Interview de M. Renaud Dutreil, ministre de la fonction publique et de la réforme de l'Etat, à France Inter le 30 mars 2005, sur le référendum sur la constitution européenne, les négociations salariales et la réforme du statut de la fonction publique.

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Média : France Inter

Texte intégral

S. Paoli - On a l'impression aujourd'hui que dans ce pays tout est fonction d'un certain climat politique lié au référendum et qu'au fond, personne, et vous notamment, le ministre de la Fonction publique, n'a les mains libres pour négocier, que le référendum pèse sur tous les enjeux politiques et sociaux. Est-ce en effet comme cela que vous percevez les choses ?
R - Il est tout à fait normal que le référendum soit au centre des préoccupations de l'ensemble des Français, parce que c'est une des clés de notre avenir. Donc on ne peut pas non plus le minimiser. C'est un enjeu extrêmement important, non seulement pour la France, mais aussi pour des centaines de millions d'Européens. Nous avons une responsabilité aussi vis-à-vis des autres pays. Il faut arrêter de regarder uniquement le nombril de la France. Nous avons une responsabilité historique, nous avons bâti l'Europe, nous avons été les constructeurs de ce formidable projet de paix et de prospérité. Cela nous conduit à assumer des responsabilités, collectivement, dans le cadre d'une démocratie. Elle vit aujourd'hui. Tant mieux. C'est important que ce référendum donne lieu à débat, qu'il y ait des "pour", qu'il y ait des "contre", qu'il y ait des arguments qui s'échangent. Et il y a un moment où les gens vont mettre un bulletin dans l'urne. A ce moment-là, ce qui est essentiel, c'est qu'ils votent bien, en répondant à la question qui leur est posée, et pas à une autre question, parce que sinon c'est un contresens et cela peut conduire à de graves conséquences. La vraie question, c'est : est-ce qu'on continue à bâtir l'Europe que depuis cinquante ans on a faite, et dont la France a été vraiment l'architecte. Avec l'Allemagne, avec l'Italie, avec quelques pays fondateurs, nous avons réalisé une chose qui était inouïe, inattendue. Jamais on n'aurait imaginé qu'on puisse réaliser en cinquante ans ce que nous avons réalisé aujourd'hui. Alors, il y a des interrogations, c'est tout à fait logique, mais il faut aussi sentir la force historique de ce mouvement européen, et ne pas le compromettre pour des difficultés qui peuvent être passagères, qui peuvent être surmontées et qui peuvent être corrigées. J'ajoute, parce que je suis ministre de la Fonction publique, que le traité qui va être soumis aux Français, c'est le premier depuis le Traité de Rome qui réaffirme le service public comme un des piliers des sociétés modernes. Donc, ce modèle français que nous avons bâti, avec la libre entreprise et avec le service public - nos deux jambes - eh bien, il est aujourd'hui inscrit dans le traité, et ça, je crois qu'il faut aussi le souligner, parce qu'on a le sentiment que c'est l'inverse. Mais non, la réalité de ce traité, c'est que le service public est consolidé et réaffirmé.
Q - Justement, s'agissant de la fonction publique, est-ce que ce référendum - on y reviendra longuement tout à l'heure sur le contenu de cette négociation d'hier soir avec votre décision unilatérale, 7 heures de négociations - mais ce référendum a-t-il aujourd'hui un prix ? Ce qui s'est passé hier soir, est-ce que c'est en partie le prix du référendum ?
R - Eh bien, je ne crois pas, parce que, pour moi, ce qui s'est passé hier soir - cette page tournée sur les négociations salariales 2005 -, c'est l'ouverture de ce qu'on attend peut-être depuis là aussi trente ou quarante ans en France, c'est-à-dire une vraie modernisation du statut de la fonction publique de notre pays. Et, c'est aujourd'hui que je dis - je ne le disais pas hier, je ne le disais pas il y a huit jours - je prépare cette réforme depuis maintenant douze mois, parce que cela fait exactement un an que je suis arrivé au ministère de la Fonction publique, nous allons en parler, au-delà des questions salariales, il y a toutes les difficultés que rencontrent aujourd'hui les fonctionnaires, et ce système très ancien, très vieux, qui est un héritage de notre pays, et qui aujourd'hui a vraiment besoin d'être modernisé, la réforme du statut de la fonction publique, fidèle à ses principes - la carrière des fonctionnaires, une position statutaire et règlementaire pour chaque fonctionnaire - mais avec la nécessité de donner un sérieux coup de neuf à tout ce qui a été accumulé depuis des années.
