement au bon moment. Nous avons besoin d'individus qui savent prendre le chemin de l'engagement total et définitif. Je parle au présent, car hélas l'Histoire n'est pas un musée poussiéreux dont les salles se fermeraient successivement sur les pas du visiteur qui les a quittées. Les défis auxquels nos sociétés sont confrontées et risquent de l'être encore, dans les prochaines décennies sont différents des épreuves que le dernier siècle a traversées. Mais je suis convaincue que ces qualités que vous incarnez, que ces valeurs de la dignité et d'honneur que vous avez portées dans les actes de votre vie - les valeurs universelles de la résistance à l'oppression et à la barbarie - doivent rester vivantes dans les coeurs de nos contemporains.
Votre engagement dans la Résistance a été le fruit d'un cheminement moral et d'un enchaînement de faits. Agé de moins de vingt-cinq ans, dans des circonstances extrêmes, vous avez su dire "non" à un supérieur hiérarchique de plus de vingt ans votre aîné. C'était en France, en juin 1940. Encore une coïncidence quand on songe à l'appel du 18 juin 1940. Cette capacité à dire "non" est une qualité rare, que ceux qui servent les institutions, l'armée ou l'administration dans le culte du devoir, savent apprécier à sa juste valeur.
Votre engagement personnel a été préparé par l'histoire de votre famille et par l'éducation que vous avez reçue. Vous êtes issu d'une famille de Rhénanie et de Westphalie, de cette partie de l'Allemagne qui avait naturellement les regards tournés vers la France. Vous êtes né dans une famille qui était riche par le nombre de ses enfants, mais riche surtout de ses traditions, de ses convictions et des trésors de la vie intérieure. Le sang belge qui coule dans une partie des veines familiales avait créé chez les vôtres pour la culture française une sympathie naturelle. Mais surtout, vous êtes l'héritier d'une tradition d'indépendance et d'honneur, qui exige que l'on sache prendre des risques pour défendre ses idées et ses valeurs. En 1837, un de vos grands-oncles, Mgr Droste-Vischering, alors archevêque de Cologne, s'est élevé contre le gouvernement prussien avec une indépendance et une fierté qui l'ont conduit en prison pour un séjour de plusieurs mois. Quelques décennies plus tard, au moment du Kulturkampf (sous Bismarck), un de vos oncles a préféré le chemin de l'exil à l'humiliation. Vous avez aussi été touché, quand vous aviez 20 ans, par le sacrifice de Wilhelm-Emanuel von Ketteler, à la fois parent et ami de votre famille : diplomate allemand en poste à Vienne, il était de notoriété publique opposé à l'Anschluss ; il le paya de sa vie, puisqu'un jour d'avril 1938, quelques semaines après l'annexion de l'Autriche, il fut noyé dans une baignoire par les SS et son corps jeté dans le Danube. Ces exemples familiaux, et sans doute bien d'autres encore, vous ont enseigné qu'on ne transige pas avec ses convictions, et que les bornes que fixe la conscience ne sont pas déplaçables selon les circonstances et les rapports de force.
En France, les juristes dont je suis ont une théorie sur les limites au devoir d'obéissance à un supérieur, que l'on appelle coutumièrement celle des "baïonnettes intelligentes". Cette théorie ancienne de notre droit prescrit de refuser d'obéir à un ordre manifestement illicite et inutile. La difficulté est de savoir où commencent l'inutile et l'illicite.
Cette limite, vous avez su la tracer dès le mois de juin 1940, en France, en refusant d'exécuter un ordre contraire à la parole d'honneur qui vous engageait, et en sauvant ainsi de la déroute tout un bataillon de soldats français. Je pense que vous reparlerez de cet épisode, qui a été décisif dans votre cheminement ultérieur vers la résistance contre Hitler.
