Texte intégral
(Intervention devant la Fondation Scindia, à New Delhi le 13 février 2004) :
Chère Madame,
Mesdames, Messieurs,
Chers Amis,
Merci beaucoup pour ces mots très aimables. Je suis naturellement très heureux d'être ici, juste après Jack Straw, avec lequel j'ai eu des discussions épineuses mais toujours très amicales au cours du dernier mois.
C'est pour moi un honneur de prendre aujourd'hui la parole devant vous, à la fondation Madhavrao Scindia.
Tout d'abord parce que Madhavrao Scindia, un homme de fidélité, un homme passionné, a marqué la vie politique indienne de son empreinte. Sa lutte pour la tolérance et l'égalité demeure dans nos mémoires. Son engagement pour la liberté et la démocratie constitue un exemple pour nous tous.
Ensuite parce que ce lieu fait vivre la mémoire de Nehru : la flamme qui brûle dans le jardin témoigne de la vitalité et de la permanence de l'esprit des hommes qui ont bâti ce pays. Tous avaient en commun une vision du monde qu'ils ont su mettre au service d'une grande ambition : l'indépendance de l'Inde.
Votre pays s'est construit sur cette ambition. Alors que le monde se divisait en deux pôles rivaux, il a voulu offrir une voie différente, fondée sur le respect des peuples et l'affirmation de leur droit à l'autodétermination. Chacun garde présent dans sa mémoire les accents de Nehru à la conférence de Bandung, appelant les pays les plus pauvres à défendre leur autonomie et à témoigner entre eux d'une solidarité sans faille. En prononçant ces paroles, il défrichait l'avenir.
Il proposait à des Etats qui refusaient à la fois le système communiste et la logique capitaliste de définir leurs propres modalités de développement : ne sommes nous pas aujourd'hui en quête d'un nouveau modèle économique, capable de prendre en compte les exigences de la croissance économique et l'impératif de justice sociale et de protection de l'environnement ?
Il insistait sur la nécessité de prendre en considération l'identité des peuples et leur diversité : n'est-ce pas aujourd'hui l'un des enjeux majeurs de notre temps, si nous voulons éviter le choc des cultures et des religions que des groupes extrémistes voudraient provoquer ?
Il refusait le statu quo et s'efforçait d'imaginer des solutions nouvelles aux grands problèmes de son temps, des équilibres différents entre les régions, des relations plus étroites entre les pays. Il n'acceptait ni la misère d'une partie de sa population, ni la fatalité, ni la résignation : c'est précisément ce dont nous avons besoin aujourd'hui. Face à un monde en pleine mutation, qui cherche sa voie, nous devons nous inspirer de son audace et de sa volonté.
Nous sommes entrés dans un monde nouveau.
La chute du mur de Berlin a mis fin à l'organisation bipolaire du monde et fait naître un espoir de liberté et de prospérité : les Etats ont gagné leur indépendance. La plupart ont adopté le modèle démocratique, qui correspond à nos valeurs politiques communes.
Nous avons tous à nous réjouir de cette évolution, qui éloigne le spectre d'un affrontement définitif entre les deux blocs. Les frontières se sont ouvertes sous la pression des peuples. Elles sont devenues synonymes d'ouverture et de dialogue.
Mais nous devons toujours avoir conscience des exigences du temps nouveau : une souveraineté retrouvée, des Etats plus nombreux, des systèmes politiques moins rigides ; tout cela peut aussi signifier le désordre, le retour des nationalismes, l'absence de règlement des problèmes régionaux, le creusement des écarts d'une partie du monde à l'autre.
La mondialisation accentue encore ces mutations. Elle offre des opportunités extraordinaires aux individus qui sont en mesure de les saisir : accès plus facile aux informations, communications plus rapides, déplacements sans entrave. Mais elle développe aussi de nouvelles formes de vulnérabilité : une crise financière peut se répercuter de Thaïlande en Russie, en passant par l'Amérique latine. Les épidémies se propagent plus vite et plus loin, qu'il s'agisse de la vache folle ou de la grippe aviaire. Donc notre destin ne se joue plus à l'abri de nos frontières, mais bien à l'échelle du monde.
Devant l'ampleur de ces bouleversements, il est indispensable de définir les nouveaux principes d'organisation du monde. L'urgence est d'autant plus grande que nous sommes confrontés à des menaces multiples.
Le terrorisme est entré dans un nouvel âge. Il ne défend plus une cause politique précise, mais récupère à son profit les revendications nationalistes ou religieuses les plus diverses. Son objectif est d'alimenter chaque jour davantage la peur, de dresser les peuples les uns contre les autres, d'ériger une barrière de haine et d'incompréhension entre les cultures et les religions. Il se greffe sur les crises régionales pour entretenir l'instabilité et le chaos.
Flexible, il sait jouer des réseaux et des outils de la mondialisation. Son organisation repose sur une nébuleuse de groupes et d'individus, d'autant plus difficiles à saisir et à appréhender. Leurs moyens de communication et de financement mêlent les technologies les plus pointues et des systèmes archaïques fondés sur le seul usage de la parole donnée.
On le pensait implanté principalement au Moyen-Orient : mais il a étendu ses ramifications à d'autres régions du monde. Nous savons que le groupe Al Qaïda recrute en Occident certains de ses terroristes. Nous savons aussi qu'il a établi des liens étroits avec les organisations situées en Asie du Sud et du Sud Est, en particulier le Lashkar-E-Tayyiba et la Jamaa Islamiyya. Il s'efforce désormais de multiplier ses relais sur le continent africain, notamment dans la région du Sahel.
L'Inde connaît le prix du combat contre le terrorisme. L'attaque contre le Parlement indien en décembre 2001, qui a visé le coeur de votre démocratie, l'a rappelé à l'ensemble de la communauté internationale. Chacun connaît votre détermination à éliminer ce fléau. La France se tient à vos côtés dans ce combat.
La prolifération des armes de destruction massive constitue une autre menace majeure pour la stabilité internationale. Elle augmente les risques de crise dans les régions les plus fragiles du monde. Elle menace de décupler le pouvoir de destruction des groupes terroristes, dont nous savons qu'ils cherchent à avoir accès à ces armes.
Les crises régionales enfin méritent l'attention de l'ensemble de la communauté internationale. Personne ne peut se résigner à l'enracinement de la violence, à la spirale des attaques et des représailles dans certaines parties du monde. Personne ne peut accepter l'impuissance. En l'absence d'un ordre international cohérent, ces crises pourraient se propager à une échelle régionale. On le voit en Afrique, où la faiblesse de certains Etats et l'ampleur des déchirures entre différentes ethnies gangrène des pays entiers. La communauté internationale ne peut plus s'accommoder de la persistance de ces plaies, qui nourrissent un profond sentiment d'injustice.
La plupart de ces crises trouvent un écho l'une avec l'autre : qui ne verrait que l'impasse dans laquelle se trouve actuellement le processus de paix israélo-palestinien fragilise la poursuite d'une solution durable en Irak ? La grande majorité des enjeux ont une dimension régionale et ne peuvent être traités à l'échelle d'un seul pays. Le règlement des problèmes dépasse le cadre étroit des frontières. Cette prise de conscience est une nécessité. Mais elle représente aussi une exigence supplémentaire : elle nous interdit de laisser de côté une crise pour une autre, un risque ici pour une menace là-bas.
Dans cet effort de définition d'un ordre nouveau, l'Inde a un rôle majeur à jouer.
En premier lieu parce qu'elle est un exemple de dynamisme et d'énergie. Votre pays est celui de la jeunesse : 33% de la population a moins de 15 ans. Vous mesurez à la fois le formidable atout et les responsabilités immenses que cela représente. Une population jeune est une garantie d'imagination, de renouvellement, d'éveil et d'espoir. Mais c'est aussi un défi majeur en termes d'éducation, de santé, de formation.
Vous avez su répondre dans des délais très courts à ces exigences : votre système de santé ne cesse de se moderniser et s'efforce de développer les techniques de soin les plus modernes. Vous êtes l'un des pays les plus avancés dans le domaine des médicaments génériques. Vos 162 universités forment des ingénieurs et des scientifiques de très haut niveau : 260.000 en sortent chaque année et constituent un réservoir précieux d'intelligence et de savoir-faire. Vous avez réussi le pari de l'autosuffisance alimentaire grâce à une révolution agricole équilibrée et maîtrisée, au moment même où votre pays dépassait le milliard d'habitants. Autant d'exemples frappants de votre capacité d'innovation et de réforme.
Forte de ce mouvement de réforme, l'Inde a su tirer profit de la mondialisation pour en devenir l'un des pivots les plus importants. Elle nous offre l'exemple d'une économie qui a su allier dynamisme et équilibre. L'année écoulée offre la double satisfaction d'un taux de croissance spectaculaire de 7,5 % et d'une maîtrise de l'inflation. Grâce à la taille et au dynamisme de son marché intérieur, elle peut se projeter avec confiance dans l'avenir.
L'Inde est désormais le premier prestataire mondial de services en technologies de l'information avec 20 % des exportations mondiales, à l'heure où les pays occidentaux connaissent une réelle pénurie de main d'oeuvre dans ce même domaine. Aujourd'hui le talent de vos informaticiens trouve à s'exercer partout à travers le monde. Les noms de Wypro ou Infosys sont devenus les symboles de la réussite technologique et économique de l'Inde dans le secteur informatique. Faisant jeu égal avec leurs concurrents américains ou européens ils contribuent chaque jour à définir les logiciels et les procédés informatiques.
Puissance scientifique, l'Inde est également aujourd'hui un acteur majeur en matière de recherche spatiale. Grâce à l'excellence de l'Indian Space Research Center elle maîtrise désormais la technologie des lanceurs et de la construction de satellites. A l'heure où l'Europe veut se donner les moyens de construire l'espace de recherche et d'excellence qu'elle a vocation à devenir, nous voulons approfondir et multiplier nos échanges avec l'Inde dans ce domaine. Votre pays va participer activement au programme Galileo, qui vise à mettre sur pied un réseau performant de communication et de guidage par satellite. La France et l'Inde coopèrent également dans le projet MEGHA-TROPIQUES, afin de mettre au point un système d'observation spatiale permettant de mieux étudier le climat tropical et d'oeuvrer pour le développement durable.
Nous pouvons nous appuyer sur ce champ d'activité pour élargir notre coopération. Dans le domaine de la formation par exemple, nos deux pays ont inauguré en janvier dernier la première cyber-université entre l'université de Toulouse et l'Indian Institute of Science de Bangalore et ont lancé un programme de bourses universitaires visant à renforcer les échanges d'étudiants entre nos deux pays. Autant de jalons pour notre travail en commun.
Cette vitalité économique s'est développée sur la base d'un profond souci de justice sociale. Face aux inégalités qui demeurent et pourraient se creuser, l'Inde a donné la priorité à la réduction de la pauvreté, à la création d'emplois et au soutien du secteur agricole. Elle a projeté son idéal de solidarité au-delà de ses frontières en participant aujourd'hui, en partenariat avec d'autres puissances technologiques, à de nombreuses coopérations qui favorisent le développement. Votre pays nous a montré que la croissance économique et le respect de l'intérêt général n'étaient pas incompatibles.
L'Europe partage cette volonté de trouver le juste équilibre entre modernisation économique et cohésion de la société, entre liberté d'entreprendre et respect des normes sociales, éthiques et environnementales qui placent l'homme au centre de la politique. En alliant l'action de l'Etat et la logique de marché nous avons parcouru, au cours de notre histoire, un chemin original que nous entendons poursuivre.
Mais l'Inde n'offre pas seulement un modèle économique. Elle constitue aussi un exemple du respect des identités culturelles.
Il s'agit d'un enjeu majeur. La mondialisation porte en effet en elle un double risque.
Le risque d'une domination de certaines formes de pensée, de certains modes de vie et d'expressions tout d'abord. La diversité des cultures, des religions, des traditions et des mémoires est une composante essentielle de la richesse de notre monde. Si nous n'y prenons garde, elle pourrait cependant disparaître un jour. Plus de la moitié des 6 000 langues parlées à travers la planète sont aujourd'hui en danger. Chaque semaine une langue disparaît, et avec elle une histoire spécifique, un regard particulier, une partie de notre patrimoine commun. Certaines traditions se perdent, faute de relais humains pour les transmettre.
Le risque d'un affrontement des identités ensuite. L'absence de respect pour ce que sont les peuples peut nourrir les revendications nationalistes ou fondamentalistes. Plus une identité se voit menacée, plus elle tend à se rétracter sur elle-même, refuse la diversité et sombre finalement dans l'affrontement. Ce sont des processus de ce type que nous avons vu à l'oeuvre dans les plus grands déchirements de l'après guerre froide, de l'explosion des Balkans au génocide rwandais.
L'Afghanistan est un autre exemple : ce pays a résisté pendant des années à l'oppression soviétique, avant de connaître les exactions du régime taliban. Il s'efforce maintenant, avec l'aide de la communauté internationale, de retrouver son unité et sa stabilité. Mais il n'y parviendra qu'en respectant la diversité de ses ethnies et en laissant chacune d'entre elles s'exprimer, et de le faire librement. La reconstruction durable de l'Afghanistan suppose de prendre en compte et de respecter les aspirations de chacune des composantes de son peuple.
