Audition de M. Bernard Thibault, secrétaire général de la CGT, sur la délocalisation d'entreprises, leurs causes et impacts économiques et sociaux, et les propositions de la CGT pour contrer le phénomène, Sénat le 13 avril 2005.

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Tous les rapports prétendent que les délocalisations ont un effet marginal sur notre économie et l'évolution des garanties sociales. Ce n'est pas l'avis de la Cgt qui considère que réelles ou brandies comme menaces, les délocalisations sont un élément de déstabilisation du tissu économique et de chantage sur les relations sociales. De plus, après l'industrie, le mouvement commence à concerner significativement les services. La Cgt s'est adressée au gouvernement actuel pour qu'il engage une réflexion sur ce problème. Elle a réitéré cette demande en août 2003 réclamant une table ronde sur le même sujet.
1. Les experts qui minimisaient les délocalisations, se trompent pour trois raisons. Tout d'abord parce qu'ils ont adopté une définition restrictive de la délocalisation peu en rapport avec ce que vivent les salariés de branches comme le textile, l'habillement, la chaussure, le jouet, l'ameublement, l'électroménager, la mécanique, les abattoirs, les conserveries... Ils ne la mesurent pas en terme de production ou d'emplois perdus mais seulement au travers du flux de marchandises ou de services réimportés en France à partir d'établissements délocalisés. Les statistiques ne rendent pas non plus directement compte de l'accélération des délocalisations que les salariés constatent depuis 18 mois ; le fait qu'elles concernent désormais aussi le secteur de la recherche et des services et qu'elles ont des conséquences sur les emplois directs mais aussi sur les emplois indirects. Enfin, les experts sous-estiment la pression qu'exerce le patronat en brandissant la simple menace de délocalisation dans un nombre important d'entreprises. Si quelques dossiers ont été particulièrement médiatisés comme Bosch et Doux à l'été 2004, ce sont des centaines de cas identiques que nous rencontrons dans les secteurs de la métallurgie, de l'agroalimentaire, du textile, de la chimie.
2. Contrairement aux idées reçues, la question des coûts salariaux n'est pas le premier motif de délocalisation.
Patronat et gouvernement successifs ont cherché à accréditer l'idée que les délocalisations avaient principalement pour origine le coût de la main-d'uvre. Du coup, on a consacré des dizaines de milliards d'euros à alléger les cotisations patronales. On a freiné la croissance des salaires. On a aggravé les conditions de travail. Avec quel résultat ? La consommation des Français ne croît plus, les dépenses publiques sont limitées et au bout du compte un travailleur français coûtera toujours plus qu'un salarié chinois ou malaisien.
Les entreprises se localiseront en France parce qu'il y aura un marché en développement, une main-d'uvre efficace, une recherche dynamique, des infrastructures de bon niveau et un système productif cohérent. On n'obtiendra pas cela par la concurrence sur le coût de la main d'uvre ou la flexibilité mais par une action collective organisée permettant de faire évoluer les choix stratégiques des grands groupes, de mieux lier l'avenir des PME sous-traitantes à des projets de développement.
3. La Cgt considère qu'il n'y a pas de fatalité. Encore faut-il refuser des textes comme la directive Bolkestein ou celle sur le temps de travail qui favorisent le dumping social et donc la délocalisation. Il ne suffit pas non plus de dire que la France et l'Europe doivent se spécialiser sur les seuls créneaux à forte valeur ajoutée qui, il faut le rappeler, n'emploient que peu de main d'oeuvre. Pendant longtemps les pouvoirs publics ont entretenu l'idée d'une division internationale du travail attribuant la fabrication des produits banalisés aux pays en voie de développement et celle des produits à haute valeur ajoutée aux pays riches. Cette vision des choses est en train de voler en éclats.
C'était une fois de plus une idée fausse qui a fait beaucoup de mal comme celle de la " fin de l'industrie en Europe ". Pourquoi les Chinois se cantonneraient-ils à visser des boulons. Ils ont plus d'ingénieurs que toute l'Europe réunie et ils n'ont pas l'intention de se spécialiser sur les créneaux les moins qualifiés.
