Déclaration de Mme Noëlle Lenoir, ministre déléguée aux affaires européennes, sur la citoyenneté dans le cadre de l'Union européenne, notamment l'exemple des référendums irlandais et la campagne d'information sur l'Europe en France, à l'Institut des affaires européennes, Dublin, le 12 janvier 2004.

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Circonstance : Déplacement en Irlande, le 12 janvier 2004

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L'Europe et le citoyen : les leçons de l'expérience irlandaise
L'Irlande est le lieu idéal pour débattre de la citoyenneté, car elle en présente tous les ingrédients : une identité historique exceptionnelle découlant de la volonté de demeurer une nation à travers les siècles, un attachement remarquable à la valeur de solidarité, comme l'a affirmé le Premier ministre Ahern jeudi dernier, et une démocratie vivante. C'est donc avec confiance que la France voit l'Irlande prendre les rênes de l'Europe, au moment où la citoyenneté acquiert une place centrale, en Europe comme dans chaque Etat membre.
Le phénomène le plus important en Europe aujourd'hui, avec l'élargissement bien sûr, est à mes yeux l'avènement d'une citoyenneté européenne. C'est un événement crucial. En effet, l'euro, l'élargissement et les efforts pour adopter une Constitution européenne sont autant d'éléments qui contribuent à un renouvellement fondamental du lien entre l'individu et l'Europe. L'Europe est une union d'Etats, mais également de peuples. Comme je l'ai souligné récemment à Epernay, une petite ville de Champagne, l'Europe sera celle des citoyens ou ne sera pas, pour paraphraser André Malraux, écrivain français qui fut également ministre de la Culture dans les années 1960. Pourquoi ? Parce que l'Europe ne pourra réaliser ses ambitions que si elle implique tous les citoyens dans ses décisions.
Dans cette courte intervention, je souhaiterais développer deux idées :
Tout d'abord, je tenterai d'analyser ce phénomène nouveau qu'est l'émergence d'une citoyenneté européenne.
En second lieu, je tirerai les conclusions politiques de ce phénomène qui modifie inévitablement la manière dont les gouvernements doivent évoquer l'Europe et gérer l'intégration européenne.
La citoyenneté européenne : un concept nouveau
Je commencerai en exprimant l'une de mes convictions profondes : si l'Europe ne génère pas une "affectio societatis", c'est-à-dire un sentiment d'appartenance à une communauté, c'est le processus d'intégration européenne dans son ensemble qui risque de se déliter. Pour éviter une telle rupture de solidarité, le gouvernement français a choisi de donner tout son sens au concept de citoyenneté européenne. Ce concept présente deux facettes, que j'évoquerai successivement : il est d'une part nécessaire et d'autre part riche de promesses.
(a) Un concept nécessaire qui ne peut qu'être unique
Généralement, la citoyenneté s'efforce de concilier à la fois la spécificité de la personne privée et l'universalité de la personne publique. Elle revêt ainsi à la fois une dimension juridique, puisque le citoyen est un sujet de droit aux intérêts privés légitimes, et une dimension politique, le citoyen détenant une part de la souveraineté et participant à la défense du bien public. Nous devons concrétiser cette double dimension, non seulement au niveau national mais aussi au niveau européen. Le citoyen doit se sentir européen en tant que personne privée et en tant que membre public de l'Europe.
Souvenez-vous des critiques du contre-révolutionnaire Edmund Burke dans ses "Réflexions sur la Révolution française" (1790). Burke dénonce l'abstraction du concept de citoyenneté utilisé dans la Déclaration des Droits de l'Homme de 1789. A ses yeux, le "citoyen" invoqué dans le texte n'existe pas, contrairement à l'Allemand ou au Français qui représentent pour lui des unités politiques bien vivantes. Cette critique a été réfutée par l'Histoire, puisque le citoyen est devenu en France une réalité concrète. Tout le défi consiste donc à faire du citoyen européen une réalité aussi tangible.
