Interview de M. Dominique de Villepin, Premier ministre, dans "Les Echos" du 23 septembre 2005, sur l'attractivité du territoire français et l'annonce du plan social à Hewlett-Packard, le "patriotisme économique", la situation des finances publiques et la hausse des prix du pétrole.

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Q. La réforme fiscale pour 2006 et 2007 est surtout ciblée sur les classes moyennes. N'avez-vous pas négligé, dans vos choix, la question de l'attractivité de la France ?
R. En Europe et dans le monde, il y a aujourd'hui une forte compétition fiscale. Pour y faire face, nous devons réformer notre propre système en nous fixant un double objectif de compétitivité et de justice sociale. Compétitivité, avec le plafonnement de la taxe professionnelle à 3,5% de la valeur ajoutée et le plafonnement du total des impôts directs à 60% du revenu fiscal. Justice sociale, avec une réforme de l'impôt sur le revenu dont les principaux bénéficiaires seront les classes moyennes, c'est-à-dire les salariés avec un revenu compris entre 1000 et 3500 euros par mois. Cela faisait des années que nous discutions de toutes ces réformes, que nous voulions les mettre en oeuvre : ce sera fait au plus vite, à partir du 1er janvier 2007 sur les revenus 2006.
Mais l'attractivité, cela ne se résume pas aux seules mesures fiscales. C'est une grande ambition, qui dépend aussi de la qualité des infrastructures et des services publics, du niveau de qualification de la main d'oeuvre, de l'existence de pôles d'excellence. La France dispose dans ces domaines de très grands atouts. Pour les valoriser, j'ai décidé de lancer un plan de 10 milliards d'euros d'investissements publics supplémentaires en faveur de la recherche, de l'innovation et des services publics. Nous avons aussi constitué 67 pôles de compétitivité et adapté la fiscalité des entreprises et des ménages. Vous le voyez, l'attractivité du territoire est une préoccupation majeure du gouvernement.
Q. L'ISF alimente une fuite de capitaux et d'entreprises vers l'étranger. Vous avez choisi d'aborder le problème par le biais du plafonnement à 60%. Envisagez vous des mesures complémentaires pendant la discussion budgétaire ?
R. L'ISF contribue à la solidarité : le modifier ne fait pas partie de mes priorités. En revanche, chacun sait que cet impôt peut produire des effets négatifs sur la croissance et sur l'emploi. Dans toute la mesure du possible, il faut les corriger. J'ai donc demandé à Thierry Breton et à Jean-François Copé de me faire des propositions. J'en parlerai naturellement avec les élus, les parlementaires, notre majorité.
Q. Beaucoup de grandes entreprises étrangères, comme HP, IBM ou Siemens, annoncent des suppressions d'emplois en France. Qu'en pensez-vous ?
R. Dans le même temps, Toyota décide de créer à Valenciennes 1 000 emplois. Parmi les 160 000 embauches de cadres qui ont lieu cette année, de nombreuses entreprises étrangères installées en France y contribuent. C'est bien la preuve qu'il faut nous battre sans cesse et sur tous les fronts.
Q. Face à l'émotion suscitée par les licenciements chez HP à Grenoble, Bruxelles a répondu au président de la République que la Commission était incompétente. Que peut faire le gouvernement ?
R. Voilà une entreprise qui marche bien, qui gagne beaucoup d'argent, qui s'est développée dans une région très dynamique...et qui annonce des suppressions d'emplois. Les gens se posent des questions. Nous les posons aussi à l'entreprise. Nous souhaitons qu'elle revoie à la baisse son plan de réduction des effectifs. Et je prends l'engagement que nous favoriserons le reclassement des salariés qui sont confrontés à cette situation particulièrement difficile.
Q. HP a bénéficié d'aides publiques pour son développement en France. Doit-elle les rembourser ?
R. Oui, j'estime qu'il serait normal que HP rembourse les aides publiques spécifiques dont elle a pu bénéficier. Chacun a un devoir vis-à-vis de la collectivité : ceux qui reçoivent des aides publiques doivent respecter les obligations qui les accompagnent. En retour, le gouvernement fera tout pour faciliter l'implantation et le développement dans de bonnes conditions des investisseurs étrangers dans notre pays. N'oublions pas qu'il y a 5117 salariés qui travaillent en France chez HP.