[Question Directe à 8h19]
Q - S'il y a aujourd'hui des marges de négociations là où il n'y en avait pas il y a quelques semaines, est-ce le prochain référendum sur la constitution européenne qui serait devenu un terrain de négociations ? Les syndicats de fonctionnaires ont obtenu la revalorisation de 0,8 % réclamé pour 2005, mais ils n'ont pas accepté de voir liées les augmentations de 2005 à un accord global pour 2006 incluant une part variable de salaire fonction du niveau de croissance en 2006. [...] Vous nous disiez juste avant 8 heures, qu'en effet le cadre politique est tel aujourd'hui que probablement il pèse sur les négociations. Mais enfin vous avez entendu aussi monsieur Aschiéri pour la FSU dire, dans le journal de 8 heures, il y a quelques minutes : "il y a un changement". Et on comprenait en effet que ce changement était lié au climat politique et à la perspective du référendum ?
R - Mais pas uniquement. Vous savez, moi, j'ai d'abord beaucoup appris, ce n'est pas facile d'être ministre de la Fonction publique, ni de négocier et je suis convaincu d'une chose, c'est qu'on ne réformera pas l'Etat contre les fonctionnaires, ni même sans les fonctionnaires. On réformera l'Etat et c'est ma volonté, c'est la volonté du Gouvernement, avec les fonctionnaires. Et donc pour réformer avec les fonctionnaires, il faut négocier, il faut discuter et il faut retrouver la confiance. Je crois que cette nuit, nous avons fait un geste qui est de nature à recréer la confiance et la confiance c'est la clé de la réforme, donc nous sommes cohérents avec notre volonté affirmée déjà depuis 2002, de réformer l'Etat, mais de le faire avec les organisations syndicales dans le cadre d'un dialogue un peu rénové. Parce qu'on est quand même dans un secteur où le dialogue social est quasi inexistant depuis 20 ans. Pas d'accords, il n'y a pas...
Q - Mais avouez, monsieur Dutreil, que c'est une situation paradoxale, vous dites : on ne peut réformer qu'avec les fonctionnaires. Or ce que vous avez décidé hier, c'est une décision unilatérale. C'est-à-dire que vous avez vous, le ministre, décidé qu'on appliquait l'augmentation en 2005 et puis les syndicats sont partis en disant : on n'est pas d'accord pour 2006 ?
R - Non, tout le monde feint de s'étonner qu'il n'y ait pas d'accord. Mais il n'y a jamais d'accord. Ce qui serait vraiment un fait nouveau, c'est qu'il y ait un accord. Or nous n'étions pas loin de l'accord. Pourquoi ? Parce que j'ai proposé des choses très innovantes. La première c'était de lier les deux années 2005-2006 et c'est intéressant pour les fonctionnaires d'avoir une vraie sécurité sur leur pouvoir d'achat, non pas sur les douze mois qui viennent, mais sur les 24 mois qui viennent. Et la deuxième innovation que j'ai faite, et elle me paraît assez forte, sur le plan politique, sur le plan des principes, c'est d'associer les fonctionnaires à la croissance économique du pays. Parce que je suis convaincu qu'aujourd'hui on ne dit pas suffisamment aux Français que les fonctionnaires, les 5 millions de fonctionnaires contribuent de façon essentielle à la réussite économique du pays. Mais il n'y a aucune manière de le faire savoir et de le faire sentir par les agents. Donc j'ai proposé qu'il y ait une partie de la rémunération qui soit indexée sur la croissance, sans risque, avec du bonus...
Q - Pour bien comprendre, monsieur Dutreil, arrêtons-nous là-dessus parce que c'est intéressant. Vous dites c'est très innovant. Pour 2006 vous garantissez aux fonctionnaires 1,1 % de revalorisation de leur salaire. Ce qui est en dessous de l'estimation de l'inflation. Donc c'est sur la part variable liée à la croissance que les syndicats se disent : mais on n'est pas du tout sûr de garantir nos salaires au niveau de la hausse de l'inflation ?
R - D'abord il faut bien rappeler que le niveau d'inflation a rarement été la norme sur laquelle s'est alignée le point indiciaire ces dernières années. Ce n'est pas du tout ça. Il faut également ajouter que beaucoup de fonctionnaires touchent plus d'argent que ce qu'indique le point indiciaire, parce qu'ils ont des primes, parce qu'ils ont de l'avancement à l'ancienneté, parce qu'ils ont différents éléments. Donc ce que je proposais pour 2006 était bien. Et d'ailleurs, il y a quatre organisations syndicales, la CFDT, l'UNSA, la CGC et la CFTC, qui ont manifesté un intérêt réel pour mes propositions. Cela prouve que dans les organisations syndicales aujourd'hui, il y a une réflexion sur la modernisation à la fois du dialogue social, de la politique salariale et au-delà sur l'architecture de la fonction publique. Parce que souvent on dit, les syndicats dans la Fonction publique, ils sont hyper conservateurs. Eh ! Bien non ! On a vu hier soir que les syndicats qui jusqu'à présent abordaient la question de façon assez traditionnelle, sont prêts à regarder les choses autrement...