Toutefois, du fait de la spécificité du processus d'intégration européenne, les formes existantes de citoyenneté, qui se rapportent toutes aux Etats nations, ne sont sans doute pas des références pertinentes pour définir le nouveau concept de citoyenneté européenne. Celle-ci ne peut être abstraite et universaliste comme la citoyenneté française ; elle ne peut pas non plus reposer à titre principal sur l'extension progressive des droits civils aux droits politiques, comme dans la tradition britannique et irlandaise. La référence américaine n'est pas plus pertinente : la Convention de Philadelphie a pris pour point de départ "Nous, le peuple", bâtissant une nation à partir de ce concept. Le cas de l'Europe est différent : nous ne construisons pas une nation mais une union fondée sur des identités nationales.
(b) Un concept riche de promesses conciliant universalisme et pluralisme
Si l'Europe est "unie dans sa diversité", comme l'affirme sa devise dans le préambule du projet de Constitution, le citoyen européen est issu à la fois de sources universelles et d'un large éventail de cultures.
La dimension universaliste, tout d'abord, reflète pour nous la nécessité de pouvoir nous référer à nos valeurs communes, pour donner un sens à notre destinée. Ces valeurs sont citées dans notre projet de Constitution. Le philosophe allemand Jürgen Habermas parle de "patriotisme constitutionnel", détaché de toute spécificité culturelle, linguistique ou historique. L'adhésion à cet ensemble de valeurs universelles et le choix de les placer au-dessus d'autres considérations est l'un des éléments distinctifs de la citoyenneté européenne. C'est le principal avantage de la décision d'adopter une Constitution, une loi fondamentale pour tous les citoyens.
Deuxièmement, la citoyenneté européenne est fondée sur le pluralisme et la "diversité culturelle et linguistique", désormais expressément reconnue par notre future Constitution comme l'un des objectifs de l'Union. L'Europe est essentiellement un ensemble d'identités nationales, de sensibilités culturelles et religieuses, de traditions institutionnelles et de relations entre les Etats centraux et les pouvoirs régionaux et locaux. Les citoyens européens ont donc le devoir de mieux se connaître mutuellement.
Pendant longtemps, l'Europe, définie comme un mélange unique associant primauté des valeurs universelles et socle de diversité culturelle, est demeurée une simple ambition des dirigeants ; pour les peuples, elle n'était qu'un idéal abstrait et lointain. L'euro a modifié cette perception, transformant l'Europe en une réalité concrète qui trouve sa place dans nos porte-monnaie. En devenant cet objet tangible et essentiel, l'Europe connaît une mutation profonde qui appelle d'importantes conclusions politiques. L'élection du Parlement européen au suffrage universel direct a sans doute constitué une étape essentielle vers la démocratie, mais l'euro est un pas plus grand encore car il touche à l'adhésion des citoyens au projet. Et puisque les citoyens participent désormais au débat politique en tant qu'Européens et non plus seulement en tant que Français ou Irlandais, nous, dirigeants politiques, ne pouvons plus parler de l'Europe de la même manière qu'autrefois.
Je vais maintenant adopter un point de vue plus concret et moins théorique.
Diversité nationale et débat sur l'Europe : les leçons des référendums irlandais
C'est précisément pour analyser les conséquences de ce changement de nature de l'intégration européenne, avec l'émergence dans la vie réelle de l'Européen en tant qu'individu, que je suis venue en Irlande en mai dernier. Au cours de cette visite, j'ai eu l'occasion de m'entretenir longuement avec plusieurs figures essentielles des campagnes des référendums sur la ratification du Traité de Nice. J'ai également eu des échanges très enrichissants avec le Comité mixte sur les affaires européennes du Parlement irlandais, notamment sur cette question. Enfin, bien sûr, mon entretien avec M. Dick Roche, avec qui j'ai toujours des discussions très intéressantes, a été fructueux. En effet, sans doute du fait du débat intense sur l'Europe qui a lieu en Irlande et de l'intérêt personnel que portent ses dirigeants à cette question, votre pays est à l'avant-garde de la réflexion sur le lien entre l'Europe et ses peuples. Je vais tout d'abord vous livrer les conclusions que j'ai tirées de cette visite précédente, puis vous exposer la logique de ma campagne sur l'Europe en France et enfin, je souhaiterais vous inviter à prendre part au débat sur le point de s'engager en Europe concernant cette question.