Avec 18 langues officielles et plus de 1652 dialectes, l'Inde se trouve aujourd'hui aux avant-postes de la diversité culturelle. Elle témoigne que l'ouverture sur l'étranger et la préservation de ses propres racines peuvent aller de pair. Car les mouvements d'échange entre les cultures ne doivent pas conduire à éteindre la polyphonie des voix et des regards. C'est d'ailleurs une leçon de l'histoire : l'art indien puise aux confluents de civilisations multiples qui l'ont enrichi, de la statuaire gréco-bouddhique à la miniature moghole. Le président Jacques Chirac a proposé, dans le cadre de l'UNESCO, une convention internationale qui nous permettra de mieux protéger la diversité du fait culturel. Elle ne saurait se réduire à une marchandise et doit donc bénéficier de règles particulières.
Dans le creuset de sa démocratie, l'Inde a su définir une identité respectueuse des particularités de chacun. Elle abrite l'une des premières communautés musulmanes du monde, avec plus de 120 millions de fidèles. La mosaïque religieuse de l'Inde offre à chaque minorité, qu'il s'agisse des 2 millions de chrétiens, des 16 millions de Sikhs, ou encore des bouddhistes, des Jains ou des Parsis, la possibilité de faire vivre leur propre ancrage en harmonie avec l'identité indienne. Cette synthèse originale et exemplaire est difficile à atteindre. C'est un défi de chaque jour. Des heurts sont possibles, apportant leur lot de questions et de doutes. Votre pays a toujours su les surmonter. L'esprit d'unité l'emporte sur le risque de la division. Les valeurs universelles de la non-violence et de la résistance portées par le Mahatma Gandhi vous ont toujours aidé à dépasser les épreuves pour le plus grand profit de la nation indienne.
Cette capacité témoigne aussi de la vitalité de la démocratie indienne. Seule en effet l'adhésion sans réserve aux valeurs démocratiques de tolérance, de respect de l'autre, de pluralité, de liberté d'expression permet de faire exister en paix des communautés diverses. Il y a au coeur de la société indienne un vouloir vivre ensemble qui l'emporte sur toutes les tentations de repli identitaire : Il y a une foi dans l'avenir, une confiance dans les institutions démocratiques, qui effacent les tensions naturelles entre des mémoires et des croyances différentes.
Votre volonté de porter au plus haut la démocratie est sans doute le message politique le plus fort de la nation indienne. Au coeur de la nouvelle géographie mondiale se trouve en effet l'enjeu démocratique. Grâce à vous nous savons que l'immensité de la population, que la force de l'histoire et des traditions n'est pas un obstacle. L'Inde apporte la preuve que l'universalité des Droits de l'Homme est une ambition réaliste. Elle nous montre que le sécularisme de l'Etat peut se concilier avec la vigueur des identités et des croyances.
Malgré les profondes différences héritées de notre histoire respective, la France et l'Inde se retrouvent aujourd'hui autour d'un même espoir pour le monde, des mêmes principes pour le guider.
Nous avons lancé à partir de 1998 un partenariat stratégique. C'est là un atout formidable pour relever les défis du monde que nous entendons construire ensemble. Tous les sujets de préoccupation actuels sont abordés dans ce cadre : la prolifération, le renforcement de la lutte contre le terrorisme, les crises régionales. Nous nous efforçons également de répondre aux attentes indiennes en matière de développement technologique et d'autonomie énergétique. L'Inde est un continent à elle seule, qui doit approvisionner plus d'un milliard d'habitants en électricité. Il est naturel que ses partenaires les plus proches l'aident à répondre à ce défi.
L'Inde et la France défendent ensemble les mêmes principes d'organisation de la communauté internationale.
Le principe d'unité d'abord. Aucun pays ne peut assurer seul la stabilité du monde, à l'heure où les rapports de puissance se sont profondément transformés. Rien ne menace davantage aujourd'hui le fort que la détermination aveugle du faible. La terrible succession des attentats terroristes, en Inde, en Irak, au Pakistan, en Afghanistan et tout récemment encore en Russie montrent que des groupes extrémistes peuvent entretenir un climat de peur et une instabilité durable. Pour faire face à cette nouvelle donne, l'unité de la communauté internationale est le meilleur gage d'efficacité. Elle donne à notre action une légitimité qui lui garantit dans la durée le soutien des peuples. La lutte contre le terrorisme implique la coopération étroite de tous les pays au niveau policier, mais également judiciaire, afin de venir à bout des trafics illégaux qui peuvent alimenter les réseaux terroristes. Pour couper la route du terrorisme, la communauté internationale doit s'attaquer aux racines de la frustration et du sentiment d'injustice qui prospère dans toutes les régions en crise.
Cette conviction commune, nous voulons la défendre ensemble dans les instances multilatérales. C'est pourquoi la France soutient aux Nations unies le projet indien d'une convention internationale sur le terrorisme. Elle apportera un moyen utile pour traiter ce problème. D'autre part, dans le cadre du groupe de travail franco-indien sur le terrorisme international, nous développons également notre coopération opérationnelle pour renforcer l'efficacité de la lutte contre les réseaux. Cet engagement est indispensable, dès lors que les ramifications terroristes gagnent en ampleur et trouvent désormais des relais sur des continents éloignés.
Le principe de solidarité est au coeur de notre engagement commun en faveur du développement. Si nous voulons lutter contre la pauvreté, la montée des inégalités et la dégradation de l'environnement, nous devons mobiliser toutes les énergies. L'Inde et la France peuvent apporter des réponses décisives à ces défis par la prévention des catastrophes naturelles, le développement de nouvelles techniques médicales ou notre coopération destinée à la recherche d'une meilleure gestion des ressources en eau. Nous mettons ainsi en place avec l'Inde des moyens satellitaires pour lutter contre les phénomènes climatiques violents. Nous avons également décidé d'installer, en Iran, dans la région de Bam, un module de télé-médecine qui permettra de venir en aide aux victimes du séisme. L'Inde a prouvé, lors du dernier Forum social international qui se déroulait à Bombay, qu'elle est au coeur des réflexions engagées en faveur d'une mondialisation plus juste
Le principe de la responsabilité collective est à la base de notre action. Aujourd'hui partager ensemble la responsabilité est essentiel aussi bien pour maîtriser les défis du développement durable que pour régler les tensions internationales et les conflits.
On le voit dans les crises de prolifération. La communauté internationale a besoin d'un arbitre impartial pour évaluer les risques et apporter des solutions. L'initiative prise par l'Allemagne, le Royaume-Uni et la France en Iran a été lancée sur la base des inquiétudes manifestées dans les rapports de l'Agence internationale de l'énergie atomique. Nos trois pays ont alors décidé de proposer un plan de sortie de crise aux autorités iraniennes. Rien n'aurait été possible sans l'aide constante de l'AIEA, qui a apporté son expertise et sa légitimité à notre action. Nous faisons toute confiance à ses inspecteurs pour mener à bien la tâche qui leur a été confiée.
On le voit aussi en Irak. Nous ne progresserons dans la voie du rétablissement de la souveraineté irakienne et du développement économique du pays qu'avec l'aide des Nations unies. Cela suppose naturellement d'assurer la sécurité de ses représentants. Mais également que la voix du Conseil de sécurité soit pleinement écoutée et que ses recommandations soient prises en compte. A ces conditions, l'ensemble de la communauté internationale pourra apporter sa légitimité et son soutien concret à la reconstruction la plus rapide possible du pays.
Mais pour demeurer efficace, le système multilatéral doit s'adapter et mieux refléter les équilibres de puissance dans le monde. Dans cette nouvelle gouvernance internationale que nous appelons tous de nos voeux, l'Inde a vocation à jouer un rôle majeur.
Il nous faut tout d'abord forger des instruments afin de mieux maîtriser la mondialisation et ses conséquences économiques, sociales et environnementales.
L'ampleur des défis et la complexité des enjeux appellent la création d'un nouvel organe de coordination et d'impulsion. Pour répondre à ce besoin, la France propose la création d'un Conseil de sécurité économique et social, garant de l'intérêt général. Dans le domaine économique, l'Organisation mondiale du commerce reste la clé d'une approche démocratique et équilibrée de la mondialisation économique. Ses règles doivent toutefois être adaptées pour faire travailler efficacement et sur un pied d'égalité 150 pays différents. Les regroupements régionaux et les concertations préalables constituent un moyen d'améliorer la préparation de ces négociations.
Nous devons ensuite donner aux organisations internationales des moyens plus efficaces pour prévenir les crises en gestation et apporter la paix aux régions déchirées par les conflits.
Le Conseil de sécurité a la responsabilité principale du maintien de la paix : il doit donc voir son autorité renforcée pour être plus efficace. Lui seul a la légitimité nécessaire pour autoriser et encadrer le recours à la force. La France et l'Inde croient au respect du droit et à sa primauté sur la force, qu'elle soit unilatérale ou préventive. Confrontés à des menaces nouvelles, les Etats doivent pouvoir compter sur une capacité d'anticipation et d'action accrue de la part du Conseil, dont les outils doivent être rénovés.
La France a notamment proposé la création d'un corps permanent d'inspecteurs du désarmement, qui fournirait une capacité permanente d'analyse et d'élimination des programmes clandestins en cas de besoin. Elle suggère également que le Conseil de Sécurité se réunisse au plus haut niveau pour étudier les moyens de renforcer les instruments de lutte contre la prolifération : amélioration des outils multilatéraux, réévaluation des règles des régimes de fournisseurs, création si nécessaire de nouveaux outils, prise en compte des exigences de sécurité régionale. Dans le domaine de la lutte contre le terrorisme, nous avons été à l'origine de la réunion du Conseil de sécurité du 20 janvier 2002, qui a soutenu l'idée d'une coopération plus étroite et d'une amélioration de l'aide technique aux Etats les plus faibles.
Enfin, la légitimité du Conseil est une condition de son efficacité. C'est pourquoi il nous faut réfléchir au meilleur moyen d'accroître la représentativité du Conseil, notamment en élargissant le nombre de sièges permanents. La France, vous le savez, soutient de longue date la candidature de l'Inde à un siège de membre permanent au Conseil de sécurité des Nations unies. Nous avons la conviction que l'Inde est une puissance à vocation mondiale. Elle en apporte chaque jour la preuve avec un sens accru de ses responsabilités. La main de l'amitié tendue au Pakistan par le Premier ministre indien en avril dernier est un geste courageux et noble. Un geste fondateur qui a permis la reprise du dialogue politique entre ces deux pays. Aux yeux de la France, c'est le symbole d'une Inde sûre et confiante, déterminée à tracer son destin et à faire entendre sa voix dans le monde.
Mais la réforme des organes multilatéraux n'est pas qu'une affaire d'instruments. Il s'agit aussi de changer nos méthodes, de faire preuve de davantage d'audace et d'imagination. Il est naturel par exemple que les Etats les plus concernés par une crise régionale, tout en s'appuyant sur les enceintes légitimes, s'engagent davantage dans la définition d'une voie de sortie. C'est le cas pour la Corée du Nord : les Etats-Unis, la Russie et la Chine, avec l'appui de la Corée du Sud et du Japon, s'efforcent de trouver un règlement durable à la crise actuelle. Nous leur apportons tout notre soutien.
Mesdames, Messieurs,
Chers Amis,
Ce n'est pas un hasard si j'ai choisi d'évoquer cette nouvelle architecture internationale à New Delhi, dans la capitale de l'Inde. J'ai en effet la ferme conviction que l'Inde est déjà au cur du nouveau système international qui se met en place. J'ai voulu m'exprimer ici parce que je sais que nos deux pays partagent une vision commune, celle d'un monde multipolaire dans lequel le respect du droit et la force des institutions multilatérales sont essentiels.
L'affirmation de l'Inde sur la scène internationale est, pour la France, un signe d'espoir. La force de cet espoir est portée par la conviction que, unis, nous pourrons relever les défis de ce monde et écrire une nouvelle page de notre histoire commune.
Je formule le voeu que la France, l'Europe et l'Inde, fidèles à leurs combats en faveur de la liberté, continuent de travailler à l'émergence d'un monde libéré de la peur et de l'oppression. Nous en avons la capacité. Nous en avons le devoir.
Merci beaucoup.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 19 février 2004)
(Réponses à des questions devant la Fondation Scindia, à New Delhi le 13 février 2004) :
Q - Vous vous êtes livré à une analyse, succincte mais pleine de discernement, du rôle des Nations unies, alors que dans toute votre conférence il n'y a eu qu'une référence, faite au passage, au rôle des Etats-Unis. Ma question, Monsieur le Ministre, est la suivante : pensez-vous que le principe de sécurité collective énoncé par la Charte des Nations unies s'est effondré à la suite de l'invasion de l'Irak par les Américains ? Si oui, par quoi le remplacer ? Si vous ne le pensez pas, comment prouver que tel n'est pas le cas ?