Q - Vous allez reprendre sur ces bases-là ?
R - Mais moi, je suis convaincu que j'ai mis le pied dans la porte d'une modernisation qui est indispensable, mais qu'il faut faire pas à pas, parce qu'on voit bien que ce n'est pas facile en un soir de faire des changements aussi importants. En tout cas associer le traitement des fonctionnaires à la réussite du pays sur le plan économique, ça je pense que c'est quelque chose qui peut intéresser les fonctionnaires, si c'est du plus. Si c'est évidemment prendre le risque de subir les contrecoups d'un choc conjoncturel, on voit bien qu'ils peuvent très bien avoir peur. Mais en revanche, si c'est les associer une réussite meilleure que celle qui a été prévue, je ne vois pas pourquoi ils s'en plaindraient et on a vu quatre syndicats s'intéresser à cette question, ce qui est assez prometteur.
Q - Alors où sont monsieur Dutreil vos marges de manuvres ? Encore une fois, moi j'en reviens à vos propres propos, il y a quelques semaines disant : on n'a pas les moyens d'aller plus loin. Maintenant, si les syndicats avaient accepté votre proposition hier soir, c'était 2 milliards d'euros que vous mettiez sur la table, vous les prenez où ?
R - Alors la mesure que j'ai décidée hier soir, donc une augmentation de 0,8 % du point indiciaire est une mesure juste parce qu'elle va garantir à tous les fonctionnaires du pays, le maintien de leur pouvoir d'achat en 2005, peut-être même un peu plus si l'inflation est à 1,5 % ce qui est possible, c'est la prévision qui a été faite récemment et c'est une mesure raisonnable pour les finances publiques. Cela représente sur le budget 2005, 240 millions d'euros pour l'Etat. C'est une somme que nous pouvons tout à fait financer sans augmenter les impôts et sans creuser le déficit et je le dis de façon très nette. Il n'y aura pas de creusement du déficit, il n'y aura pas d'augmentation des impôts liée à cette mesure. Alors est-ce que nous finançons...
Q - Alors attendez, juste pour bien comprendre monsieur Dutreil, pourquoi vous pouvez faire ça maintenant ? Et pourquoi ne pouvait-on pas le faire avant ?
R - Parce que le contexte a changé et qu'aujourd'hui le Gouvernement souhaite s'engager de façon résolue mais négociée, dans la modernisation de la Fonction publique, voilà. Il a fait un choix, on va moderniser la Fonction publique de notre pays. Et quand on fait un tel choix - parce que ça n'a jamais été fait, depuis quand ? depuis 1946, le statut de la Fonction publique bâti par M. Thorez et le gouvernement qu'avait présidé le Général de Gaulle - quand on veut s'engager dans un pareil chantier, il faut créer les conditions de la confiance. On pourrait appeler ça une sorte d'investissement républicain. La République décide d'investir dans le changement. Et elle fait un geste parce qu'il y a derrière cette perspective, du changement. Et que s'il n'y avait pas eu cette perspective du changement, il n'y aurait peut-être pas eu ce geste. Donc je crois qu'il est vraiment important de montrer que même si nous ne sommes pas dans du donnant, donnant - on ne peut pas comparer un geste salarial sur 2005 avec une refonte de la Fonction publique française qui va se dérouler sur plusieurs années. Parce que ce n'est pas un chantier que l'on peut clore en quelques mois - il fallait, je crois, faire ce geste de la confiance retrouvée qui était la clé d'entrée dans la réforme, dans la modernisation, qui est aujourd'hui souhaitée non seulement par le Gouvernement, mais par certaines organisations syndicales et par beaucoup de fonctionnaires. Moi, je passe mon temps à rencontrer des fonctionnaires sur le terrain. La semaine dernière j'étais à Bordeaux, j'étais à Strasbourg, je discute avec les fonctionnaires, ils sont enfermés dans un carcan. La mobilité est difficile, les injustices nombreuses, très nombreuses dans cette fonction publique dont on dit qu'elle est égalitaire, pas du tout, il y a beaucoup d'injustices. Il faut réparer tout ça, il faut reconstruire tout ça, donner des perspectives aux agents...
Q - Mais il y a beaucoup d'injustice monsieur Dutreil, il y a aussi beaucoup de statuts, il y a aussi beaucoup de situations particulières. Alors quand vous dites aujourd'hui, on va réformer, on va moderniser la Fonction publique, les statuts vont-ils disparaître ? Les spécificités des uns et des autres vont-elles disparaître ? Le nombre des fonctionnaires en France parmi l'un des plus élevés en Europe sera-t-il maintenu ? Comment arriverez-vous à mettre la grande réforme en pratique ?