(a) Conclusions tirées de ma visite précédente
Ces discussions m'ont permis de tirer plusieurs conclusions sur lesquelles j'ai pu fonder ma campagne sur l'Europe en France. Elles sont au nombre de quatre :
Il faut commencer les discussions en abordant les inquiétudes concrètes des citoyens. A cet égard, je souhaite féliciter la présidence irlandaise pour son choix de faire de l'emploi, le premier sujet de préoccupation des Français et des Européens, comme thème central du Conseil européen de ce printemps.
Il faut éviter de présenter l'Europe comme une simple coalition des élites politiques et économiques : l'Europe est un projet pour tous ; pour faire clairement passer ce message, il faut faire participer au débat des personnes extérieures à la sphère politique. Laissons par exemple s'exprimer les professeurs d'université, les ONG, les syndicats et les associations. Enfin et surtout, il est temps que les dirigeants locaux, les plus proches de la population, investissent le thème de l'Europe et s'en emparent.
Il faut être en mesure de répondre en détail à tous les arguments, y compris les plus étranges. Nous devons absolument nous affranchir des bonnes intentions générales, qui ne peuvent aboutir à une implication durable. J'ai remarqué que les souverainistes français ont élaboré une argumentation très précise qu'il nous faut réfuter avec une logique similaire.
Il faut combattre l'indifférence autant que l'hostilité. A cet égard, les résultats des deux référendums ont été frappants : le nombre de "non" a à peine varié ; le changement essentiel tient au nombre d'abstentions qui se sont transformées en "oui". Sur ce point, les prochaines élections législatives européennes seront également cruciales. Il est regrettable qu'en France, la participation à ces élections avoisine les 50 % alors qu'elle dépasse habituellement les 70 % pour les autres élections.
Préférer le local et le concret, aborder toutes les questions de front : telles sont les nouvelles règles du jeu, telles que je les vois, sur la question de l'Europe. Elles donnent tout leur sens à la notion de proximité, qui occupe incontestablement une place centrale dans la nouvelle manière de concevoir la communication politique. En cela, la réflexion pratique et concrète rejoint la réflexion politique de tout à l'heure. C'est précisément parce que le citoyen européen fait son apparition dans la sphère juridique et politique que le dialogue sur l'Europe avec lui doit être profondément repensé par rapport aux pratiques précédentes.
(b) Ma campagne pour l'Europe en France
Autour de ces quelques principes finalement assez simples, j'ai organisé en France un débat sur l'Europe fondé sur de nouvelles bases. Il comporte les éléments suivants :
Les Rencontres pour l'Europe : depuis un an, je me déplace dans différentes régions de France. Ma dernière visite a revêtu pour moi une importance particulière : je me suis rendue au Havre, en Normandie, en compagnie de Pat Cox, qui a rencontré un succès colossal ; nous avons discuté de l'Europe dans les universités, mais aussi avec des jeunes défavorisés. Nous avons été surpris de la force des attentes de ces derniers vis-à-vis de l'Europe. L'objet de ces rencontres est justement de mesurer, avec les dirigeants locaux, quel est le sentiment véritable de la population à l'égard de l'Europe et de mettre en lumière ses réussites quotidiennes concrètes.
Une tournée des universités pour parler de l'Europe. L'occasion est fournie par l'explication de la Constitution, mais l'originalité de cette tournée provient de l'accent mis non pas sur les institutions, comme trop souvent, mais sur le contenu de l'intégration européenne. Ainsi, j'ai déjà abordé le modèle social européen, la gouvernance économique, la citoyenneté et j'évoquerai bientôt la justice et les affaires intérieures, la politique étrangère, la défense, la santé et l'environnement.