R - Si l'on considère la dernière décennie, celle-ci témoigne d'une capacité croissante des Nations Unies à résoudre les crises et à répondre aux grands défis de notre monde. Si l'on prend le terrorisme, la prolifération, les problèmes d'environnement ou le problème de la justice, on voit que la crédibilité des Nations unies n'a cessé de croître d'année en année. Certes, l'Irak a été une épreuve, mais, si l'on jette un regard en arrière, on s'apercevra facilement que cela confère plus de crédibilité au système des Nations unies. La communauté mondiale dispose, de toute évidence, d'une plus grande capacité de faire face aux situations difficiles que nous connaissons de nos jours.
Prenons l'exemple de l'Irak : qu'avions-nous décidé lorsque nous débattions de la résolution 1441 ? Nous avions décidé de mettre en place des inspecteurs qui devaient être le bras actif et l'oeil de la communauté internationale en Irak. Qui mieux que ces inspecteurs pouvait nous dire ce qui était en cours en Irak et ce qui s'y passait au début de 2003 ? Dans chacun de leurs rapports, ils nous disaient ce qui se passait dans ce pays et ils nous adressaient un message : oui, il se passait quelque chose en Irak ; oui, ils étaient en mesure d'évaluer la situation réelle de ce pays et ils étaient prêts à y agir lorsqu'ils se sont mis à réclamer la destruction des missiles Al Samoud.
Pour être légitime, la communauté internationale doit être unie. Pour être efficace, elle doit aussi être unie. Cela signifie qu'il est nécessaire que la communauté mondiale se rassemble, et l'un des combats les plus difficiles que nous ayons connus au cours de tous ces mois a été d'obtenir un vote unanime en faveur de la résolution 1441, de la part de tous les pays, y compris la Syrie au titre du monde arabe.
Par la suite, lorsque nous avons débattu des résolutions 1483 et 1511, nous avons décidé qu'il était très important aussi de parvenir à l'unanimité. Certes, la guerre a eu lieu en Irak, mais à présent nous devons y retourner et travailler ensemble. Il n'y a pas d'autre issue à cette situation difficile. Nous savons que si un pays peut gagner seul une guerre, aucun pays ne peut à lui seul gagner la paix. Nous avons besoin des Nations unies, nous avons besoin que les Nations unies nous apportent légitimité et efficacité, et nous soutenons la décision qu'a prise le Secrétaire général Kofi Annan de dépêcher une mission en Irak afin d'évaluer la situation et les problèmes politiques qui se posent, si nous voulons que le processus politique soit le meilleur possible.
Bien sûr, nous devrons tenir compte de la résolution 1511, nous devrons tenir compte de l'accord du 15 novembre entre l'Autorité provisoire de la coalition et les diverses parties du Conseil de gouvernement irakien, mais nous devrons aussi faire en sorte que ce processus soit le meilleur possible, le plus démocratique, et je pense que les Nations unies nous en apportent la garantie, si l'on veut avoir toutes les chances de l'emporter face aux difficiles défis du monde actuel.
Or il faut bien voir que nous n'avons pas affronté de pareilles difficultés depuis plusieurs décennies. Le monde a évidemment changé. Avant 1989, avant la chute du mur de Berlin, nous vivions dans un monde différent, avec deux blocs qui se faisaient face et un mécanisme qui était celui de la dissuasion. Aujourd'hui, il n'y a plus rien de tel. Certes, nous avons la dissuasion nucléaire, mais nous n'avons plus ces deux blocs. Nous devrions prendre bien soin d'éviter de commettre un certain nombre d'erreurs susceptibles de recréer cette logique des blocs, d'un monde bipolaire qui ne serait plus partagé entre Est et Ouest mais entre Nord et Sud, entre chrétiens et musulmans. Si vous voulons éviter cela, il faut que la communauté internationale soit unie dans l'action. Où le faire mieux qu'aux Nations unies ? Un monde unipolaire est un monde qui ne peut être conforté que par la force ; c'est un monde qui peut être très fragile. Nous avons besoin d'une approche collective de la sécurité dans ce monde nouveau, nous avons besoin d'institutions multilatérales, nous avons besoin du soutien des Nations unies, et je pense que c'est exactement ce que nous nous efforçons de faire aujourd'hui. Nous devons travailler tous ensemble, et les Nations unies constituent pour cela le meilleur cadre.
Q - Monsieur le Ministre, votre conception d'une société mondiale saine et harmonieuse est une idée qui est chérie depuis fort longtemps en Inde. En ma qualité de premier président du Forum indo-français, je suis convaincu que la France et l'Inde peuvent jouer un rôle majeur dans ce domaine. Il existe un aspect sur lequel j'aimerais connaître votre sentiment, Monsieur le Ministre. Vous avez parlé des obligations politiques et des devoirs de la société mondiale mais, outre le terrorisme, l'un des plus grands problèmes qui se pose à l'humanité est le fait que sur les six milliards d'êtres humains que compte la planète, plus de deux milliards vivent en deçà du seuil de pauvreté, en deçà de ce qui est nécessaire pour mener une existence décente. Or, si nous voulons vivre un jour dans une société mondiale saine et harmonieuse, tous nos projets politiques risquent d'échouer pour peu que nous ne soyons pas capables de traiter ce problème de la pauvreté dans un avenir prévisible et d'éliminer la pauvreté dans de grandes parties du monde. Pourriez-vous nous préciser comment vous envisagez cette transformation économique ?
R - Vous venez de mentionner un défi qui est assurément le plus ardu pour notre monde. Si l'on observe les décennies passées, on constate que durant de nombreuses années cette question des relations Nord-Sud était quasiment un sujet tabou ; jusqu'aux années 1960 et 1970, personne ne posait cette grave question car il y avait l'idée que la logique du capitalisme, la logique de notre système économique apporterait d'elle-même la bonne réponse.
De nos jours, nous constatons que la réponse n'est pas si facile que cela, que nous devons apporter à ce problème une réponse collective et que nous n'y parviendrons que si nous avons la volonté de nous organiser pour la trouver. Le problème de la pauvreté est également à l'origine des nombreuses maladies que l'on trouve dans un très grand nombre de pays. Prenons l'exemple du sida en Afrique : quel incroyable défi ! L'Inde a mené le combat des médicaments génériques, combat qui est actuellement celui du Brésil, et je pense que la prise de conscience d'un grand pays comme l'Inde, d'un pays comme le Brésil, d'un pays comme l'Afrique du Sud, peut nous aider à définir ce que nous devons faire et le prix à payer dans cette lutte contre la pauvreté.
J'ai été surpris, non, je ne dirais pas surpris mais ravi de voir le président brésilien Lula prendre l'initiative d'un sommet à Genève, demander au président Chirac, au président chilien et au Secrétaire général des Nations unies d'organiser une réunion spécialement consacrée au problème de la faim dans le monde. Ce sont là des problèmes que nous nous devons de traiter. Ces problèmes, nous nous sommes battus pour qu'ils s'inscrivent au coeur même des préoccupations de la communauté internationale, à Monterrey, à Kananaskis, au Sommet de Johannesburg, au Sommet d'Evian du G-8 où le président Chirac a décidé de placer au centre des débats les grands problèmes de l'Afrique, le problème de la faim dans les pays du Sud.
Nous devons trouver une solution propre à ces problèmes, c'est la raison pour laquelle je propose que les Nations unies se dotent d'un Conseil de sécurité spécifique pour les problèmes économiques et sociaux. En l'absence de cadre approprié, nous ne pourrons pas traiter ces questions. C'est aussi un des problèmes qui se sont posés au sein de l'Union européenne, pour l'agriculture par exemple. Nous avons fait des propositions très fortes sur la manière de traiter ces problèmes, en Afrique par exemple. Nous avons besoin d'une responsabilité collective, et je pense que nos deux pays peuvent jouer un rôle particulier en ce sens.
Q - Monsieur le Ministre, vous avez dit que l'une des causes du terrorisme réside dans le sentiment qu'ont certains peuples d'une menace contre leur identité. Le seul moyen, me semble-t-il, de l'éviter, consiste à réduire cette menace. Or, dans le même temps, on constate que dans le monde actuel, dans le domaine de l'économie, les identités nationales ne cessent d'être menacées, et que certains cherchent à accélérer une mondialisation qui, en fait, se ramène à réduire les identités nationales. Cela se produit aussi alors que plus d'une centaine de pays tentent de trouver leur identité nationale et connaissent depuis la seconde moitié du XXème siècle le processus d'édification que les nations d'Europe ont connu beaucoup plus tôt ; or tout cela se trouve submergé par une mondialisation qui réclame la suppression de barrières nécessaires. Si l'on agit dans ce sens, sur quel type de société débouchera-t-on, et si cela se fait, n'est-ce pas le meilleur des terrains pour les terroristes ? Si l'on veut éviter cela, n'importe-t-il pas avant tout, pour satisfaire les besoins des pays dominants, de prendre acte des changements qui sont réclamés ?
R - Tout le défi de la mondialisation consiste à savoir comment intégrer des pays différents dotés de structures différentes et placés dans des situations différentes, en vue de leur action commune au sein de notre société internationale. Cela implique un mode de pensée très spécifique en matière de gouvernement mondial. Je pense que nous devons réfléchir à cette nouvelle architecture du monde car si nous voulons apporter une réponse à ces questions il importe de faire en sorte qu'il s'agisse d'une approche universelle.
La première des réponses au terrorisme est toutefois la réponse que nous pouvons apporter aux crises régionales. Si l'on prend le Proche-Orient, comment pourrait-on penser qu'il peut exister deux sortes de justice ? Il n'existe qu'une seule façon d'aborder le problème, celle qui montre que nous sommes réellement concernés par les problèmes de cette région. Si nous ne cherchons pas à résoudre les conflits arabo-israéliens, nous ne ferons pas la preuve de notre détermination à aller de l'avant. Il nous faut donc une approche globale dans laquelle nous devons nous efforcer de résoudre ces questions.
Je pense que la communauté internationale se trouve dans une situation où tous les pays, même très petits comme en Afrique, sont liés entre eux. On le voit, par exemple, avec la question du terrorisme en Irlande et en Colombie, on constate qu'il y a des liens, des individus qui travaillent ensemble. Le terrorisme présente un aspect opportuniste qui établit un lien entre les problèmes planétaires et les problèmes locaux, c'est la capacité qu'il a de créer des liens et de recourir aussi bien aux technologies les plus avancées qu'aux systèmes les plus archaïques. Prenons l'exemple du 11 septembre : on y trouve à la fois l'aptitude à piloter un avion et à se servir d'un cutter. C'est ce qui rend la lutte contre le terrorisme si difficile. Sans approche globale, on ne pourra jamais répondre à la question de savoir pourquoi des gens instruits venus de n'importe quel pays, d'Orient ou d'Occident, décident un beau jour d'opter pour le terrorisme. Or on doit y répondre, et je pense que le coeur du problème tient à une question d'identité et que s'il n'existe pas d'issue, pas d'espoir dans bien des pays, il sera possible d'y recruter un grand nombre de terroristes.
Le désespoir est un facteur que nous devons prendre en compte, ce désespoir que l'on constate au Proche-Orient ou en Afrique. Si l'on ne trouve pas de moyen d'aller de l'avant, cela débouche sur le recours à la violence. La capacité du monde occidental à résoudre les conflits de ce type ne peut résider que dans des solutions collectives. Cela dit, il nous faut agir ; en ce sens, nous pensons que l'analyse des Etats-Unis était évidemment bonne. Nous ne pouvons pas accepter le statu quo. Le tout est de savoir quel type de réponse est adapté à la situation, et c'est là que les avis divergent : nous pensons que seule l'approche multilatérale est de nature à déboucher sur les bonnes réponses. Quelle que soit la région, le Proche-Orient par exemple, où l'on voit le terrorisme gagner en ampleur, si l'on veut trouver la bonne solution, la clef en est évidemment la souveraineté.
Nous voyons en effet se combiner aujourd'hui intérêt national, islamisme et un terrorisme international qui a choisi l'Irak pour champ de bataille afin de démontrer sa force et sa capacité à faire face aux pays les plus puissants du monde. Nous avons besoin de résultats, c'est pourquoi nous devons agir ensemble et, bien entendu, réfléchir à ce système mondial, veiller à faire en sorte qu'il y ait une autre répartition du pouvoir dans le monde. C'est là que, me semble-t-il, les préoccupations sur la pauvreté, la faim et la maladie dans le monde sont au nombre des plus importantes. Nous devons prendre conscience du fait qu'il existe de nos jours des problèmes planétaires, que les Etats-nations ne peuvent pas résoudre le problème de la faim ou celui du sida. Dans ces domaines, nous avons besoin d'une capacité mondiale collective, nous avons besoin d'un nouveau type d'organisation dans lequel nous conjuguerions nos capacités pour faire face à ces défis et y répondre.
