Interview de Mme Marie-George Buffet, secrétaire nationale du PCF, à France Inter le 11 mars 2005, sur les manifestrations du 10 mars autour des questions du pouvoir d'achat et des salaires et sur le débat préparatoire au référendum sur le traité constitutionnel européen.

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Média : France Inter

Texte intégral

Q- La France prend-elle la "manif attitude" ? Forte mobilisation hier du public et du privé, en province et à Paris. Les lycéens à nouveau manifesteront la semaine prochaine. Comme les chercheurs, il y a 48 heures, ils veulent montrer qu'ils ne se démobilisent pas. A ces messages de la rue, que répondra le Gouvernement ? Le Premier ministre se dit "attentif". Une reprise des négociations se dessine dans la fonction publique, mais c'est "non" au "Grenelle des salaires". [...] "Grenelle des salaires", je commençais de vous poser la question à 7h55 tout à l'heure, le Gouvernement dit non. Faudrait- il à vos yeux en passer par un Grenelle des salaires ?
R- C'est une nécessité absolue. Il faut voir aujourd'hui quel est l'état des salaires en France...
Q- Mais d'abord, qu'est-ce que ça veut dire, dans votre esprit, "Grenelle des salaires" ?
R- Ce qu'on a connu à d'autres époques, c'est-à-dire face à une forte mobilisation pour l'augmentation des salaires, que le patronat et les syndicats, à l'appel du Gouvernement, s'assoient autour d'une table et négocient sur cette question du pouvoir d'achat. Vous savez en France, il y a des hommes et des femmes qui sont en dessous de 900 euros par mois. J'étais encore l'autre matin devant une entreprise, où des femmes sont à 750, 800 euros avec le temps partiel imposé. Ce n'est plus possible, on ne peut pas vivre avec ça. Une fois qu'on a payé son loyer, c'est terminé, tout devient un luxe. Donc il faut absolument répondre à cette question du pouvoir d'achat.
Q- Mais quand vous entendez par exemple - c'était le cas à 7h30 ce matin - un responsable de petites et moyennes entreprises, en l'occurrence il s'agissait de J.-F. Roubaud, dire qu'il n'en va pas de même des PME que des grandes entreprises, dont en effet on a pu mesurer les profits extraordinaires, et que donc dans ces cadres-là, les négociations seront sinon difficiles, presque impossibles parfois.
R- Mais peut-être que le Gouvernement peut prendre des mesures intelligentes, pour justement tenir compte de la situation différente, entre une grande multinationale et une toute petite entreprise. Il a fait 17 milliards de cadeaux fiscaux aux entreprises l'année dernière, comme ça. Mais peut-être faut-il aider par une fiscalité intelligente la petite entreprise, et par contre taxer celle qui choisit de licencier et de placer des revenus financiers. Ca, c'est une décision qui est une décision politique qui dépend du Gouvernement.
Q- Mais pensez-vous que ces messages de la rue passeront auprès du Gouvernement ? Reprise annoncée dans la fonction publique, mais donc pas de grenelle des salaires, dit Monsieur Copé, et c'est vrai que la mobilisation d'hier, si elle était importante, n'a pas atteint celle de 2003 sur le thème des retraites. Est-ce que le Gouvernement va jouer là-dessus ?
R- Le Gouvernement ferait mieux d'arrêter de jouer, il ferait mieux d'écouter, d'entendre un peu ce que disent les manifestants. Je sais qu'il y a beaucoup de mépris, on dit toujours "ce n'est pas la rue qui décide". Si, ce sont les hommes et les femmes qui se lèvent, qui bougent, qui manifestent, qui ont le droit d'être entendus. Et je crois que le Gouvernement va être obligé de céder, parce que les mouvements s'enracinent, parce que de manifestation en manifestation, ils rassemblent de plus en plus largement. Et avec la fonction publique il y a maintenant le privé, il y a les lycéens, il y a les enseignants. Les manifestations étaient très diverses dans leur composition hier, et ça je crois que c'est une force.