4. En revanche, il faudrait dire qu'en Europe on ne peut pas continuer à produire de la même manière qu'hier. Les services s'industrialisent. L'industrie utilise de plus en plus de services sophistiqués. Il n'y aura pas pérennité de l'industrie en France et en Europe si les services et la recherche se délocalisent. L'inverse est aussi vrai. Il n'y aura pas d'emplois de service sans une industrie forte. C'est à l'articulation des deux que l'on peut trouver de nouvelles sources d'efficacité. Il est par exemple urgent de repenser l'organisation du travail. Selon certaines études, on n'utiliserait au mieux qu'1/5ème des capacités des systèmes informatiques installés !
Il faudrait aussi que les pouvoirs publics assument leurs responsabilités. Les salariés n'attendent pas la compassion de l'État mais une action cohérente pour inciter les entreprises à retenir des choix de développement et pénaliser celles qui préfèrent la facilité de la délocalisation au nom d'une rentabilité plus forte à court terme.
5. Plusieurs études et analyses tirent la sonnette d'alarme en invitant le gouvernement à repenser une politique industrielle. Des déclarations gouvernementales semblent aller dans le même sens. Mais les délocalisations et l'affaiblissement de nos structures productives continuent.
Il est grand temps de s'atteler à la tâche. C'est pourquoi la Cgt a accepté de participer au travail de la " Commission Beffa ". Celle-ci a fait des propositions pour le développement industriel et de la recherche qui lui est indispensable. On ne bâtira pas une nouvelle politique industrielle d'un seul coup en ne prenant qu'une des dimensions du problème. Des choses peuvent avancer à partir du moment où l'on ne cède pas au fatalisme. D'autant que l'on fait le constat que les règles européennes nous laissent plus de liberté qu'on ne le pense parfois.
Il faut dès lors tracer des perspectives et se doter d'instruments collectifs d'action. Les entreprises privées doivent être fortement sollicitées. La Cgt souhaite que l'on puisse créer les outils qui permettent tout à la fois une meilleure maîtrise des choix technologiques d'avenir, un co-financement de certaines actions de développement industriel des groupes et des PME et une meilleure utilisation des capacités humaines des salariés, techniciens, ingénieurs, chercheurs. Il y a aussi une approche spécifique à avoir vis-à-vis du secteur de la grande distribution.
6. Une action contre les délocalisations doit s'appuyer sur une véritable politique industrielle et de promotion des services de qualité. Nous mettons en avant six pistes de propositions.
a) des investissements publics en faveur de l'efficacité économique à long terme.
Au lieu de baisser les impôts, il faut utiliser les crédits publics pour que chaque jeune puisse obtenir une qualification. C'est encore près de 20 % des jeunes qui sortent du système éducatif sans véritable qualification. L'effort national de formation professionnelle ne cesse de reculer depuis 10 ans.
Services publics et équipements publics doivent être développés dans les secteurs des transports et des communications notamment.
La recherche doit être réellement une priorité nationale. Ce n'est pas le cas. La part de l'investissement dans les technologies de l'information est deux fois plus faible en France qu'aux États-unis.
b) un renforcement des garanties collectives via la création d'une sécurité sociale professionnelle.
Il faut éviter que le salarié perde ses droits quand il perd son emploi. Ses droits doivent être prolongés et transférables.
La rupture du contrat de travail doit être exceptionnelle et le salarié doit maintenir le plus longtemps possible le lien avec son entreprise, si possible jusqu'à ce qu'il retrouve un autre emploi.
L'accès à une véritable formation qualifiante doit être garantie par des droits individuels et collectifs à la formation et la mise sur pied d'un service public de type nouveau pour gérer la formation professionnelle continue.
c) une réforme des cotisations sociales dites " patronales ".
Le système actuel de calcul des cotisations sociales est particulièrement pénalisant pour les secteurs productifs occupant beaucoup de main-d'uvre.