Q - Personnellement, je pense que les Nations unies ont échoué. J'ai écouté vos discours au Conseil de sécurité, lorsque vous aviez dit aux Américains et aux Britanniques de ne pas y aller ; ils ont pourtant décidé de le faire, que vous soyez d'accord ou non et quoi que disent les Nations unies. Je pense que les Nations unies ont échoué et je ne crois pas qu'elles puissent résoudre quoi que ce soit. On ne fait qu'y discuter alors que les Etats-Unis font ce qu'ils veulent. A ce jour, nous n'avons toujours pas vu d'armes de destruction massive. On a vu Saddam en prison, mais on n'a pas vu d'armes de destruction massive, et je ne pense pas que nous en verrons sauf si quelqu'un les installe sur le terrain. On parle du monde ; il se peut que nous ne soyons pas aussi puissants que les Américains mais nous avons aussi notre fierté. Nous n'aimerions pas qu'ils nous envahissent avec tout leur arsenal. Je voudrais vous interroger sur l'OTAN. C'est une force qui avait été mise en place pour défendre l'Europe face aux Russes. Elle a aussi été envoyée en Yougoslavie. Pour quelle raison la France et l'Allemagne pensent-elles aujourd'hui à créer une force européenne pour contrebalancer l'OTAN ? Pouvez-vous nous dire, en toute franchise, que c'est parce que vous avez peur de l'Amérique, ou avez-vous une autre idée en tête ?
R - En ce qui concerne la première partie de votre question, vous dites la même chose que moi mais différemment. Je pense qu'il faut prendre en compte le fait que l'Histoire ne s'est pas faite en un seul chapitre ou en un seul jour, et c'est pourquoi je ne crois pas que les Nations unies aient échoué en Irak. Pourquoi ? Parce qu'il s'agit seulement du premier chapitre. Lorsque les Nations unies défendent des principes, on peut échouer le lundi, mais si le principe que l'on a défendu le lundi l'emporte le mardi, le mercredi, le jeudi, le vendredi, alors vous êtes gagnant parce que votre principe est plus fort et que le recours à la force en tant que moyen d'organiser la société mondiale se révèle manifestement aujourd'hui ne pas être la bonne réponse.
Nous devons réfléchir par avance à la manière dont nous allons faire la paix dans un pays, et c'est pourquoi nous nous efforçons de penser autrement, parce que de la comparaison peut surgir la lumière. Comparez la situation en Afghanistan et la situation en Irak, c'est très intéressant. En Afghanistan, nous avons décidé tous ensemble de recourir à la force, après le 11 septembre, avec le soutien de la communauté mondiale, sur la base d'une décision des Nations unies. Que se passe-t-il aujourd'hui ? On voit aujourd'hui apparaître en Afghanistan une idée nationale, un sentiment national, car au bout de vingt années de guerre civile les Afghans sentent effectivement qu'ils ont un avenir commun. De ce fait, la situation s'améliore de jour en jour.
En Irak, que se passe-t-il ? La guerre ne peut, d'un jour à l'autre, créer un sentiment, créer un consensus, et nous luttons pour maintenir l'unité de l'Irak, pour maintenir entre les Chiites, les Kurdes, les Sunnites une capacité de vivre ensemble malgré tout. Quelle incitation y a-t-il à entretenir un sentiment national ? Nous devons nous y employer. C'est là la responsabilité de la communauté mondiale, mais ce n'est pas chose facile car, au départ, il n'existe pas de consensus, il n'y a pas de décision collective de la communauté mondiale. Je pense donc qu'il est très important de comprendre que la gestion des crises de notre époque et de la situation mondiale doit s'inscrire dans ce processus. Pourquoi croyez-vous que nous demandons aujourd'hui aux Nations unies de nous conseiller en Irak ? Parce qu'elles ont échoué ? Non. Défendre des principes rend plus fort, même si l'on peut parfois avoir le sentiment de ne pas faire de son mieux ou de ne pas être écouté. Lorsque l'on élève un enfant, avec amour bien entendu, ce n'est pas parce qu'un jour il ne vous écoute pas qu'il ne vous aime pas, et si le lendemain il vient vous voir pour vous dire que vous aviez raison, c'est le meilleur des dénouements possibles.
En ce qui concerne l'OTAN, nous devons prendre la mesure de la difficulté de notre engagement. Comprenons-nous bien. Nous vivons dans un monde très dangereux, plus dangereux qu'il y a dix ans. Face à un monde dangereux, on a besoin de tous, non pas assis dans l'expectative mais debout et prêts à lutter collectivement pour les principes et les idées qui sont les nôtres. Pour ce qui est de la mise sur pied d'une défense européenne par la France, l'Allemagne et le Royaume-Uni, avec nos autres homologues, c'est une question de responsabilité, de volonté de jouer notre rôle, d'assumer notre part du fardeau de la défense de notre indépendance. Cela s'inscrit dans le cadre du nouvel ordre dans lequel nous vivons. Dans notre monde, il n'existe pas de réponse unique, car si on n'en a qu'une seule, il y aura toujours quelqu'un en face qui viendra vous dire que vous avez tort. On retombe alors dans la logique des blocs. Nous avons eu l'Est et l'Ouest ; voulons-nous avoir demain le monde chrétien et le monde musulman, l'Orient et l'Occident, divisés entre ennemis et amis ? Ce n'est pas dans ce monde-là que nous voulons vivre. Nous avons besoin de diversité, de responsabilité, mais aussi d'unité. C'est précisément en vue de ce monde-là qu'agissent la France, l'Allemagne et le Royaume-Uni.
Q - Monsieur le Ministre, nous sommes heureux de vous souhaiter la bienvenue dans ce pays que vous avez connu il y a de cela bien des années, si j'ai bonne mémoire. Vous avez beaucoup d'amis dans cette salle, dans ce pays et dans tout le Tiers Monde, en Afrique comme en Asie, où vous êtes très présent grâce à la télévision. Vous avez eu à répondre à des questions choisies émanant de personnalités distinguées comme mon ami Ghare Khan qui vous a interrogé sur l'Irak, sur la guerre, sur les Etats-Unis, sur la réaction qui a été la vôtre à l'époque et sur ce que vous avez fait alors, mais ce qui nous intéresse, c'est de savoir ce que vous faites aujourd'hui, non ce que vous avez fait à l'époque, et là, Monsieur le Ministre, j'ai le regret de constater que vous n'y avez pas vraiment répondu. Je comprends que la diplomatie a ses contraintes. Ensuite, le docteur Karan Singh vous a interrogé sur la lutte contre le sida, l'initiative du président Lula, mais la question qui se pose est de savoir ce que va faire l'Occident pour ces deux milliards de personnes : allez-vous les laisser aux mains d'un capitalisme plus effréné que jamais ou allez-vous agir autrement, quelle est votre contribution à ce problème en termes financiers, etc. Quant au docteur Farukh Abdullah, ses propos sont toujours intéressants à écouter car il n'est pas homme à tourner autour du pot. Pour ce qui est des Nations unies et du désastre absolument tragique qu'elles ont subi en Irak, n'est-ce pas dû au fait qu'elles ont perdu leur neutralité morale et qu'elles ne sont plus protégées par un bouclier comme au temps de Hammarskjoeld ? Même si la forteresse de Bam est tombée, un autre foyer de résistance se manifeste en Irak. Vous parlez de "communauté mondiale" ; pour nous tous, c'est une nouveauté, une expression que tout le monde s'est mis à employer, même nos amis allemands. Si vous voulez rassembler les pays de bonne volonté, s'agit-il des seuls Occidentaux ou bien aussi des pays d'Afrique et d'Asie ?
Le modérateur - Merci pour votre intervention, Monsieur Gill. Je crains que notre hôte ne puisse pas répondre à toutes les questions que vous avez évoquées : il nous faudrait pour cela une deuxième conférence Madhavrao Scindia. Pouvez-vous simplement répondre à certains points : avez-vous fait preuve de tact à l'égard des Etats-Unis, et les choses ont-elles mal tourné parce que les Etats-Unis n'étaient pas disposés à entendre l'avis de la communauté mondiale ?
R - Je pense que l'on doit tenir compte de la complexité de la situation en Irak. Il est évident qu'il n'existe pas de réponse unique. En présence d'une situation complexe, on opère des choix, et la résolution 1441 a été un choix de la communauté mondiale. Un autre choix consistait à tenter d'aller plus vite en recourant à la force : ce n'était pas le nôtre. Mais vous avez raison quand vous dites que c'est le passé, je suis de votre avis. Tournons-nous à présent vers l'avenir. Quel est, actuellement, l'avenir de l'Irak ? Le facteur crucial, c'est la souveraineté : si l'on n'écoute pas les Irakiens, si on ne leur donne pas la possibilité de décider par eux-mêmes, on fait fausse route. C'est là que nous estimons que l'essentiel est de faire en sorte que le processus - processus qui ne va certes pas sans risque, en fonction de ce que proposera la mission des Nations unies -, aboutisse le plus vite possible à la reconnaissance de la souveraineté de l'Irak.
Nous avons proposé, la France de même que d'autres pays, d'organiser éventuellement une conférence internationale. Pourquoi ? Si l'on veut réussir en Irak, le facteur-clef est la souveraineté. Il y a un deuxième facteur important, c'est de s'assurer que tous les pays voisins agissent dans le même sens. Il faut que l'Iran, que la Syrie, que la Turquie, que tous les pays du monde arabe agissent dans le même sens. Si on ne leur demande pas de se joindre aux pays qui vont soutenir cette solution, il nous sera très difficile de convaincre qui que ce soit que ce que nous faisons est bon. Il faut aussi que la communauté internationale accorde une légitimité à ce processus, et c'est là qu'une conférence internationale peut se révéler très utile en termes de sécurité de la région, en termes de capacité des différentes composantes de la société irakienne à agir de concert à l'avenir, en termes de suivi du processus. Il est évident que si un gouvernement provisoire est mis en place d'ici à l'été, il faudra qu'il y ait aussi tout un processus électoral, ce qui prendra davantage de temps. La résolution 1511 parlait de la fin de l'année 2005. Je tiens donc à ce que vous preniez clairement conscience du fait qu'il s'agit de processus qui sont longs, qui prennent du temps, mais qu'il est très important d'aller dans la bonne direction. Si l'on manque cette occasion de rassembler la communauté internationale, on manquera l'occasion d'aller dans la bonne direction.
Un autre aspect que je trouve aussi très important, est de ne pas considérer ce monde nouveau avec les yeux du vieux monde. Nous vivons, je le redis, dans un monde différent. Je regrette de ne pas avoir été interrogé par la jeunesse de votre pays. Cela me paraît important car, je l'ai dit dans mon intervention, un tiers de la population de votre pays est âgé de moins de quinze ans. Ces jeunes ne vont pas nous questionner sur le vieux monde dans lequel nous avons vécu mais sur le monde nouveau que nous voulons bâtir, et je crois qu'il importe de voir ce monde nouveau d'un oeil neuf, sans scepticisme, sans amertume, mais avec enthousiasme ; c'est peut-être ce qui manque dans de nombreuses parties du monde. Il ne faut pas nous dire que ce que nous voyons aujourd'hui, nous l'avons déjà vu, qu'il n'y a pas d'espoir, que l'on ne peut que rester inactifs pendant que d'autres agissent. Non, nous avons des responsabilités propres dans ce monde nouveau et nous devons nous efforcer de faire en sorte que chacun agisse de toutes ses forces.
L'une des difficultés de la scène internationale réside dans le fait que de nombreux pays et de nombreuses personnes dans le monde ont le sentiment de ne pas y avoir de place, de n'avoir aucun moyen d'influer sur les affaires du monde. Or la démocratie, qui a évidemment une très grande importance dans chacun de nos Etats-nations, en a aussi au niveau de la communauté mondiale, et c'est là le plus grand défi de notre siècle. Sommes-nous capables d'inventer une démocratie mondiale ? Nous savons le faire à l'échelle des Etats-nations.
En Europe, nous nous sommes engagés dans la plus incroyable des aventures : chercher à créer une démocratie européenne, non pas au niveau du Royaume-Uni, de la France ou de l'Allemagne, mais à vingt-cinq, et demain à vingt-sept. C'est cela que nous devons envisager, non le monde tel qu'il était au temps de Tarzan, ou encore au XIXème siècle, lorsque le plus gros n'avait qu'à avaler le plus petit. Ce n'est pas dans ce monde-là que nous pourrons lutter contre la faim. Nous avons besoin d'un monde différent. Pour cela, nous devons faire en sorte que soient mis en place des systèmes nouveaux pour que tous, les habitants de la Zambie, ceux de la Namibie, ceux de l'Extrême-Orient, fassent partie de ce même monde dont nous parlons. Je crois qu'il importe de considérer ce monde nouveau avec l'enthousiasme que nous constatons lorsque nous nous rendons dans des universités. Les gens attendent des réponses, ils ne se contentent pas de chercher à savoir qui est le gagnant ou qui est le perdant. Nous serons tous gagnants ou tous perdants. Nous sommes au début d'une prise de conscience internationale de la nécessité d'une certaine révolution, non pas une révolution violente, bien sûr, mais une révolution pacifique, une révolution des esprits.