R - Le gouvernement est attaché aux fondamentaux du statut de la Fonction publique. C'est-à-dire les fonctionnaires sont dans une situation statutaire et réglementaire. Mais nous devons réfléchir à cette architecture, qui s'est petit à petit alourdie, chargée au fil du temps d'une complexité ahurissante. Il faut savoir que le coût de gestion de la ressource humaine de l'Etat est le double de celui de toutes les autres organisations en France. Il y a 900 corps de fonctionnaires. 900 corps de fonctionnaires. Vous avez des corps, il y a 50-60 personnes qui sont régies par un décret en conseil d'Etat, il faut à peu près 12 mois pour le modifier, ça définit le détail de leur vie quotidienne. Les agents souffrent de ce système, il faut donc essayer de le moderniser. Passer à un espace beaucoup plus vaste où les gens vont pouvoir circuler en fonction de leur mobilité volontaire, parce qu'aujourd'hui quand vous êtes dans le Loir-et-Cher à la direction de l'Equipement, qu'on vous propose une promotion dans le Nord-Pas-de-Calais, alors qu'il y a un poste qui est à 500 mètres de chez vous, à l'Agriculture. Mais vous ne pouvez pas l'avoir, parce que vous êtes dans le corps de l'Equipement et donc la seule chose qu'on va vous proposer c'est de déménager avec toute la famille à l'autre bout de la France. Est-ce que c'est moderne ça ? Est-ce qu'on ne pourrait pas aujourd'hui mettre tout ça sur la table et reconstruire quelque chose adapté à la demande des agents et à l'intérêt du pays ? J'ajoute une chose : dans les dix ans qui viennent, 50 % des fonctionnaires vont être renouvelés, c'est-à-dire que ce sont de nouvelles générations qui vont arriver. Ces jeunes, moi, je les écoute, je les entends, ils veulent à la fois le statut, ils sont attachés au statut, ils voient bien que ça représente des intérêts, mais ils veulent quelque chose de beaucoup plus moderne. Ils veulent de la formation tout au long de la vie, ils veulent de la mobilité choisie, ils veulent que leurs efforts individuels ou collectifs soient reconnus, ils veulent moins d'injustices, ils veulent un Etat moderne et c'est ça qu'il faut bâtir.
Q - Et est-ce que la modernisation - car vous allez reprendre la négociation avec les fédérations de fonctionnaires dans quelques jours - inclut forcément désormais la part variable du salaire ? Allez-vous jusqu'à ce qu'a envisagé monsieur Sarkozy, c'est-à-dire un salaire qui serait fonction de l'implication personnelle, voir des performances personnelles ? Est-ce que la modernisation passe par ces canaux-là ?
R - La rémunération des fonctionnaires, c'est d'abord le traitement qui est régi par des grilles. Et ces fameuses grilles indiciaires, elles ont beaucoup vieilli, là aussi. C'est-à-dire que vous avez des situations totalement inadmissibles. Vous avez des agents qui rentrent avec bac plus trois dans la Fonction publique au niveau du SMIC et qui vont rester à peu près trois, quatre, cinq ans, payés au SMIC. Des gens qui ont fait des études ce n'est quand même pas normal. Donc il faut travailler sur ces grilles. Ca c'est le traitement. Vous avez des fonctions qui sont différentes, si vous êtes prof en Seine-Saint-Denis, ce n'est pas la même chose que si vous êtes prof dans le 8ème arrondissement à Paris. La fonction est différente pourtant vous êtes classé de la même façon. Il faut tenir compte de la fonction et puis vous avez la troisième chose, c'est la part personnelle. Il y a des fonctionnaires qui font des efforts considérables à titre individuel, il faut que ça soit reconnu par leur employeur. Il y en a qui font des efforts à titre collectif, moi, j'étais à Arles, quand il y avait les inondations, j'ai vu à quel point les fonctionnaires de l'Etat étaient d'un dévouement immense. Ils ont travaillé sans compter. L'Etat n'est pas en mesure de leur dire merci au nom de la collectivité nationale. Parce que leur efficacité collective n'est pas prise en compte. Ce n'est pas juste. Donc il faut bien sûr garder comme fondement le traitement avec la grille, c'est une garantie de neutralité des fonctionnaires vis-à-vis du pouvoir politique. C'est notre histoire et c'est quelque chose qui a de l'avenir, mais il faut aussi donner plus d'importance à la part personnelle et à la fonction et ce sont deux étages qu'il faut bâtir en terme de rémunération.
(Source : Premier ministre, Service information du Gouvernement, le 30 mars 2005)