Q- L'Humanité, par exemple, titre ce matin : "attention ça chauffe". Or le mois de mai n'est pas si loin que cela, maintenant, et on sait qu'au mois de mai, il y a un certain référendum qui se dessine. Vous vous attendez à un mois de mai chaud ?
R- Je pense que si le Gouvernement n'écoute pas, si le patronat n'écoute pas, oui, il y aura de plus en plus d'hommes et de femmes qui exprimeront leur colère. Il y a beaucoup de souffrance sociale dans ce pays, et donc elle va s'exprimer de plus en plus fort, je le souhaite.
Q- Mais alors, l'enjeu tout de même de tout cela, encore une fois le poids que cette pression sociale exerce sur ce référendum, qui pose une toute autre question, vous en êtes bien d'accord quand même...
R- - Mais non, ce n'est pas une toute autre question...
Q- - Il s'agit de la Constitution quand même...
R- Mais justement, depuis des années et des années, les gouvernements successifs d'ailleurs, de gauche ou de droite, expliquent aux Français et aux Françaises qu'ils sont obligés de changer le statut d'EDF ou de Gaz de France, de faire travailler de nuit les femmes, parce qu'il y a une directive européenne. On nous a expliqué que c'est la faute à la construction libérale de l'Europe qu'on était obligé de mener ces politiques régressives en France. Alors aujourd'hui, il ne faut pas expliquer aux gens qu'il n'y a rien à voir entre l'Europe et les politiques menées dans ce pays, c'est le bon sens. On construit depuis des années une Europe libérale, et les gouvernements prennent appui sur cette Europe libérale pour mener leur politique de régression sociale en France. Donc, aujourd'hui, si on veut dire "non" à la politique libérale de Raffarin, il faut dire "non" à l'Europe libérale. Et le projet de traité constitutionnel, c'est un projet de traité qui inscrit dans le marbre constitutionnel le traité de Maastricht, qui a fait tant de mal aux salariés français et au reste des salariés européens.
Q- Cela veut dire qu'à vos yeux donc, au fond ce qui se passe dans la rue aujourd'hui est en liaison directe avec les enjeux européens ?
R- Hier, qu'est-ce que j'ai vu en regardant passer la manifestation ? J'ai vu des tas d'hommes et de femmes qui portaient des badges divers, de différentes organisations ou d'ailleurs des badges sans organisation, pour dire "non". Et j'ai entendu des slogans : "non à la remise en cause des 35 heures", "non, non à la Constitution Giscard"... Oui, les salariés peu à peu font la liaison entre cette Europe libérale et les difficultés qu'ils connaissent aujourd'hui.
Q- Mais l'enjeu pour la gauche, au-delà même du Parti communiste, il est considérable encore une fois...
R- Bien sûr.
Q- Est-ce qu'il ne s'agit pas précisément d'un risque de fracture, de rupture au sein même de la gauche française, sur une question d'une importance aussi grande ?
R- Je réfute les termes que j'ai entendus prononcer par certains dirigeants socialistes, de schisme, de division etc..., ce n'est pas ça, c'est un débat et il faut que nous ayons le courage de mener ce débat à gauche. Est-ce que la gauche aujourd'hui s'inscrit dans la construction libérale de l'Europe, avec toutes les conséquences que cela aura pour un programme politique que la gauche devra demain mettre en oeuvre, ou est-ce que la gauche se bat contre toutes ces constructions libérales en France et en Europe, et se décide à mener une politique pleinement à gauche demain si elle est, comme je le souhaite, de nouveau majoritaire. Donc, menons tranquillement ce débat, au lieu d'ajouter des anathèmes, c'est un débat un constructif, c'est un débat qui peut permettre à la gauche, je crois, de redonner une espérance à tous ceux et toutes celles qui se battent aujourd'hui.