Je vous remercie.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 23 février 2004)
Chère Madame,
Mesdames, Messieurs,
Chers Amis,
Merci beaucoup pour ces mots très aimables. Je suis naturellement très heureux d'être ici, juste après Jack Straw, avec lequel j'ai eu des discussions épineuses mais toujours très amicales au cours du dernier mois.
C'est pour moi un honneur de prendre aujourd'hui la parole devant vous, à la fondation Madhavrao Scindia.
Tout d'abord parce que Madhavrao Scindia, un homme de fidélité, un homme passionné, a marqué la vie politique indienne de son empreinte. Sa lutte pour la tolérance et l'égalité demeure dans nos mémoires. Son engagement pour la liberté et la démocratie constitue un exemple pour nous tous.
Ensuite parce que ce lieu fait vivre la mémoire de Nehru : la flamme qui brûle dans le jardin témoigne de la vitalité et de la permanence de l'esprit des hommes qui ont bâti ce pays. Tous avaient en commun une vision du monde qu'ils ont su mettre au service d'une grande ambition : l'indépendance de l'Inde.
Votre pays s'est construit sur cette ambition. Alors que le monde se divisait en deux pôles rivaux, il a voulu offrir une voie différente, fondée sur le respect des peuples et l'affirmation de leur droit à l'autodétermination. Chacun garde présent dans sa mémoire les accents de Nehru à la conférence de Bandung, appelant les pays les plus pauvres à défendre leur autonomie et à témoigner entre eux d'une solidarité sans faille. En prononçant ces paroles, il défrichait l'avenir.
Il proposait à des Etats qui refusaient à la fois le système communiste et la logique capitaliste de définir leurs propres modalités de développement : ne sommes nous pas aujourd'hui en quête d'un nouveau modèle économique, capable de prendre en compte les exigences de la croissance économique et l'impératif de justice sociale et de protection de l'environnement ?
Il insistait sur la nécessité de prendre en considération l'identité des peuples et leur diversité : n'est-ce pas aujourd'hui l'un des enjeux majeurs de notre temps, si nous voulons éviter le choc des cultures et des religions que des groupes extrémistes voudraient provoquer ?
Il refusait le statu quo et s'efforçait d'imaginer des solutions nouvelles aux grands problèmes de son temps, des équilibres différents entre les régions, des relations plus étroites entre les pays. Il n'acceptait ni la misère d'une partie de sa population, ni la fatalité, ni la résignation : c'est précisément ce dont nous avons besoin aujourd'hui. Face à un monde en pleine mutation, qui cherche sa voie, nous devons nous inspirer de son audace et de sa volonté.
Nous sommes entrés dans un monde nouveau.
La chute du mur de Berlin a mis fin à l'organisation bipolaire du monde et fait naître un espoir de liberté et de prospérité : les Etats ont gagné leur indépendance. La plupart ont adopté le modèle démocratique, qui correspond à nos valeurs politiques communes.
Nous avons tous à nous réjouir de cette évolution, qui éloigne le spectre d'un affrontement définitif entre les deux blocs. Les frontières se sont ouvertes sous la pression des peuples. Elles sont devenues synonymes d'ouverture et de dialogue.
Mais nous devons toujours avoir conscience des exigences du temps nouveau : une souveraineté retrouvée, des Etats plus nombreux, des systèmes politiques moins rigides ; tout cela peut aussi signifier le désordre, le retour des nationalismes, l'absence de règlement des problèmes régionaux, le creusement des écarts d'une partie du monde à l'autre.
La mondialisation accentue encore ces mutations. Elle offre des opportunités extraordinaires aux individus qui sont en mesure de les saisir : accès plus facile aux informations, communications plus rapides, déplacements sans entrave. Mais elle développe aussi de nouvelles formes de vulnérabilité : une crise financière peut se répercuter de Thaïlande en Russie, en passant par l'Amérique latine. Les épidémies se propagent plus vite et plus loin, qu'il s'agisse de la vache folle ou de la grippe aviaire. Donc notre destin ne se joue plus à l'abri de nos frontières, mais bien à l'échelle du monde.
Devant l'ampleur de ces bouleversements, il est indispensable de définir les nouveaux principes d'organisation du monde. L'urgence est d'autant plus grande que nous sommes confrontés à des menaces multiples.
Le terrorisme est entré dans un nouvel âge. Il ne défend plus une cause politique précise, mais récupère à son profit les revendications nationalistes ou religieuses les plus diverses. Son objectif est d'alimenter chaque jour davantage la peur, de dresser les peuples les uns contre les autres, d'ériger une barrière de haine et d'incompréhension entre les cultures et les religions. Il se greffe sur les crises régionales pour entretenir l'instabilité et le chaos.
Flexible, il sait jouer des réseaux et des outils de la mondialisation. Son organisation repose sur une nébuleuse de groupes et d'individus, d'autant plus difficiles à saisir et à appréhender. Leurs moyens de communication et de financement mêlent les technologies les plus pointues et des systèmes archaïques fondés sur le seul usage de la parole donnée.
On le pensait implanté principalement au Moyen-Orient : mais il a étendu ses ramifications à d'autres régions du monde. Nous savons que le groupe Al Qaïda recrute en Occident certains de ses terroristes. Nous savons aussi qu'il a établi des liens étroits avec les organisations situées en Asie du Sud et du Sud Est, en particulier le Lashkar-E-Tayyiba et la Jamaa Islamiyya. Il s'efforce désormais de multiplier ses relais sur le continent africain, notamment dans la région du Sahel.
L'Inde connaît le prix du combat contre le terrorisme. L'attaque contre le Parlement indien en décembre 2001, qui a visé le coeur de votre démocratie, l'a rappelé à l'ensemble de la communauté internationale. Chacun connaît votre détermination à éliminer ce fléau. La France se tient à vos côtés dans ce combat.
La prolifération des armes de destruction massive constitue une autre menace majeure pour la stabilité internationale. Elle augmente les risques de crise dans les régions les plus fragiles du monde. Elle menace de décupler le pouvoir de destruction des groupes terroristes, dont nous savons qu'ils cherchent à avoir accès à ces armes.
Les crises régionales enfin méritent l'attention de l'ensemble de la communauté internationale. Personne ne peut se résigner à l'enracinement de la violence, à la spirale des attaques et des représailles dans certaines parties du monde. Personne ne peut accepter l'impuissance. En l'absence d'un ordre international cohérent, ces crises pourraient se propager à une échelle régionale. On le voit en Afrique, où la faiblesse de certains Etats et l'ampleur des déchirures entre différentes ethnies gangrène des pays entiers. La communauté internationale ne peut plus s'accommoder de la persistance de ces plaies, qui nourrissent un profond sentiment d'injustice.
La plupart de ces crises trouvent un écho l'une avec l'autre : qui ne verrait que l'impasse dans laquelle se trouve actuellement le processus de paix israélo-palestinien fragilise la poursuite d'une solution durable en Irak ? La grande majorité des enjeux ont une dimension régionale et ne peuvent être traités à l'échelle d'un seul pays. Le règlement des problèmes dépasse le cadre étroit des frontières. Cette prise de conscience est une nécessité. Mais elle représente aussi une exigence supplémentaire : elle nous interdit de laisser de côté une crise pour une autre, un risque ici pour une menace là-bas.
Dans cet effort de définition d'un ordre nouveau, l'Inde a un rôle majeur à jouer.
En premier lieu parce qu'elle est un exemple de dynamisme et d'énergie. Votre pays est celui de la jeunesse : 33% de la population a moins de 15 ans. Vous mesurez à la fois le formidable atout et les responsabilités immenses que cela représente. Une population jeune est une garantie d'imagination, de renouvellement, d'éveil et d'espoir. Mais c'est aussi un défi majeur en termes d'éducation, de santé, de formation.
Vous avez su répondre dans des délais très courts à ces exigences : votre système de santé ne cesse de se moderniser et s'efforce de développer les techniques de soin les plus modernes. Vous êtes l'un des pays les plus avancés dans le domaine des médicaments génériques. Vos 162 universités forment des ingénieurs et des scientifiques de très haut niveau : 260.000 en sortent chaque année et constituent un réservoir précieux d'intelligence et de savoir-faire. Vous avez réussi le pari de l'autosuffisance alimentaire grâce à une révolution agricole équilibrée et maîtrisée, au moment même où votre pays dépassait le milliard d'habitants. Autant d'exemples frappants de votre capacité d'innovation et de réforme.
Forte de ce mouvement de réforme, l'Inde a su tirer profit de la mondialisation pour en devenir l'un des pivots les plus importants. Elle nous offre l'exemple d'une économie qui a su allier dynamisme et équilibre. L'année écoulée offre la double satisfaction d'un taux de croissance spectaculaire de 7,5 % et d'une maîtrise de l'inflation. Grâce à la taille et au dynamisme de son marché intérieur, elle peut se projeter avec confiance dans l'avenir.
L'Inde est désormais le premier prestataire mondial de services en technologies de l'information avec 20 % des exportations mondiales, à l'heure où les pays occidentaux connaissent une réelle pénurie de main d'oeuvre dans ce même domaine. Aujourd'hui le talent de vos informaticiens trouve à s'exercer partout à travers le monde. Les noms de Wypro ou Infosys sont devenus les symboles de la réussite technologique et économique de l'Inde dans le secteur informatique. Faisant jeu égal avec leurs concurrents américains ou européens ils contribuent chaque jour à définir les logiciels et les procédés informatiques.
Puissance scientifique, l'Inde est également aujourd'hui un acteur majeur en matière de recherche spatiale. Grâce à l'excellence de l'Indian Space Research Center elle maîtrise désormais la technologie des lanceurs et de la construction de satellites. A l'heure où l'Europe veut se donner les moyens de construire l'espace de recherche et d'excellence qu'elle a vocation à devenir, nous voulons approfondir et multiplier nos échanges avec l'Inde dans ce domaine. Votre pays va participer activement au programme Galileo, qui vise à mettre sur pied un réseau performant de communication et de guidage par satellite. La France et l'Inde coopèrent également dans le projet MEGHA-TROPIQUES, afin de mettre au point un système d'observation spatiale permettant de mieux étudier le climat tropical et d'oeuvrer pour le développement durable.
Nous pouvons nous appuyer sur ce champ d'activité pour élargir notre coopération. Dans le domaine de la formation par exemple, nos deux pays ont inauguré en janvier dernier la première cyber-université entre l'université de Toulouse et l'Indian Institute of Science de Bangalore et ont lancé un programme de bourses universitaires visant à renforcer les échanges d'étudiants entre nos deux pays. Autant de jalons pour notre travail en commun.
Cette vitalité économique s'est développée sur la base d'un profond souci de justice sociale. Face aux inégalités qui demeurent et pourraient se creuser, l'Inde a donné la priorité à la réduction de la pauvreté, à la création d'emplois et au soutien du secteur agricole. Elle a projeté son idéal de solidarité au-delà de ses frontières en participant aujourd'hui, en partenariat avec d'autres puissances technologiques, à de nombreuses coopérations qui favorisent le développement. Votre pays nous a montré que la croissance économique et le respect de l'intérêt général n'étaient pas incompatibles.
L'Europe partage cette volonté de trouver le juste équilibre entre modernisation économique et cohésion de la société, entre liberté d'entreprendre et respect des normes sociales, éthiques et environnementales qui placent l'homme au centre de la politique. En alliant l'action de l'Etat et la logique de marché nous avons parcouru, au cours de notre histoire, un chemin original que nous entendons poursuivre.
Mais l'Inde n'offre pas seulement un modèle économique. Elle constitue aussi un exemple du respect des identités culturelles.
Il s'agit d'un enjeu majeur. La mondialisation porte en effet en elle un double risque.
Le risque d'une domination de certaines formes de pensée, de certains modes de vie et d'expressions tout d'abord. La diversité des cultures, des religions, des traditions et des mémoires est une composante essentielle de la richesse de notre monde. Si nous n'y prenons garde, elle pourrait cependant disparaître un jour. Plus de la moitié des 6 000 langues parlées à travers la planète sont aujourd'hui en danger. Chaque semaine une langue disparaît, et avec elle une histoire spécifique, un regard particulier, une partie de notre patrimoine commun. Certaines traditions se perdent, faute de relais humains pour les transmettre.
Le risque d'un affrontement des identités ensuite. L'absence de respect pour ce que sont les peuples peut nourrir les revendications nationalistes ou fondamentalistes. Plus une identité se voit menacée, plus elle tend à se rétracter sur elle-même, refuse la diversité et sombre finalement dans l'affrontement. Ce sont des processus de ce type que nous avons vu à l'oeuvre dans les plus grands déchirements de l'après guerre froide, de l'explosion des Balkans au génocide rwandais.
L'Afghanistan est un autre exemple : ce pays a résisté pendant des années à l'oppression soviétique, avant de connaître les exactions du régime taliban. Il s'efforce maintenant, avec l'aide de la communauté internationale, de retrouver son unité et sa stabilité. Mais il n'y parviendra qu'en respectant la diversité de ses ethnies et en laissant chacune d'entre elles s'exprimer, et de le faire librement. La reconstruction durable de l'Afghanistan suppose de prendre en compte et de respecter les aspirations de chacune des composantes de son peuple.
