Texte intégral
Mesdames et Messieurs les Ministres,
Mesdames et Messieurs les Parlementaires,
Monsieur le Secrétaire général,
Mesdames et Messieurs les Ambassadeurs et Consuls généraux,
Mesdames et Messieurs,
Chers Amis,
Nous voici donc réunis aujourd'hui, avec Catherine Colonna et Brigitte Girardin, pour tenir, avec vous, cette nouvelle Conférence des ambassadeurs. Ce rendez-vous est d'abord pour nous le temps de la réflexion. Parce que nous sommes soumis en permanence à la pression de l'actualité, l'une de nos toutes premières exigences doit être de prendre de la distance, la distance nécessaire pour appréhender les enjeux avec un regard élargi et lucide.
Mais nous ne devons pas en rester là : il ne suffit pas d'écouter et de comprendre les autres. Il faut aussi écouter et comprendre les Français surtout quand ils se sont exprimés le 29 mai dernier avec force. Nos compatriotes ont rappelé qu'ils voulaient être mieux et davantage associés aux choix européens de notre pays. Retenons, si vous le voulez bien, d'entrée de jeu, ce principe que je souhaite faire respecter : notre action internationale doit être à l'écoute en permanence des préoccupations et des souhaits de nos compatriotes. Même si beaucoup d'entre vous sont, par leurs fonctions mêmes, éloignés de notre pays, ils doivent garder à l'esprit cette nécessité de rester proches de l'opinion nationale.
C'est en s'appuyant sur cette double écoute que nous pourrons alors définir les lignes d'une action internationale ambitieuse pour notre pays. L'une des premières convictions, en effet, que j'ai pu conforter, à l'occasion des récentes crises comme lors de mes déplacements, est que notre pays, quels que soient les changements du monde, a toujours une voix singulière à faire entendre, et que cette voix est attendue.
Mais si nous voulons affirmer cette ambition française, c'est-à-dire défendre et promouvoir une politique étrangère de convictions, c'est la vigilance et la réactivité qui doivent être nos maîtres mots. En permanence, le travail de réflexion doit être, de notre part à tous, quotidien car nous devons être capables de percevoir rapidement les signes de l'évolution du monde pour les analyser, réagir et nous adapter. Dans ce rôle de veille, vous êtes en première ligne. Rien dans le monde d'aujourd'hui n'incite au confort des certitudes.
Première question que nous pouvons aborder ensemble ce matin : comment se présente le nouvel état du monde ? Cette période charnière, que nous traversons avec l'effondrement du système des blocs et la recomposition globale de notre monde depuis 15 ans, se poursuit désormais avec un nouveau phénomène, le phénomène de la mondialisation. C'est un facteur de progrès mais aussi de nouveaux bouleversements, qui appelle à un nouveau mode de gouvernance internationale.
Essayons de comprendre les grandes tendances de fond de cette période.
Le premier constat, que je ferai ce matin, est que les enjeux portent d'abord sur le fonctionnement même du système international. Car, dans cette transition qui se poursuit depuis quinze ans, il y a des acteurs issus de l'après-Deuxième guerre mondiale qui existent encore aujourd'hui : je pense en particulier, dans des registres différents bien sûr, à l'ONU, à l'Union européenne, à l'OTAN dont le rôle, qu'elle cherche d'ailleurs à redéfinir, ne saurait être de limiter le nécessaire développement de l'Europe de la défense ; il y a aussi les acteurs de l'ancien bloc de l'Est qui ont disparu avec la fin de la guerre froide. Et puis il y a surtout ces nouveaux acteurs qui, à la faveur de la disparition des blocs et de la mondialisation justement, ont fortement accru leur position internationale tant économique que politique. Ils jouent un rôle diplomatique croissant en menant une action extérieure bien au-delà de leur environnement régional. On le voit bien sûr avec la Chine, avec le Japon, avec l'Inde, avec le Brésil et bien sûr avec l'Afrique du Sud ou encore le Nigeria.
Avec ces nouveaux pôles de puissance et, en corollaire, l'intensification des regroupements régionaux, apparaît la nécessité d'intégrer ces Etats et ces ensembles aux structures de décision chargées du maintien de la stabilité internationale. On retrouve là, vous l'avez compris, naturellement, tout le débat sur l'élargissement du Conseil de sécurité.