Q. Face aux délocalisations, quelle est votre politique ?
R. Il faut bien distinguer deux enjeux différents. Le premier est de court terme : il consiste à accompagner les restructurations industrielles pour qu'il n'y ait pas de perdant. Nous avons mis en place le nouveau comité interministériel à la compétitivité du territoire qui devra anticiper les situations difficiles. Nous avons aussi créé les conventions de reclassement personnalisé : 8 000 ont été signées sur la base d'une démarche volontaire ; tous les salariés de l'usine de chaussures Kélian à Romans y ont eu droit. Mais à plus long terme, l'essentiel est de créer des emplois dans les secteurs qui sont moins facilement délocalisables, comme les industries de haute technologie ou les services à la personnes. Les pôles de compétitivité, l'Agence nationale de la recherche, l'Agence de l'innovation industrielle nous permettront d'avancer dans cette voie. Et grâce au plan d'urgence du Gouvernement, plusieurs dizaines de milliers emplois pourront être créés dans les services d'ici 2006.
Q. Danone, cet été, vous vous êtes fait le chantre du "patriotisme économique". De quoi s'agit-il ?
R. On a voulu voir dans le patriotisme économique une idée défensive. Ce n'est pas du tout le cas. C'est exactement l'inverse : avec cette idée, c'est un esprit de rassemblement et de conquête que je veux susciter dans notre pays. Je suis convaincu que la France a des atouts exceptionnels et qu'elle n'a rien à craindre de la compétition internationale. Mais il faut que nos forces soient unies, rassemblées et mobilisées, que nous ayons la volonté de gagner ensemble, chefs d'entreprise, collectivités, Etat et salariés. On voit trop souvent en France une opposition stérile entre les entrepreneurs et les salariés. Mais ce sont les mêmes intérêts ! C'est la même aventure ! Créons la volonté de gagner ensemble. Développons en particulier la participation des salariés dans l'entreprise.
Q. Le patriotisme économique, n'est-ce pas une forme dépassée de nationalisme, contradictoire avec les nécessités de la mondialisation ?
R. Mais pas du tout. C'est même beaucoup plus moderne que l'idée pasteurisée du chef d'entreprise international qui vit dans la galaxie mondiale et qui a le sentiment qu'il n'a qu'un demi pied dans le sabot français ! Aux Etats-Unis ou au Japon, beaucoup de chefs d'entreprise ont leur drapeau dans leur bureau. Je ne vois pas pourquoi l'idée même de patriotisme économique serait moderne aux Etats-Unis et dépassée en France.
Q. HP pourrait invoquer... son patriotisme économique américain pour justifier ses suppressions d'emplois en France ?
R. Nous sommes dans une compétition. Chacun tient son rôle. Je veux que mon pays marque des points. Je n'interdis pas aux autres de le faire. C'est la règle du jeu mondiale.
Q. Prenons Danone : ce n'est plus une entreprise française, c'est justement une entreprise mondiale ?
R. Je ne le crois pas. Les bases de Danone sont en France : sa collecte de lait, ses eaux de source sont en France. La culture de l'entreprise, son management restent profondément français.
Q. Le décret que vous avez pris pour protéger les secteurs sensibles, n'est-ce pas un signal protectionniste ?
R. La France doit disposer de procédures spécifiques d'agrément lorsque les investissements étrangers touchent des secteurs sensibles comme la défense ou la sécurité. Cela est d'autant plus légitime que ces mesures ne remettent nullement en cause les partenariats européens. Les Américains ont depuis longtemps ce type de dispositif, comme d'ailleurs beaucoup d'autres pays. Il est temps que la France se dote d'un arsenal approprié. La compétition doit se faire à armes égales.
Q. Après le non au référendum européen, le pays n'est-il pas tenté par le repli...
R. C'est exactement l'inverse. J'entends le message des Français, je le prends en compte et je m'efforce d'y répondre en affichant une grande ambition française, en relançant notre présence en Europe, en sollicitant nos partenaires sur les attentes légitimes des Français : une mondialisation mieux maîtrisée.
Q. Faut-il revenir, dans la vie économique, à une certaine préférence nationale, voire communautaire ?
R. Je ne vois pas pourquoi la France ne ferait pas comme les Etats-Unis qui demandent par exemple à ses grandes entreprises de se fournir dans une certaine proportion auprès des PME américaines.
Q. L'Etat va réserver lui-même aux PME françaises 25 % de ses achats ?
R. Je souhaite aller dans ce sens. Mais cela ne se fera qu'avec l'accord de l'Union européenne. J'y travaille.
Q. Pour défendre le capital des entreprises françaises, vous allez prendre des mesures pour encourager l'actionnariat salarié. Figureront-elles dans le prochain budget ?