Avec 18 langues officielles et plus de 1652 dialectes, l'Inde se trouve aujourd'hui aux avant-postes de la diversité culturelle. Elle témoigne que l'ouverture sur l'étranger et la préservation de ses propres racines peuvent aller de pair. Car les mouvements d'échange entre les cultures ne doivent pas conduire à éteindre la polyphonie des voix et des regards. C'est d'ailleurs une leçon de l'histoire : l'art indien puise aux confluents de civilisations multiples qui l'ont enrichi, de la statuaire gréco-bouddhique à la miniature moghole. Le président Jacques Chirac a proposé, dans le cadre de l'UNESCO, une convention internationale qui nous permettra de mieux protéger la diversité du fait culturel. Elle ne saurait se réduire à une marchandise et doit donc bénéficier de règles particulières.
Dans le creuset de sa démocratie, l'Inde a su définir une identité respectueuse des particularités de chacun. Elle abrite l'une des premières communautés musulmanes du monde, avec plus de 120 millions de fidèles. La mosaïque religieuse de l'Inde offre à chaque minorité, qu'il s'agisse des 2 millions de chrétiens, des 16 millions de Sikhs, ou encore des bouddhistes, des Jains ou des Parsis, la possibilité de faire vivre leur propre ancrage en harmonie avec l'identité indienne. Cette synthèse originale et exemplaire est difficile à atteindre. C'est un défi de chaque jour. Des heurts sont possibles, apportant leur lot de questions et de doutes. Votre pays a toujours su les surmonter. L'esprit d'unité l'emporte sur le risque de la division. Les valeurs universelles de la non-violence et de la résistance portées par le Mahatma Gandhi vous ont toujours aidé à dépasser les épreuves pour le plus grand profit de la nation indienne.
Cette capacité témoigne aussi de la vitalité de la démocratie indienne. Seule en effet l'adhésion sans réserve aux valeurs démocratiques de tolérance, de respect de l'autre, de pluralité, de liberté d'expression permet de faire exister en paix des communautés diverses. Il y a au coeur de la société indienne un vouloir vivre ensemble qui l'emporte sur toutes les tentations de repli identitaire : Il y a une foi dans l'avenir, une confiance dans les institutions démocratiques, qui effacent les tensions naturelles entre des mémoires et des croyances différentes.
Votre volonté de porter au plus haut la démocratie est sans doute le message politique le plus fort de la nation indienne. Au coeur de la nouvelle géographie mondiale se trouve en effet l'enjeu démocratique. Grâce à vous nous savons que l'immensité de la population, que la force de l'histoire et des traditions n'est pas un obstacle. L'Inde apporte la preuve que l'universalité des Droits de l'Homme est une ambition réaliste. Elle nous montre que le sécularisme de l'Etat peut se concilier avec la vigueur des identités et des croyances.
Malgré les profondes différences héritées de notre histoire respective, la France et l'Inde se retrouvent aujourd'hui autour d'un même espoir pour le monde, des mêmes principes pour le guider.
Nous avons lancé à partir de 1998 un partenariat stratégique. C'est là un atout formidable pour relever les défis du monde que nous entendons construire ensemble. Tous les sujets de préoccupation actuels sont abordés dans ce cadre : la prolifération, le renforcement de la lutte contre le terrorisme, les crises régionales. Nous nous efforçons également de répondre aux attentes indiennes en matière de développement technologique et d'autonomie énergétique. L'Inde est un continent à elle seule, qui doit approvisionner plus d'un milliard d'habitants en électricité. Il est naturel que ses partenaires les plus proches l'aident à répondre à ce défi.
L'Inde et la France défendent ensemble les mêmes principes d'organisation de la communauté internationale.
Le principe d'unité d'abord. Aucun pays ne peut assurer seul la stabilité du monde, à l'heure où les rapports de puissance se sont profondément transformés. Rien ne menace davantage aujourd'hui le fort que la détermination aveugle du faible. La terrible succession des attentats terroristes, en Inde, en Irak, au Pakistan, en Afghanistan et tout récemment encore en Russie montrent que des groupes extrémistes peuvent entretenir un climat de peur et une instabilité durable. Pour faire face à cette nouvelle donne, l'unité de la communauté internationale est le meilleur gage d'efficacité. Elle donne à notre action une légitimité qui lui garantit dans la durée le soutien des peuples. La lutte contre le terrorisme implique la coopération étroite de tous les pays au niveau policier, mais également judiciaire, afin de venir à bout des trafics illégaux qui peuvent alimenter les réseaux terroristes. Pour couper la route du terrorisme, la communauté internationale doit s'attaquer aux racines de la frustration et du sentiment d'injustice qui prospère dans toutes les régions en crise.
Cette conviction commune, nous voulons la défendre ensemble dans les instances multilatérales. C'est pourquoi la France soutient aux Nations unies le projet indien d'une convention internationale sur le terrorisme. Elle apportera un moyen utile pour traiter ce problème. D'autre part, dans le cadre du groupe de travail franco-indien sur le terrorisme international, nous développons également notre coopération opérationnelle pour renforcer l'efficacité de la lutte contre les réseaux. Cet engagement est indispensable, dès lors que les ramifications terroristes gagnent en ampleur et trouvent désormais des relais sur des continents éloignés.
Le principe de solidarité est au coeur de notre engagement commun en faveur du développement. Si nous voulons lutter contre la pauvreté, la montée des inégalités et la dégradation de l'environnement, nous devons mobiliser toutes les énergies. L'Inde et la France peuvent apporter des réponses décisives à ces défis par la prévention des catastrophes naturelles, le développement de nouvelles techniques médicales ou notre coopération destinée à la recherche d'une meilleure gestion des ressources en eau. Nous mettons ainsi en place avec l'Inde des moyens satellitaires pour lutter contre les phénomènes climatiques violents. Nous avons également décidé d'installer, en Iran, dans la région de Bam, un module de télé-médecine qui permettra de venir en aide aux victimes du séisme. L'Inde a prouvé, lors du dernier Forum social international qui se déroulait à Bombay, qu'elle est au coeur des réflexions engagées en faveur d'une mondialisation plus juste
Le principe de la responsabilité collective est à la base de notre action. Aujourd'hui partager ensemble la responsabilité est essentiel aussi bien pour maîtriser les défis du développement durable que pour régler les tensions internationales et les conflits.
On le voit dans les crises de prolifération. La communauté internationale a besoin d'un arbitre impartial pour évaluer les risques et apporter des solutions. L'initiative prise par l'Allemagne, le Royaume-Uni et la France en Iran a été lancée sur la base des inquiétudes manifestées dans les rapports de l'Agence internationale de l'énergie atomique. Nos trois pays ont alors décidé de proposer un plan de sortie de crise aux autorités iraniennes. Rien n'aurait été possible sans l'aide constante de l'AIEA, qui a apporté son expertise et sa légitimité à notre action. Nous faisons toute confiance à ses inspecteurs pour mener à bien la tâche qui leur a été confiée.
On le voit aussi en Irak. Nous ne progresserons dans la voie du rétablissement de la souveraineté irakienne et du développement économique du pays qu'avec l'aide des Nations unies. Cela suppose naturellement d'assurer la sécurité de ses représentants. Mais également que la voix du Conseil de sécurité soit pleinement écoutée et que ses recommandations soient prises en compte. A ces conditions, l'ensemble de la communauté internationale pourra apporter sa légitimité et son soutien concret à la reconstruction la plus rapide possible du pays.
Mais pour demeurer efficace, le système multilatéral doit s'adapter et mieux refléter les équilibres de puissance dans le monde. Dans cette nouvelle gouvernance internationale que nous appelons tous de nos voeux, l'Inde a vocation à jouer un rôle majeur.
Il nous faut tout d'abord forger des instruments afin de mieux maîtriser la mondialisation et ses conséquences économiques, sociales et environnementales.
L'ampleur des défis et la complexité des enjeux appellent la création d'un nouvel organe de coordination et d'impulsion. Pour répondre à ce besoin, la France propose la création d'un Conseil de sécurité économique et social, garant de l'intérêt général. Dans le domaine économique, l'Organisation mondiale du commerce reste la clé d'une approche démocratique et équilibrée de la mondialisation économique. Ses règles doivent toutefois être adaptées pour faire travailler efficacement et sur un pied d'égalité 150 pays différents. Les regroupements régionaux et les concertations préalables constituent un moyen d'améliorer la préparation de ces négociations.
Nous devons ensuite donner aux organisations internationales des moyens plus efficaces pour prévenir les crises en gestation et apporter la paix aux régions déchirées par les conflits.
Le Conseil de sécurité a la responsabilité principale du maintien de la paix : il doit donc voir son autorité renforcée pour être plus efficace. Lui seul a la légitimité nécessaire pour autoriser et encadrer le recours à la force. La France et l'Inde croient au respect du droit et à sa primauté sur la force, qu'elle soit unilatérale ou préventive. Confrontés à des menaces nouvelles, les Etats doivent pouvoir compter sur une capacité d'anticipation et d'action accrue de la part du Conseil, dont les outils doivent être rénovés.
La France a notamment proposé la création d'un corps permanent d'inspecteurs du désarmement, qui fournirait une capacité permanente d'analyse et d'élimination des programmes clandestins en cas de besoin. Elle suggère également que le Conseil de Sécurité se réunisse au plus haut niveau pour étudier les moyens de renforcer les instruments de lutte contre la prolifération : amélioration des outils multilatéraux, réévaluation des règles des régimes de fournisseurs, création si nécessaire de nouveaux outils, prise en compte des exigences de sécurité régionale. Dans le domaine de la lutte contre le terrorisme, nous avons été à l'origine de la réunion du Conseil de sécurité du 20 janvier 2002, qui a soutenu l'idée d'une coopération plus étroite et d'une amélioration de l'aide technique aux Etats les plus faibles.
Enfin, la légitimité du Conseil est une condition de son efficacité. C'est pourquoi il nous faut réfléchir au meilleur moyen d'accroître la représentativité du Conseil, notamment en élargissant le nombre de sièges permanents. La France, vous le savez, soutient de longue date la candidature de l'Inde à un siège de membre permanent au Conseil de sécurité des Nations unies. Nous avons la conviction que l'Inde est une puissance à vocation mondiale. Elle en apporte chaque jour la preuve avec un sens accru de ses responsabilités. La main de l'amitié tendue au Pakistan par le Premier ministre indien en avril dernier est un geste courageux et noble. Un geste fondateur qui a permis la reprise du dialogue politique entre ces deux pays. Aux yeux de la France, c'est le symbole d'une Inde sûre et confiante, déterminée à tracer son destin et à faire entendre sa voix dans le monde.
Mais la réforme des organes multilatéraux n'est pas qu'une affaire d'instruments. Il s'agit aussi de changer nos méthodes, de faire preuve de davantage d'audace et d'imagination. Il est naturel par exemple que les Etats les plus concernés par une crise régionale, tout en s'appuyant sur les enceintes légitimes, s'engagent davantage dans la définition d'une voie de sortie. C'est le cas pour la Corée du Nord : les Etats-Unis, la Russie et la Chine, avec l'appui de la Corée du Sud et du Japon, s'efforcent de trouver un règlement durable à la crise actuelle. Nous leur apportons tout notre soutien.
Mesdames, Messieurs,
Chers Amis,
Ce n'est pas un hasard si j'ai choisi d'évoquer cette nouvelle architecture internationale à New Delhi, dans la capitale de l'Inde. J'ai en effet la ferme conviction que l'Inde est déjà au cur du nouveau système international qui se met en place. J'ai voulu m'exprimer ici parce que je sais que nos deux pays partagent une vision commune, celle d'un monde multipolaire dans lequel le respect du droit et la force des institutions multilatérales sont essentiels.
L'affirmation de l'Inde sur la scène internationale est, pour la France, un signe d'espoir. La force de cet espoir est portée par la conviction que, unis, nous pourrons relever les défis de ce monde et écrire une nouvelle page de notre histoire commune.
Je formule le voeu que la France, l'Europe et l'Inde, fidèles à leurs combats en faveur de la liberté, continuent de travailler à l'émergence d'un monde libéré de la peur et de l'oppression. Nous en avons la capacité. Nous en avons le devoir.
Merci beaucoup.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 19 février 2004)
(Réponses à des questions devant la Fondation Scindia, à New Delhi le 13 février 2004) :
Q - Vous vous êtes livré à une analyse, succincte mais pleine de discernement, du rôle des Nations unies, alors que dans toute votre conférence il n'y a eu qu'une référence, faite au passage, au rôle des Etats-Unis. Ma question, Monsieur le Ministre, est la suivante : pensez-vous que le principe de sécurité collective énoncé par la Charte des Nations unies s'est effondré à la suite de l'invasion de l'Irak par les Américains ? Si oui, par quoi le remplacer ? Si vous ne le pensez pas, comment prouver que tel n'est pas le cas ?