J'ai dit que vous saviez dire "non". Vous avez su aussi dire "oui". Votre engagement dans la résistance à la mi-1942 a été immédiat. Tresckow, qui avait une totale confiance en vous, qui avait entendu parler de l'attitude que vous aviez eue en France, s'est ouvert à vous de ses projets. Sans hésiter, vous avez dit "oui", sans craindre de violer votre serment d'officier. Vous avez ensuite participé aussitôt aux préparatifs de l'attentat échoué du 13 mars 1943. Vous avez été engagé avec votre frère dans l'attentat du 20 juillet 1944. C'est vous qui, quelques mois auparavant, avez fourni une partie des explosifs et des détonateurs. C'est vous aussi qui, le 18 juillet 1944, avez pris le commandement d'une étonnante chevauchée de quelques centaines de cavaliers qui devait se diriger vers Berlin pour s'emparer de points stratégiques dans la capitale en cas de réussite de l'attentat. Vous avez ensuite échappé miraculeusement à la répression qui s'est abattue sur les conjurés, et jusqu'à la fin de la guerre, vous avez accompli votre devoir d'officier, qui consistait à sauver le plus grand nombre de vos hommes et à les ramener en Allemagne.
Je ne terminerai pas cet éloge, trop bref, pour nous tous ici, mais sans doute trop long pour votre modestie, sans mentionner rapidement vos autres engagements après la guerre dans des oeuvres caritatives, en particulier dans l'Ordre de Malte.
"Toute ombre est aussi fille de la lumière et seul celui qui a connu la clarté et les ténèbres, la guerre et la paix, la grandeur et la décadence a vraiment vécu" nous dit d'une si belle façon Stefan Zweig dans "Le Monde d'hier, les souvenirs d'un Européen". A l'aune des critères de Zweig, je crois que l'on peut vraiment affirmer que vous avez vraiment vécu au sens plein du terme.
Cher Baron, c'est avec un très grand plaisir et un profond respect, et en témoignage de mon engagement sincère et profond pour l'amitié franco-allemande, que je vous remets aujourd'hui les insignes d'Officier de la Légion d'Honneur
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 30 janvier 2004)
Ouverture de la Rencontre entre les résistants français et les résistants allemands contre le Troisième Reich.
Monsieur le Ministre,
Monsieur l'Ambassadeur d'Allemagne,
Mon Général,
Mesdames et Messieurs,
2004 sera une grande année pour l'Europe. L'accueil dans la famille européenne de dix nouveaux membres va remodeler profondément notre continent et reformer cette communauté de destin des peuples européens que l'Histoire avait injustement mise entre parenthèses pendant plusieurs décennies. L'adoption, nous l'espérons, d'une Constitution de l'Union européenne va jeter les fondations d'un espace doté d'une solide assise politique, une Europe des peuples et des citoyens. Plus que jamais nous ressentons cet impératif d'une union toujours plus étroite entre les peuples d'Europe inscrit dans le préambule du Traité de Rome.
Cette année 2004 marquera la sortie définitive de l'Europe de l'après-guerre. Soixante années après la Libération, nous entrons dans un ère nouvelle. Nous avons un devoir de souvenir. Non seulement pour honorer les victimes. Non seulement pour rendre hommage à cette part de lumière, à cette flamme si frêle et si essentielle de l'esprit de liberté, qui a subsisté au creux des heures les plus sombres de notre histoire. Mais aussi pour construire l'Europe de demain sur une communauté de valeurs, sur l'attachement à la liberté et à la dignité de l'Homme.
Nous sommes réunis ici au titre de l'amitié franco-allemande. Cette amitié a jeté ses fondements, après la guerre, sur une oeuvre formidable de réconciliation. Et je souhaite donc tout particulièrement, aujourd'hui, saluer la présence dans cette enceinte de Joseph Rovan et lui rendre hommage. Car, cher Joseph Rovan, vous avez été l'un des pionniers et l'un des artisans les plus décidés de la réconciliation franco-allemande, malgré les longues années d'exil et de persécution qu'il a traversées. Vous vous définissez comme "un Français qui se souvient d'avoir été Allemand". Mais vous vous considérez aussi, selon vos propres termes, comme un "citoyen de l'Europe". C'est l'Europe, dites-vous, qui nous permettra de continuer à être Français ou Allemands. "Sur notre continent, désormais, chacun a deux patries : la sienne et l'Europe". Ainsi concluez-vous vos mémoires. Cette phrase exprime tout votre engagement, un engagement que cette année 2004 toute particulière nous offre à tous de méditer en profondeur.