Ce n'est pas le poids global des " charges sociales " qui pose problème mais leur répartition. Elles représentent 20 % de la valeur ajoutée dans les secteurs industriels comme celui des biens d'équipement. Elles ne représentent plus que 10 % dans le secteur des assurances. Elles tombent à 5 % dans les secteurs de l'eau, du gaz et de l'électricité.
A la place de la politique coûteuse d'exonération de charges (20 milliards d'euros en 2005), nous proposons une modulation des cotisations patronales en fonction de la priorité que les employeurs accordent à l'emploi.
d) la mise sur pied de fonds régionaux pour l'emploi.
Il s'agit par diverses interventions d'encourager les entreprises qui refusent de délocaliser.
Alors que 40 grands groupes affichent 55 milliards d'euros de profits, beaucoup d'entreprises économiquement rentables ferment faute de financements suffisants. C'est notamment le cas de PME qui n'accèdent que difficilement au crédit bancaire. Il s'agit dans le cadre d'orientations régionales et nationales de mobiliser de manière concertée des ressources publiques aujourd'hui largement gaspillées sous forme d'aides (trop peu contrôlées), celles des banques au travers du crédit (celui-ci est détourné vers la finance) et des investisseurs socialement responsables (fonds d'épargne des salariés).
La création d'un pôle public financier autour de la Caisse des Dépôts et de diverses institutions financières publiques, pourrait conforter une telle construction.
e) une véritable démocratie sociale.
Les entreprises se croient tout permis. Etienne Antoine Seillière déclare cyniquement " L'acquis social doit céder devant la nécessité économique ". Nous lui répondons : " Les prétentions exorbitantes des actionnaires doivent céder devant les exigences de solidarité ".
Il faut rééquilibrer les négociations entre employeurs et salariés. La négociation sociale doit être conditionnée à des élections de représentativité, à la pratique de l'accord majoritaire et à la hiérarchie des normes sociales.
f) une lutte en Europe contre le dumping fiscal et social.
Il faut mettre un coup d'arrêt aux directives qui facilitent le dumping social (Bolkestein et temps de travail). Il doit être mis un terme à la concurrence fiscale entre les pays de l'Union européenne notamment en matière d'impôt sur les sociétés et de taxation de l'épargne. Il faut faciliter le déclenchement de la clause de sauvegarde commerciale et mieux utiliser les fonds structurels.
Il faut en finir avec les paradis fiscaux que se ménage chaque pays européen pour attirer les capitaux financiers. La situation actuelle pénalise l'industrie et les activités productives.
L'amélioration des droits sociaux doit se concrétiser en renforçant le pouvoir des organisations représentatives des salariés et des comités de groupes : les trois quarts des entreprises de taille européenne qui devraient avoir un comité de groupe, en sont encore privées. On doit aller vers un socle de garanties communes avec le développement des fonds structurels pour les régions les moins avancées.
6. Nous revendiquons des mesures immédiates applicables en cas de délocalisation d'entreprise.
La Cgt met en avant trois exigences :
a) l'allongement, dans ce cas, des procédures d'information et de consultation des organismes représentant les salariés (notamment les procédures du Livre IV du Code du travail).
Il s'agit de pouvoir publiquement débattre de la pertinence des choix des directions et de se donner les moyens de bâtir des alternatives ;
b) le remboursement des aides publiques perçues par les entreprises en cause : aides à la localisation, aides à l'emploi, exonérations fiscales ;
c) quand il y a fermeture d'entreprise, qu'elle soit petite ou grande, il faut des mesures sociales dignes de ce nom qui permettent aux salariés de vivre et de retrouver un autre emploi. Une obligation de reclassement devrait être mise en uvre dans ce cas.
La Cgt, avec ses principales fédérations, a développé de multiples initiatives sur cette question des délocalisations et des enjeux industriels. Elle a organisé un rassemblement à Villepinte en juin 2004. Elle est en train de préparer une nouvelle initiative nationale de très grande ampleur pour le 9 juin prochain.
(Source http://www.cgt.fr, le 18 avril 2005)