Ces changements géopolitiques profonds ont, pour nous aussi, des conséquences majeures. L'une des plus délicates est bien sûr de passer du statut de subordonné à celui de partenaire, sujet par sujet, crise après crise, sans les automatismes de jadis. Vous l'avez compris, c'est une question qui se pose ou se posera pour toutes les puissances, récentes ou anciennes, dans leur relation avec les Etats-Unis. Et c'est donc naturellement pour nous une donnée forte de la relation transatlantique dans la durée.
Autre enjeu pour le fonctionnement du système international : la prise en compte de nouveaux défis. J'en vois deux, il y en a d'autres, j'en vois deux ce matin : le terrorisme international et la mondialisation. Car, dans cette période-charnière, avec l'intrusion du terrorisme international comme acteur du système mondial, capable de tirer parti de toutes les faiblesses et d'agir sur la vulnérabilité de nos démocraties, oui, le 11 septembre 2001 est à l'évidence un moment-clé. La guerre d'Irak et les bouleversements qui l'ont suivie le sont également. De l'un et l'autre, ne nous trompons pas, deux interrogations se dégagent :
Première question : dans quelle mesure les textes et les institutions à vocation mondiale, forgés dans la seconde moitié du vingtième siècle, sont-ils pertinents pour traiter les nouvelles menaces liées au terrorisme et à la prolifération des armes de destruction massive ? Deuxième question : comment faire en sorte que les seules règles du jeu universelles dont nous disposons aujourd'hui - celles de la Charte des Nations unies - permettent le développement d'un multilatéralisme efficace ?
Question corollaire, celle de l'emploi de la force : à quel moment se justifie le recours à la force dans le respect de la Charte des Nations unies et dans le cadre d'une mission internationale ? Comment définir cette mission au-delà de l'urgence - c'est facile dans l'urgence peut-être -, en ayant à l'esprit ce devoir qui s'impose de plus en plus, celui de protéger ? Comment aussi organiser la fin de cette mission après avoir mis en place un processus assurant à la fois la stabilité politique et la reconstruction économique ? C'est le problème de l'Irak, c'est le problème de la Côte d'Ivoire et d'autres régions.
Mais, au-delà du recours à la force, chacun est conscient que la coopération internationale face au terrorisme passe aussi par une étroite collaboration pour s'attaquer aux fléaux dont prennent prétexte les mouvements terroristes. Soyons clairs : rien, certes, ne peut justifier les actes de terrorisme dont nous avons eu encore récemment le terrible spectacle. Mais si nous voulons apporter à notre combat contre le terrorisme des solutions durables, nous devons également nous mobiliser pour la démocratie, pour le développement, contre les inégalités. Car les crises ou les menaces donnent des prétextes à ceux qui prônent la violence aveugle. La mobilisation du système international contre le terrorisme doit donc apprendre à développer cette démarche que je qualifierais de globale.
Il en va de même du défi de la prolifération des armes de destruction massive. Aujourd'hui, c'est la crédibilité des outils multilatéraux qui est en jeu en ce domaine. Le système international doit être capable de répondre aux menaces nouvelles ; l'Iran et la Corée du Nord seront un test à cet égard. Faut-il aller jusqu'à adapter les instruments existants afin de mieux prendre en compte également la prolifération non-étatique ? En tout état de cause, nous devons veiller à faire respecter, tout en les faisant évoluer si nécessaire, les principes qui ont inspiré jusqu'à présent la communauté internationale en la matière ainsi que les engagements pris par un régime de contrôle renforcé. Pour l'heure, sur ce sujet, nous avons constaté de la part de la communauté internationale un consensus sur la menace, un accord sur l'objectif, une coopération diplomatique efficace dans le cadre des institutions multilatérales existantes. Cet acquis, fondamental, doit être préservé.
Autre enjeu : définir la réponse du système international à la mondialisation. Doit-on "laisser aller et laisser faire", faut-il épouser, comme synonyme incontestable du progrès, la déréglementation, la tendance à l'uniformisation culturelle, linguistique et finalement intellectuelle ? Car si la mondialisation a d'indéniables effets positifs, elle est aussi porteuse de dangers nouveaux : pour la sécurité internationale - on vient de parler du terrorisme, qui s'oppose à la mondialisation tout en l'utilisant - pour la sécurité intérieure avec la progression du trafic de drogues, les pandémies, la traite des êtres humains. Pour le tissu social de nos sociétés avec les délocalisations ou le chômage, ou encore un sentiment de perte d'identité qui entraîne parfois en retour des regains de nationalisme porteurs de tensions.