Un plan d'action sur la citoyenneté européenne, formellement adopté par le Conseil des ministres français le 29 octobre dernier. Il comporte des mesures symboliques : par exemple, chaque jeune se verra remettre à sa majorité un livret sur ce que signifie la citoyenneté européenne. Autre exemple : des mesures juridiques seront adoptées pour renforcer la coopération transfrontalière ou la coopération entre les collectivités locales. Les projets locaux impliquent en effet directement les personnes dans la construction de l'Europe, tout comme ils ont fortement contribué à la réconciliation franco-allemande.
Un chapitre complet porte sur les échanges entre jeunes. La nécessité pour les jeunes de se rencontrer et de visiter l'Europe contribuera en effet à lutter contre la passivité qui menace nos idéaux démocratiques. Les jeunes découvriront ainsi qu'ils partagent avec d'autres Européens des intérêts communs, ce qui devrait concrétiser leur enthousiasme en faveur de l'Europe et accentuer leur attention à l'égard à la vie publique, actuellement plutôt faible. Je viens tout juste de lancer un projet de 10 000 stages dans des entreprises européennes et, aujourd'hui même, nous avons discuté d'autres projets avec Dick Roche.
(c) Réfléchir à cette question entre Européens
J'espère avoir montré que l'expérience irlandaise a enrichi notre propre stratégie de débat et d'explications. Aujourd'hui, je me tourne vers l'Europe car l'Union européenne a joué un rôle très utile d'inspiration et de stimulant dans de nombreux domaines. Ce rôle, l'Europe devrait également le jouer pour aider chacun de nous à mener nos débats nationaux sur l'Europe. Il serait sans nul doute extrêmement fructueux d'échanger nos idées, nos approches et nos diagnostics sur l'état de l'opinion. Il ne s'agit pas d'harmoniser l'organisation des débats, car à l'évidence un débat ne peut être mené que selon les traditions politiques très spécifiques de chacun de nos pays. Cependant, il est clair que certaines tendances s'appliquent à nous tous. Ainsi, la plupart des conclusions que, comme d'autres, j'ai tirées des référendums irlandais pourraient très bien s'appliquer au récent référendum suédois, même si les traditions politiques irlandaise et suédoise sont très différentes.
Nous avons donc beaucoup à partager. Je sais que Dick Roche souhaite que nous travaillions plus spécialement sur les meilleures approches pour débattre de l'Europe sous sa présidence. Je l'en félicite, car ce choix fera l'originalité de la présidence irlandaise : aucun pays n'a encore lancé une telle initiative sur le sujet de la citoyenneté. Je souhaite tout particulièrement applaudir son projet de conférence à Dublin en avril sur le thème " comment expliquer l'Europe au citoyen ", une initiative particulièrement bienvenue.
Pour finir, je souhaite le plus grand succès à la présidence irlandaise. Et j'aimerais conclure en citant deux poètes irlandais, tous deux prix Nobel de littérature. Yeats a écrit "c'est dans les rêves que commence la responsabilité". Des amis irlandais m'ont confié que l'adhésion à l'Europe était, pour l'Irlande, la réalisation d'un rêve. Maintenant vient l'heure de la responsabilité de la présidence. Disons donc avec le poète Seamus Heaney :
"History says Don't hope
On this side of the grave.
But then, once in a lifetime
The longed-for tidal wave
Of justice can rise up,
And hope and history rhyme."
L'Histoire dit n'espère rien
De ce côté-ci de la tombe.
Pourtant, une fois dans une vie,
La vague tant attendue
De la justice peut s'élever,
Et faire rimer espérance avec histoire.
Tous ceux qui se considèrent comme européens sont comme cette "vague tant attendue" qui fera "rimer l'espérance avec l'histoire". Nous, Français, plaçons donc toute notre confiance dans la présidence irlandaise afin qu'elle s'efforce au mieux de faire venir cette vague.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 5 février 2004)