R. Absolument. L'épargne des Français est abondante, mais elle ne va pas suffisamment vers les entreprises. Le Gouvernement veut donc inciter les Français à placer une part croissante de leur épargne vers les actions : les produits d'assurance vie par exemple pourront désormais être étendus aux actions sans pénalisation fiscale. Par ailleurs, les salariés doivent devenir propriétaires de leurs entreprises : nous avons donc encouragé la distribution gratuite d'actions aux salariés et nous avons favorisé la détention d'actions sur le long terme. Deux parlementaires, François CORNUT-GENTILE et Jacques GODFRAIN, me remettront la semaine prochaine de nouvelles propositions pour développer la participation. Je suis certain que j'y trouverai matière à de nouvelles initiatives.
Q. Les investisseurs financiers tiennent une place grandissante dans le capital des grandes entreprises. La France doit-elle se doter de fonds de pension ?
R. N'ouvrons pas des débats idéologiques qui nous entraîneraient dans de nouvelles polémiques. Mais nous voyons bien que nous avons besoin de consolider nos entreprises par un actionnariat français. L'épargne retraite, incitée fiscalement par l'Etat, y contribue directement. La répartition doit rester la base de notre système de retraite.
Q. Votre discours sur le patriotisme économique est-il compris à Bruxelles ?
R. L'esprit de notre démarche n'est contesté par personne. Je l'ai expliqué aux commissaires européens.
Q. Parmi les débats idéologiques difficiles figure le financement des universités. Pourquoi refusez- vous d'accorder l'autonomie aux présidents qui le demandent ?
R. Dans le domaine de l'université, je suis bien convaincu qu'il faut agir et vite. Car le rang d'un pays développé se joue sur sa recherche, sur la qualité de ses universités, sur sa capacité à attirer les meilleurs étudiants du monde. La France a été longtemps en pointe, elle risque aujourd'hui de prendre du retard. En matière de recherche, le plan d'action qui sera prochainement dévoilé permettra notamment aux établissements qui le souhaitent de mettre en commun leurs moyens pour être plus performants. En ce qui concerne les universités, les esprits restent très divisés : certains veulent l'autonomie, d'autres restent fondamentalement attachés à l'unité de gestion parce qu'ils craignent la rupture du principe d'égalité. Je crois que, pour sortir de ces oppositions, il faut être pragmatique, affirmer clairement notre fidélité aux principes républicains et en même temps viser plus de souplesse. Les présidents d'université doivent pouvoir être déchargés le plus possible des tâches administratives. J'aurai par ailleurs l'occasion d'annoncer des initiatives fortes sur la recherche au cours des prochaines semaines, qui montreront clairement que le gouvernement se préoccupe de la compétitivité de ses universités.
Q. Au sein de la zone euro, la France est critiquée à Bruxelles. Les perspectives de ses finances publiques se dégradent. Les déficits resteront, en 2005 et 2006 à 3 % du Pib.
R. Avec un baril de pétrole qui approche les 70 dollars, il est normal que nous adaptions notre politique budgétaire pour la croissance et l'emploi. Cela ne remet nullement en cause nos engagements vis-à-vis de nos partenaires : nous tiendrons le cap des 3 %.
Q. Dans la majorité, on vous presse d'engager la réforme de l'Etat, de diminuer le nombre de fonctionnaires. D'autant plus qu'il y a, avec les 60 000 départs en retraite, une opportunité.
R. On ne peut pas raisonner comme ça ! Quand le Canada a décidé de réformer son administration, il ne s'est pas réveillé le mardi en disant qu'il allait réduire de 30% ses effectifs le mercredi parce qu'il y avait une opportunité. Il a élaboré un plan stratégique. Quand je suis arrivé à Matignon, on m'a demandé, au bout de quinze jours, de tailler dans la fonction publique : j'ai refusé parce que j'estime que je n'ai pas vocation à gérer les effectifs à l'aveugle avec un rabot. Reprenons les sujets dans l'ordre : quelles sont les missions stratégiques de l'Etat ? Quelles sont les missions qu'il peut déléguer ? Sur la base de cette évaluation, ajustons les effectifs en fonction des besoins réels de nos compatriotes. Et gardons à l'esprit la nécessité d'améliorer la mobilité, l'évaluation et les carrières des fonctionnaires.
Q. Depuis des années, on en parle, il y a eu de nombreux rapports sur la question.
R. De nombreuses procédures ont été lancées. Mais nous ne disposions pas encore des leviers d'action stratégique indispensable : la LOLF constitue un premier outil.
Par ailleurs lorsque vous entrez dans le concret des métiers, lorsque vous parlez des instituteurs, des infirmiers, des gendarmes, des policiers, tout change. Et les mêmes qui vous enjoignent aujourd'hui de tailler dans les dépenses seront les premiers à regretter la fermeture d'une gendarmerie ou d'un hôpital dans leur commune. Ma conviction, c'est qu'on ne réformera pas l'Etat contre la fonction publique. Menons le travail d'évaluation et de concertation indispensable, distinguons les tâches de gestion et les emplois qui correspondent à un service rendu à l'usager, regardons si des redéploiements sont possibles, redéfinissons les missions, intéressons les fonctionnaires. Je veux avancer avec détermination et dans le souci de la concertation.