R - Si l'on considère la dernière décennie, celle-ci témoigne d'une capacité croissante des Nations Unies à résoudre les crises et à répondre aux grands défis de notre monde. Si l'on prend le terrorisme, la prolifération, les problèmes d'environnement ou le problème de la justice, on voit que la crédibilité des Nations unies n'a cessé de croître d'année en année. Certes, l'Irak a été une épreuve, mais, si l'on jette un regard en arrière, on s'apercevra facilement que cela confère plus de crédibilité au système des Nations unies. La communauté mondiale dispose, de toute évidence, d'une plus grande capacité de faire face aux situations difficiles que nous connaissons de nos jours.
Prenons l'exemple de l'Irak : qu'avions-nous décidé lorsque nous débattions de la résolution 1441 ? Nous avions décidé de mettre en place des inspecteurs qui devaient être le bras actif et l'oeil de la communauté internationale en Irak. Qui mieux que ces inspecteurs pouvait nous dire ce qui était en cours en Irak et ce qui s'y passait au début de 2003 ? Dans chacun de leurs rapports, ils nous disaient ce qui se passait dans ce pays et ils nous adressaient un message : oui, il se passait quelque chose en Irak ; oui, ils étaient en mesure d'évaluer la situation réelle de ce pays et ils étaient prêts à y agir lorsqu'ils se sont mis à réclamer la destruction des missiles Al Samoud.
Pour être légitime, la communauté internationale doit être unie. Pour être efficace, elle doit aussi être unie. Cela signifie qu'il est nécessaire que la communauté mondiale se rassemble, et l'un des combats les plus difficiles que nous ayons connus au cours de tous ces mois a été d'obtenir un vote unanime en faveur de la résolution 1441, de la part de tous les pays, y compris la Syrie au titre du monde arabe.
Par la suite, lorsque nous avons débattu des résolutions 1483 et 1511, nous avons décidé qu'il était très important aussi de parvenir à l'unanimité. Certes, la guerre a eu lieu en Irak, mais à présent nous devons y retourner et travailler ensemble. Il n'y a pas d'autre issue à cette situation difficile. Nous savons que si un pays peut gagner seul une guerre, aucun pays ne peut à lui seul gagner la paix. Nous avons besoin des Nations unies, nous avons besoin que les Nations unies nous apportent légitimité et efficacité, et nous soutenons la décision qu'a prise le Secrétaire général Kofi Annan de dépêcher une mission en Irak afin d'évaluer la situation et les problèmes politiques qui se posent, si nous voulons que le processus politique soit le meilleur possible.
Bien sûr, nous devrons tenir compte de la résolution 1511, nous devrons tenir compte de l'accord du 15 novembre entre l'Autorité provisoire de la coalition et les diverses parties du Conseil de gouvernement irakien, mais nous devrons aussi faire en sorte que ce processus soit le meilleur possible, le plus démocratique, et je pense que les Nations unies nous en apportent la garantie, si l'on veut avoir toutes les chances de l'emporter face aux difficiles défis du monde actuel.
Or il faut bien voir que nous n'avons pas affronté de pareilles difficultés depuis plusieurs décennies. Le monde a évidemment changé. Avant 1989, avant la chute du mur de Berlin, nous vivions dans un monde différent, avec deux blocs qui se faisaient face et un mécanisme qui était celui de la dissuasion. Aujourd'hui, il n'y a plus rien de tel. Certes, nous avons la dissuasion nucléaire, mais nous n'avons plus ces deux blocs. Nous devrions prendre bien soin d'éviter de commettre un certain nombre d'erreurs susceptibles de recréer cette logique des blocs, d'un monde bipolaire qui ne serait plus partagé entre Est et Ouest mais entre Nord et Sud, entre chrétiens et musulmans. Si vous voulons éviter cela, il faut que la communauté internationale soit unie dans l'action. Où le faire mieux qu'aux Nations unies ? Un monde unipolaire est un monde qui ne peut être conforté que par la force ; c'est un monde qui peut être très fragile. Nous avons besoin d'une approche collective de la sécurité dans ce monde nouveau, nous avons besoin d'institutions multilatérales, nous avons besoin du soutien des Nations unies, et je pense que c'est exactement ce que nous nous efforçons de faire aujourd'hui. Nous devons travailler tous ensemble, et les Nations unies constituent pour cela le meilleur cadre.
Q - Monsieur le Ministre, votre conception d'une société mondiale saine et harmonieuse est une idée qui est chérie depuis fort longtemps en Inde. En ma qualité de premier président du Forum indo-français, je suis convaincu que la France et l'Inde peuvent jouer un rôle majeur dans ce domaine. Il existe un aspect sur lequel j'aimerais connaître votre sentiment, Monsieur le Ministre. Vous avez parlé des obligations politiques et des devoirs de la société mondiale mais, outre le terrorisme, l'un des plus grands problèmes qui se pose à l'humanité est le fait que sur les six milliards d'êtres humains que compte la planète, plus de deux milliards vivent en deçà du seuil de pauvreté, en deçà de ce qui est nécessaire pour mener une existence décente. Or, si nous voulons vivre un jour dans une société mondiale saine et harmonieuse, tous nos projets politiques risquent d'échouer pour peu que nous ne soyons pas capables de traiter ce problème de la pauvreté dans un avenir prévisible et d'éliminer la pauvreté dans de grandes parties du monde. Pourriez-vous nous préciser comment vous envisagez cette transformation économique ?
R - Vous venez de mentionner un défi qui est assurément le plus ardu pour notre monde. Si l'on observe les décennies passées, on constate que durant de nombreuses années cette question des relations Nord-Sud était quasiment un sujet tabou ; jusqu'aux années 1960 et 1970, personne ne posait cette grave question car il y avait l'idée que la logique du capitalisme, la logique de notre système économique apporterait d'elle-même la bonne réponse.
De nos jours, nous constatons que la réponse n'est pas si facile que cela, que nous devons apporter à ce problème une réponse collective et que nous n'y parviendrons que si nous avons la volonté de nous organiser pour la trouver. Le problème de la pauvreté est également à l'origine des nombreuses maladies que l'on trouve dans un très grand nombre de pays. Prenons l'exemple du sida en Afrique : quel incroyable défi ! L'Inde a mené le combat des médicaments génériques, combat qui est actuellement celui du Brésil, et je pense que la prise de conscience d'un grand pays comme l'Inde, d'un pays comme le Brésil, d'un pays comme l'Afrique du Sud, peut nous aider à définir ce que nous devons faire et le prix à payer dans cette lutte contre la pauvreté.
J'ai été surpris, non, je ne dirais pas surpris mais ravi de voir le président brésilien Lula prendre l'initiative d'un sommet à Genève, demander au président Chirac, au président chilien et au Secrétaire général des Nations unies d'organiser une réunion spécialement consacrée au problème de la faim dans le monde. Ce sont là des problèmes que nous nous devons de traiter. Ces problèmes, nous nous sommes battus pour qu'ils s'inscrivent au coeur même des préoccupations de la communauté internationale, à Monterrey, à Kananaskis, au Sommet de Johannesburg, au Sommet d'Evian du G-8 où le président Chirac a décidé de placer au centre des débats les grands problèmes de l'Afrique, le problème de la faim dans les pays du Sud.
Nous devons trouver une solution propre à ces problèmes, c'est la raison pour laquelle je propose que les Nations unies se dotent d'un Conseil de sécurité spécifique pour les problèmes économiques et sociaux. En l'absence de cadre approprié, nous ne pourrons pas traiter ces questions. C'est aussi un des problèmes qui se sont posés au sein de l'Union européenne, pour l'agriculture par exemple. Nous avons fait des propositions très fortes sur la manière de traiter ces problèmes, en Afrique par exemple. Nous avons besoin d'une responsabilité collective, et je pense que nos deux pays peuvent jouer un rôle particulier en ce sens.
Q - Monsieur le Ministre, vous avez dit que l'une des causes du terrorisme réside dans le sentiment qu'ont certains peuples d'une menace contre leur identité. Le seul moyen, me semble-t-il, de l'éviter, consiste à réduire cette menace. Or, dans le même temps, on constate que dans le monde actuel, dans le domaine de l'économie, les identités nationales ne cessent d'être menacées, et que certains cherchent à accélérer une mondialisation qui, en fait, se ramène à réduire les identités nationales. Cela se produit aussi alors que plus d'une centaine de pays tentent de trouver leur identité nationale et connaissent depuis la seconde moitié du XXème siècle le processus d'édification que les nations d'Europe ont connu beaucoup plus tôt ; or tout cela se trouve submergé par une mondialisation qui réclame la suppression de barrières nécessaires. Si l'on agit dans ce sens, sur quel type de société débouchera-t-on, et si cela se fait, n'est-ce pas le meilleur des terrains pour les terroristes ? Si l'on veut éviter cela, n'importe-t-il pas avant tout, pour satisfaire les besoins des pays dominants, de prendre acte des changements qui sont réclamés ?
R - Tout le défi de la mondialisation consiste à savoir comment intégrer des pays différents dotés de structures différentes et placés dans des situations différentes, en vue de leur action commune au sein de notre société internationale. Cela implique un mode de pensée très spécifique en matière de gouvernement mondial. Je pense que nous devons réfléchir à cette nouvelle architecture du monde car si nous voulons apporter une réponse à ces questions il importe de faire en sorte qu'il s'agisse d'une approche universelle.
La première des réponses au terrorisme est toutefois la réponse que nous pouvons apporter aux crises régionales. Si l'on prend le Proche-Orient, comment pourrait-on penser qu'il peut exister deux sortes de justice ? Il n'existe qu'une seule façon d'aborder le problème, celle qui montre que nous sommes réellement concernés par les problèmes de cette région. Si nous ne cherchons pas à résoudre les conflits arabo-israéliens, nous ne ferons pas la preuve de notre détermination à aller de l'avant. Il nous faut donc une approche globale dans laquelle nous devons nous efforcer de résoudre ces questions.
Je pense que la communauté internationale se trouve dans une situation où tous les pays, même très petits comme en Afrique, sont liés entre eux. On le voit, par exemple, avec la question du terrorisme en Irlande et en Colombie, on constate qu'il y a des liens, des individus qui travaillent ensemble. Le terrorisme présente un aspect opportuniste qui établit un lien entre les problèmes planétaires et les problèmes locaux, c'est la capacité qu'il a de créer des liens et de recourir aussi bien aux technologies les plus avancées qu'aux systèmes les plus archaïques. Prenons l'exemple du 11 septembre : on y trouve à la fois l'aptitude à piloter un avion et à se servir d'un cutter. C'est ce qui rend la lutte contre le terrorisme si difficile. Sans approche globale, on ne pourra jamais répondre à la question de savoir pourquoi des gens instruits venus de n'importe quel pays, d'Orient ou d'Occident, décident un beau jour d'opter pour le terrorisme. Or on doit y répondre, et je pense que le coeur du problème tient à une question d'identité et que s'il n'existe pas d'issue, pas d'espoir dans bien des pays, il sera possible d'y recruter un grand nombre de terroristes.
Le désespoir est un facteur que nous devons prendre en compte, ce désespoir que l'on constate au Proche-Orient ou en Afrique. Si l'on ne trouve pas de moyen d'aller de l'avant, cela débouche sur le recours à la violence. La capacité du monde occidental à résoudre les conflits de ce type ne peut résider que dans des solutions collectives. Cela dit, il nous faut agir ; en ce sens, nous pensons que l'analyse des Etats-Unis était évidemment bonne. Nous ne pouvons pas accepter le statu quo. Le tout est de savoir quel type de réponse est adapté à la situation, et c'est là que les avis divergent : nous pensons que seule l'approche multilatérale est de nature à déboucher sur les bonnes réponses. Quelle que soit la région, le Proche-Orient par exemple, où l'on voit le terrorisme gagner en ampleur, si l'on veut trouver la bonne solution, la clef en est évidemment la souveraineté.
Nous voyons en effet se combiner aujourd'hui intérêt national, islamisme et un terrorisme international qui a choisi l'Irak pour champ de bataille afin de démontrer sa force et sa capacité à faire face aux pays les plus puissants du monde. Nous avons besoin de résultats, c'est pourquoi nous devons agir ensemble et, bien entendu, réfléchir à ce système mondial, veiller à faire en sorte qu'il y ait une autre répartition du pouvoir dans le monde. C'est là que, me semble-t-il, les préoccupations sur la pauvreté, la faim et la maladie dans le monde sont au nombre des plus importantes. Nous devons prendre conscience du fait qu'il existe de nos jours des problèmes planétaires, que les Etats-nations ne peuvent pas résoudre le problème de la faim ou celui du sida. Dans ces domaines, nous avons besoin d'une capacité mondiale collective, nous avons besoin d'un nouveau type d'organisation dans lequel nous conjuguerions nos capacités pour faire face à ces défis et y répondre.