Tournée vers l'action publique, la politique ne se nourrit pas uniquement d'images et de symboles. Néanmoins, je crois que les images et les symboles ont une haute valeur dans le coeur des peuples. C'est au fond ce qui reste dans le souvenir quand les tumultes de l'actualité s'apaisent ou même s'effacent des mémoires. Personne n'oubliera la visite d'Adenauer à La Boisserie, personne n'oubliera ces mots d'amitié vibrante de De Gaulle aux Allemands en 1962, ni son accolade au vénérable chancelier allemand lors du Traité de l'Elysée en 1963. Personne n'oubliera non plus cette image, silencieuse et saisissante, du chancelier Kohl et du président Mitterrand unis longuement, main dans la main, à Verdun, en novembre 1984. L'invitation du président Chirac au chancelier Schröder aux commémorations du débarquement en juin prochain est une étape nouvelle sur ce chemin jalonné de moments forts, qui montre qu'une page supplémentaire est tournée. En organisant cette rencontre, Hamlaoui Mekachera et moi avons souhaité nous inscrire dans la ligne de cet esprit de réconciliation. Mais le symbole, ce n'est pas nous qui le créons. C'est vous, Mesdames et Messieurs les Résistants français et allemands, qui avez bien voulu l'incarner en répondant "oui" à notre invitation. Une invitation qui est l'hommage rendu à votre courage et l'expression de notre reconnaissance pour ce que vous nous avez légué.
De quel sens, aujourd'hui, la réconciliation franco-allemande est-elle porteuse ? Ce n'est pas une part d'histoire qui est définitivement derrière nous, et qu'il ne nous resterait plus qu'à revisiter à l'occasion des commémorations. C'est le point d'origine, silencieux et affectif, d'un projet européen qui, à chacune de ses étapes, doit garder à l'esprit ce repère fondateur. L'histoire de l'Europe n'est pas seulement celle d'un grand élan créateur ; elle est aussi faite, hélas, de la longue chronique de ses conflits. Des conflits qui ont causé des morts, qui ont déstructuré des familles entières, qui ont laissé des ressentiments et des poches d'amertume. Sur presque trois siècles, depuis le Traité de Westphalie jusqu'à la fin de la Seconde Guerre mondiale, la France et l'Allemagne se sont opposées à 35 reprises, dans des conflits de taille variable. Dans cette Europe, les rancunes et les blessures peuvent toujours réapparaître, comme le montrent par exemple les récents débats sur ce que l'on appelle les "personnes déplacées" à l'issue de la Deuxième Guerre Mondiale.
Mais l'Europe est un espace de paix et de prospérité. Elle doit être parcourue par un élan d'espérance. Le ressentiment est un venin dans le coeur des peuples. Ainsi cette journée se veut-elle une graine supplémentaire dans le terreau de la réconciliation franco-allemande. Elle se veut un jalon en ce début d'année chargée de commémorations, et de projets pour l'avenir de l'Europe. A l'heure où le rêve d'un continent européen réunifié devient enfin réalité, nous continuons à agir pour que, dans ce domaine comme dans d'autres, Français et Allemands avancent ensemble et fassent figure d'exemples.
"L'avenir de nos deux pays, la base sur laquelle peut et doit se construire l'union de l'Europe, le plus solide atout de la liberté du monde, c'est l'estime, la confiance, l'amitié mutuelles du peuple français et du peuple allemand." C'étaient les mots du général De Gaulle dans son discours à la jeunesse allemande en septembre 1962. Je retiens ces idées, de confiance et de respect mutuel. Votre présence à cette rencontre apporte la preuve éclatante que vous êtes puissamment animés par ce sentiment de respect qui irrigue notre oeuvre de réconciliation, et sur lequel doit continuer de s'édifier l'Europe unie.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 30 janvier 2004)