Q. Compte tenu des difficultés immédiates à réduire la dépense publique, était-il raisonnable d'annoncer 3,5 milliards d'euros de baisses d'impôt en 2007 ?
R. Ces baisses d'impôts seront financées par la maîtrise de la dépense de l'Etat, qui devra progresser moins vite que l'inflation. Je suis comptable de chaque denier public, qu'il s'agisse du budget de l'Etat ou de celui de la sécurité sociale. Je souhaite que toutes les collectivités publiques participent à cet effort de meilleure gestion.
Q. La journée d'action du 4 octobre sera centrée sur la défense du pouvoir d'achat. Fallait-il pour cela stigmatiser une grande entreprise française comme Total et la menacer d'une taxe exceptionnelle si elle ne baissait pas ses prix à la pompe ?
R. Chacun est dans son rôle. Chacun doit trouver des solutions qui vont dans le sens de l'intérêt général. C'est ce qui a été fait à l'issue de la table ronde organisée à Bercy : les compagnies pétrolières ont accepté de baisser les tarifs, de reverser une partie de leurs bénéfices pour favoriser le développement des énergies renouvelables et de ne pas répercuter immédiatement la hausse du prix du pétrole sur les prix à la pompe.
Q. 95 % des profits de Total viennent de l'étranger. L'entreprise pourrait un jour, excédée d'être constamment accusée de ne pas être suffisamment citoyenne, décider d'aller s'installer ailleurs.
R. Où que vous alliez dans le monde, vous trouvez les mêmes interrogations sur le prix du pétrole et le comportement des entreprises pétrolières. Soyons sérieux. Je pense que nous avons agi sur un mode constructif, avec le souci du dialogue. Dans la passe difficile que la France traverse, l'Etat et les entreprises ont intérêt à associer leurs efforts et à comprendre les messages que les Français leurs adressent. Regardez la téléphonie mobile : c'est une dépense qui pèse de plus en plus lourd dans les budgets des ménages. J'ai demandé à Thierry BRETON de recevoir rapidement les opérateurs afin de trouver des solutions appropriées. Regardez encore les difficultés d'accès aux services bancaires pour les personnes les plus défavorisées : des mesures ont été prises avec la création du droit au compte et grâce au dynamisme des banques. Mais je suis convaincu que nous pouvons aller plus loin en simplifiant l'accès à ce droit et en offrant toute une palette de services à des tarifs intéressants. Donne une place à chacun, c'est l'affaire de tous. Les entreprises doivent se rendre compte qu'un certain nombre de ménages sont en difficulté et qu'il faut les aider à avoir accès à leurs services ou à leurs produits.
Q. Vous vous êtes engagé à ouvrir le capital d'Edf. Le gouvernement semble de plus en plus prudent sur cette question.
R. J'ai pris des engagements. L'augmentation de capital aura lieu le moment venu pour permettre à l'entreprise d'assurer son développement.
Q. Avec le "contrat nouvel embauche", on vous voyait plutôt comme un libéral. Avec votre discours sur le patriotisme économique, on vous voit plutôt comme un interventionniste. Sur le plan économique, comment vous définiriez-vous ?
R. La seule chose qui m'intéresse, ce sont les résultats. Alors interventionniste ? Oui, parce que je ne peux me satisfaire du laissez-faire. Soucieux de donner plus de souplesse ? Oui, mais toujours dans le respect de l'équilibre qui est une exigence française. Je ne suis pas là pour endosser les habits de telle ou telle famille idéologique. Je défends l'intérêt général, je suis au service de tous. La France est dans une situation difficile, elle a besoin de se rassembler : alors je veux éviter les faux débats, les fausses querelles et j'essaie de trouver des solutions concrètes et pragmatiques pour que mon pays avance.
Q. Vous croyez encore au modèle français, à ses vertus, à la nécessité de le préserver ?
R. Evidemment. Regardez autour de vous : chaque pays reste fidèle à sa tradition. Et ceux qui voudraient ressembler au voisin se condamneraient. La France a des atouts formidables. Elle a aussi des faiblesses évidemment, mais qu'il faut corriger avec habileté et courage : si vous vous précipitez, vous prenez le risque de tout enflammer et donc de tout paralyser. En revanche, si vous recherchez des solutions équilibrées, vous avancez parce que tout le monde est susceptible de s'y rallier.
Q. L'équilibre d'abord, plutôt que la rupture ?
R. L'équilibre et le mouvement. Le dynamisme et la solidarité. Les deux vont de pair.