Q- Moi je veux bien, mais enfin vous voyez bien quand même, M.-G. Buffet que c'est un débat qui fait des dégâts, qui laisse des traces. Si par exemple, Monsieur Mélenchon assiste à la réunion importante, le congrès politique que vous organisez jeudi de la semaine prochaine, vous ne pouvez pas considérer que ça ne laissera pas des traces quand même ?
R- C'est un meeting pour le "non" à Paris. Je crois que l'estrade doit être ouverte à tous ceux et toutes celles qui, à gauche, portent ce "non". Et moi je suis satisfaite quand j'entends des hommes et des femmes, qui appartiennent à d'autres formations politiques que la mienne, participer au même meeting. Et moi-même, je vais participer à des meetings lancés par des comités d'appel pour le "non", je crois que c'est bien, la gauche est en train de se rassembler sur le "non", et c'est ça qui va faire gagner le "non".
Q- Mais vous ne craignez pas que si c'était une victoire du "non" en mai prochain, ce soit pour la France, qui a été l'un des moteurs de la construction européenne, un moment politique grave et peut-être même une façon de ralentir la construction européenne, même d'être à l'origine peut-être d'un blocage des structures politiques de l'Union ?
R- Je crois qu'il ne faut pas faire peur par rapport à cela. Si la France dit "non", on sera obligé de remettre en chantier le travail sur un nouveau traité, et d'ailleurs moi je fais des propositions sur le contenu que pourrait avoir un nouveau traité. Par exemple avec une clause de non régression sociale, avec un nouveau rôle pour la Banque Centrale Européenne, qui pourrait justement être à l'origine de crédits sélectifs pour aider à la production de l'emploi, à la recherche, à la formation. Donc on peut dessiner un nouveau traité. Remettons l'ouvrage sur le métier et faisons en sorte que le traité corresponde aux aspirations populaires.
Q- Mais vous n'imaginez pas, par exemple, que ce travail politique à l'intérieur même de ce qu'est la Constitution, de ce que serait la prochaine Constitution européenne, puisse se faire en répondant tout de même "oui", c'est-à-dire en disant : "ok, on dit oui à l'Europe" mais ensuite on fait en sorte qu'elle ne soit pas aussi libérale que vous le craignez ?
R- Non, parce que le projet de traité constitutionnel est très contraignant, non pas dans sa partie 2, qui concerne la charte des droits fondamentaux - parce que là, ça n'ouvre aucune compétence nouvelle pour l'Europe, c'est un peu des voeux pieux - mais dans la partie 3, qui concerne les politiques économiques et sociales. Le traité est très clair, il dit : "l'objectif c'est de faire respecter la concurrence libre et non faussée". Et ensuite, tout se décline, et notamment la remise en cause de tout ce qui est service public, droits sociaux, etc.... Donc si on laisse passer ce traité, les politiques menées par les différents pays, par les différents gouvernements seront limités, seront encadrés par ces politiques libérales. Donc moi je ne souhaite pas que si demain, la gauche est de nouveau majoritaire, elle ne puisse pas revenir en arrière sur les mesures prises par la droite, à l'encontre des services publics ou sur d'autres mesures.
Q- Une dernière chose sur ce que certains ont appelé désormais "la directive Frankenstein", ils ne disent plus Bolkestein mais bien "Frankenstein " sur la libéralisation des services. Que les choses soient claires, est-ce qu'elle est abandonnée ou est-ce que pour l'instant elle est encore en débat ?
R- Elle est vraiment encore en débat. La preuve, c'est qu'elle va venir en débat au Sénat dans les jours prochains, donc, elle est encore d'actualité. Et c'est une directive très dangereuse, parce que c'est vraiment la mise en place de la fameuse directive de l'Organisation Mondiale du Commerce sur les commerces et les services, et la libéralisation tous azimuts.
Q- C'est la dérégulation des services.
R- Voilà.
(Source : premier-ministre, Service d'information du gouvernement, le 14 mars 2005)