Q - Personnellement, je pense que les Nations unies ont échoué. J'ai écouté vos discours au Conseil de sécurité, lorsque vous aviez dit aux Américains et aux Britanniques de ne pas y aller ; ils ont pourtant décidé de le faire, que vous soyez d'accord ou non et quoi que disent les Nations unies. Je pense que les Nations unies ont échoué et je ne crois pas qu'elles puissent résoudre quoi que ce soit. On ne fait qu'y discuter alors que les Etats-Unis font ce qu'ils veulent. A ce jour, nous n'avons toujours pas vu d'armes de destruction massive. On a vu Saddam en prison, mais on n'a pas vu d'armes de destruction massive, et je ne pense pas que nous en verrons sauf si quelqu'un les installe sur le terrain. On parle du monde ; il se peut que nous ne soyons pas aussi puissants que les Américains mais nous avons aussi notre fierté. Nous n'aimerions pas qu'ils nous envahissent avec tout leur arsenal. Je voudrais vous interroger sur l'OTAN. C'est une force qui avait été mise en place pour défendre l'Europe face aux Russes. Elle a aussi été envoyée en Yougoslavie. Pour quelle raison la France et l'Allemagne pensent-elles aujourd'hui à créer une force européenne pour contrebalancer l'OTAN ? Pouvez-vous nous dire, en toute franchise, que c'est parce que vous avez peur de l'Amérique, ou avez-vous une autre idée en tête ?
R - En ce qui concerne la première partie de votre question, vous dites la même chose que moi mais différemment. Je pense qu'il faut prendre en compte le fait que l'Histoire ne s'est pas faite en un seul chapitre ou en un seul jour, et c'est pourquoi je ne crois pas que les Nations unies aient échoué en Irak. Pourquoi ? Parce qu'il s'agit seulement du premier chapitre. Lorsque les Nations unies défendent des principes, on peut échouer le lundi, mais si le principe que l'on a défendu le lundi l'emporte le mardi, le mercredi, le jeudi, le vendredi, alors vous êtes gagnant parce que votre principe est plus fort et que le recours à la force en tant que moyen d'organiser la société mondiale se révèle manifestement aujourd'hui ne pas être la bonne réponse.
Nous devons réfléchir par avance à la manière dont nous allons faire la paix dans un pays, et c'est pourquoi nous nous efforçons de penser autrement, parce que de la comparaison peut surgir la lumière. Comparez la situation en Afghanistan et la situation en Irak, c'est très intéressant. En Afghanistan, nous avons décidé tous ensemble de recourir à la force, après le 11 septembre, avec le soutien de la communauté mondiale, sur la base d'une décision des Nations unies. Que se passe-t-il aujourd'hui ? On voit aujourd'hui apparaître en Afghanistan une idée nationale, un sentiment national, car au bout de vingt années de guerre civile les Afghans sentent effectivement qu'ils ont un avenir commun. De ce fait, la situation s'améliore de jour en jour.
En Irak, que se passe-t-il ? La guerre ne peut, d'un jour à l'autre, créer un sentiment, créer un consensus, et nous luttons pour maintenir l'unité de l'Irak, pour maintenir entre les Chiites, les Kurdes, les Sunnites une capacité de vivre ensemble malgré tout. Quelle incitation y a-t-il à entretenir un sentiment national ? Nous devons nous y employer. C'est là la responsabilité de la communauté mondiale, mais ce n'est pas chose facile car, au départ, il n'existe pas de consensus, il n'y a pas de décision collective de la communauté mondiale. Je pense donc qu'il est très important de comprendre que la gestion des crises de notre époque et de la situation mondiale doit s'inscrire dans ce processus. Pourquoi croyez-vous que nous demandons aujourd'hui aux Nations unies de nous conseiller en Irak ? Parce qu'elles ont échoué ? Non. Défendre des principes rend plus fort, même si l'on peut parfois avoir le sentiment de ne pas faire de son mieux ou de ne pas être écouté. Lorsque l'on élève un enfant, avec amour bien entendu, ce n'est pas parce qu'un jour il ne vous écoute pas qu'il ne vous aime pas, et si le lendemain il vient vous voir pour vous dire que vous aviez raison, c'est le meilleur des dénouements possibles.
En ce qui concerne l'OTAN, nous devons prendre la mesure de la difficulté de notre engagement. Comprenons-nous bien. Nous vivons dans un monde très dangereux, plus dangereux qu'il y a dix ans. Face à un monde dangereux, on a besoin de tous, non pas assis dans l'expectative mais debout et prêts à lutter collectivement pour les principes et les idées qui sont les nôtres. Pour ce qui est de la mise sur pied d'une défense européenne par la France, l'Allemagne et le Royaume-Uni, avec nos autres homologues, c'est une question de responsabilité, de volonté de jouer notre rôle, d'assumer notre part du fardeau de la défense de notre indépendance. Cela s'inscrit dans le cadre du nouvel ordre dans lequel nous vivons. Dans notre monde, il n'existe pas de réponse unique, car si on n'en a qu'une seule, il y aura toujours quelqu'un en face qui viendra vous dire que vous avez tort. On retombe alors dans la logique des blocs. Nous avons eu l'Est et l'Ouest ; voulons-nous avoir demain le monde chrétien et le monde musulman, l'Orient et l'Occident, divisés entre ennemis et amis ? Ce n'est pas dans ce monde-là que nous voulons vivre. Nous avons besoin de diversité, de responsabilité, mais aussi d'unité. C'est précisément en vue de ce monde-là qu'agissent la France, l'Allemagne et le Royaume-Uni.
Q - Monsieur le Ministre, nous sommes heureux de vous souhaiter la bienvenue dans ce pays que vous avez connu il y a de cela bien des années, si j'ai bonne mémoire. Vous avez beaucoup d'amis dans cette salle, dans ce pays et dans tout le Tiers Monde, en Afrique comme en Asie, où vous êtes très présent grâce à la télévision. Vous avez eu à répondre à des questions choisies émanant de personnalités distinguées comme mon ami Ghare Khan qui vous a interrogé sur l'Irak, sur la guerre, sur les Etats-Unis, sur la réaction qui a été la vôtre à l'époque et sur ce que vous avez fait alors, mais ce qui nous intéresse, c'est de savoir ce que vous faites aujourd'hui, non ce que vous avez fait à l'époque, et là, Monsieur le Ministre, j'ai le regret de constater que vous n'y avez pas vraiment répondu. Je comprends que la diplomatie a ses contraintes. Ensuite, le docteur Karan Singh vous a interrogé sur la lutte contre le sida, l'initiative du président Lula, mais la question qui se pose est de savoir ce que va faire l'Occident pour ces deux milliards de personnes : allez-vous les laisser aux mains d'un capitalisme plus effréné que jamais ou allez-vous agir autrement, quelle est votre contribution à ce problème en termes financiers, etc. Quant au docteur Farukh Abdullah, ses propos sont toujours intéressants à écouter car il n'est pas homme à tourner autour du pot. Pour ce qui est des Nations unies et du désastre absolument tragique qu'elles ont subi en Irak, n'est-ce pas dû au fait qu'elles ont perdu leur neutralité morale et qu'elles ne sont plus protégées par un bouclier comme au temps de Hammarskjoeld ? Même si la forteresse de Bam est tombée, un autre foyer de résistance se manifeste en Irak. Vous parlez de "communauté mondiale" ; pour nous tous, c'est une nouveauté, une expression que tout le monde s'est mis à employer, même nos amis allemands. Si vous voulez rassembler les pays de bonne volonté, s'agit-il des seuls Occidentaux ou bien aussi des pays d'Afrique et d'Asie ?
Le modérateur - Merci pour votre intervention, Monsieur Gill. Je crains que notre hôte ne puisse pas répondre à toutes les questions que vous avez évoquées : il nous faudrait pour cela une deuxième conférence Madhavrao Scindia. Pouvez-vous simplement répondre à certains points : avez-vous fait preuve de tact à l'égard des Etats-Unis, et les choses ont-elles mal tourné parce que les Etats-Unis n'étaient pas disposés à entendre l'avis de la communauté mondiale ?
R - Je pense que l'on doit tenir compte de la complexité de la situation en Irak. Il est évident qu'il n'existe pas de réponse unique. En présence d'une situation complexe, on opère des choix, et la résolution 1441 a été un choix de la communauté mondiale. Un autre choix consistait à tenter d'aller plus vite en recourant à la force : ce n'était pas le nôtre. Mais vous avez raison quand vous dites que c'est le passé, je suis de votre avis. Tournons-nous à présent vers l'avenir. Quel est, actuellement, l'avenir de l'Irak ? Le facteur crucial, c'est la souveraineté : si l'on n'écoute pas les Irakiens, si on ne leur donne pas la possibilité de décider par eux-mêmes, on fait fausse route. C'est là que nous estimons que l'essentiel est de faire en sorte que le processus - processus qui ne va certes pas sans risque, en fonction de ce que proposera la mission des Nations unies -, aboutisse le plus vite possible à la reconnaissance de la souveraineté de l'Irak.
Nous avons proposé, la France de même que d'autres pays, d'organiser éventuellement une conférence internationale. Pourquoi ? Si l'on veut réussir en Irak, le facteur-clef est la souveraineté. Il y a un deuxième facteur important, c'est de s'assurer que tous les pays voisins agissent dans le même sens. Il faut que l'Iran, que la Syrie, que la Turquie, que tous les pays du monde arabe agissent dans le même sens. Si on ne leur demande pas de se joindre aux pays qui vont soutenir cette solution, il nous sera très difficile de convaincre qui que ce soit que ce que nous faisons est bon. Il faut aussi que la communauté internationale accorde une légitimité à ce processus, et c'est là qu'une conférence internationale peut se révéler très utile en termes de sécurité de la région, en termes de capacité des différentes composantes de la société irakienne à agir de concert à l'avenir, en termes de suivi du processus. Il est évident que si un gouvernement provisoire est mis en place d'ici à l'été, il faudra qu'il y ait aussi tout un processus électoral, ce qui prendra davantage de temps. La résolution 1511 parlait de la fin de l'année 2005. Je tiens donc à ce que vous preniez clairement conscience du fait qu'il s'agit de processus qui sont longs, qui prennent du temps, mais qu'il est très important d'aller dans la bonne direction. Si l'on manque cette occasion de rassembler la communauté internationale, on manquera l'occasion d'aller dans la bonne direction.
Un autre aspect que je trouve aussi très important, est de ne pas considérer ce monde nouveau avec les yeux du vieux monde. Nous vivons, je le redis, dans un monde différent. Je regrette de ne pas avoir été interrogé par la jeunesse de votre pays. Cela me paraît important car, je l'ai dit dans mon intervention, un tiers de la population de votre pays est âgé de moins de quinze ans. Ces jeunes ne vont pas nous questionner sur le vieux monde dans lequel nous avons vécu mais sur le monde nouveau que nous voulons bâtir, et je crois qu'il importe de voir ce monde nouveau d'un oeil neuf, sans scepticisme, sans amertume, mais avec enthousiasme ; c'est peut-être ce qui manque dans de nombreuses parties du monde. Il ne faut pas nous dire que ce que nous voyons aujourd'hui, nous l'avons déjà vu, qu'il n'y a pas d'espoir, que l'on ne peut que rester inactifs pendant que d'autres agissent. Non, nous avons des responsabilités propres dans ce monde nouveau et nous devons nous efforcer de faire en sorte que chacun agisse de toutes ses forces.
L'une des difficultés de la scène internationale réside dans le fait que de nombreux pays et de nombreuses personnes dans le monde ont le sentiment de ne pas y avoir de place, de n'avoir aucun moyen d'influer sur les affaires du monde. Or la démocratie, qui a évidemment une très grande importance dans chacun de nos Etats-nations, en a aussi au niveau de la communauté mondiale, et c'est là le plus grand défi de notre siècle. Sommes-nous capables d'inventer une démocratie mondiale ? Nous savons le faire à l'échelle des Etats-nations.
En Europe, nous nous sommes engagés dans la plus incroyable des aventures : chercher à créer une démocratie européenne, non pas au niveau du Royaume-Uni, de la France ou de l'Allemagne, mais à vingt-cinq, et demain à vingt-sept. C'est cela que nous devons envisager, non le monde tel qu'il était au temps de Tarzan, ou encore au XIXème siècle, lorsque le plus gros n'avait qu'à avaler le plus petit. Ce n'est pas dans ce monde-là que nous pourrons lutter contre la faim. Nous avons besoin d'un monde différent. Pour cela, nous devons faire en sorte que soient mis en place des systèmes nouveaux pour que tous, les habitants de la Zambie, ceux de la Namibie, ceux de l'Extrême-Orient, fassent partie de ce même monde dont nous parlons. Je crois qu'il importe de considérer ce monde nouveau avec l'enthousiasme que nous constatons lorsque nous nous rendons dans des universités. Les gens attendent des réponses, ils ne se contentent pas de chercher à savoir qui est le gagnant ou qui est le perdant. Nous serons tous gagnants ou tous perdants. Nous sommes au début d'une prise de conscience internationale de la nécessité d'une certaine révolution, non pas une révolution violente, bien sûr, mais une révolution pacifique, une révolution des esprits.
Je vous remercie.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 23 février 2004)