Pensons, enfin, dans le cadre de la mondialisation, à l'aide au développement : si la mondialisation a pu permettre, par l'augmentation des échanges commerciaux, à de nombreux pays de connaître enfin le bénéfice d'une croissance forte pour leur économie, elle a accentué, par ailleurs, le retard des pays les plus pauvres et rendu encore plus aiguë la nécessité d'un engagement résolu en faveur du Sud. Chacun connaît les positions de la France telles que le président de la République les a exprimées à de nombreuses reprises. Brigitte Girardin y reviendra tout à l'heure. Mais soyons conscients qu'il s'agit là de l'un des enjeux majeurs pour la stabilité internationale.
Dans ce contexte, et comme l'a indiqué hier le président de la République, la France, avec plusieurs de ses partenaires, portera aux Nations unies le projet d'un premier prélèvement international de solidarité sur les billets d'avion en vue d'affecter ces ressources supplémentaires à la lutte contre le sida, le paludisme et la tuberculose. A ce titre, je voudrais faire ce matin une proposition, celle de voir les fonds issus de ce prélèvement de solidarité participer à la création d'une centrale d'achat de médicaments qui pourrait être placée auprès du Fonds mondial de lutte contre le sida. Il s'agirait ainsi de participer à l'objectif ambitieux fixé à Gleneagles d'un accès universel aux traitements pour tous les malades du sida qui en ont besoin d'ici à 2010. Je rappelle que traiter un malade du sida aux Etats-Unis, en Union européenne, représente 13 000 euros par malade et par an. Une centrale d'achat aboutit à 150 euros par malade et par an, c'est-à-dire que des millions de personnes sont sauvées.
On le voit : que les problèmes et les défis du monde soient anciens ou nouveaux, leur solution ne peut être trouvée que dans une démarche collective, concertée et légitimée par le système multilatéral. C'est pourquoi nous restons fidèles au soutien résolu que notre pays apporte aux Nations unies. A la veille du rendez-vous majeur que sera le Sommet du Millénaire à New York, avec un ordre du jour qui commandera la capacité d'action de l'ONU pour les décennies à venir, notre engagement est plus fort que jamais. Voilà quelques réflexions sur le nouvel état du monde.
Mais face au nouvel état du monde, nous devons apporter la réponse de la diplomatie française, une réponse marquée par le volontarisme et le refus du repli sur soi.
Une politique étrangère, c'est avant tout le refus du fatalisme : en matière internationale comme pour le reste, des choix doivent être faits, des discernements éthiques et techniques demandent à être conduits jusqu'au bout, des moyens d'action doivent être rassemblés. Et le terme de politique "étrangère" ne désigne pas forcément l'écart entre le "eux" et le "nous" qui diviserait irrémédiablement les nations ; pris à neuf, il fait droit à l'altérité, à "l'étrangeté" qui marque l'écart entre des partenaires attelés à la tâche commune d'assurer un futur plus humain à la planète qu'ils se partagent. Affirmer qu'il existe toujours un espace pour une "politique étrangère", c'est donc vouloir poursuivre une quête tout à la fois plurielle et partagée pour assurer aux peuples et cultures qui expriment les altérités de notre humanité leur plein épanouissement.
Comment affirmer cette politique étrangère ? En ayant une idée claire des convictions qu'elle entend défendre et en se donnant un cap précis pour affronter les questions majeures de notre temps, à commencer par l'Europe. La France a des atouts incomparables qui demeurent et doivent être utilisés aujourd'hui plus que jamais. Surtout, nous devons bâtir sur l'originalité française, c'est-à-dire sur cette volonté de mettre en avant dans le concert des nations le souci de l'universel. Même si cet universel a profondément évolué, même si cet universel représente aujourd'hui un ensemble de plus en plus mobile, sans cesse renouvelé par le dialogue des cultures et des peuples, notre pays doit continuer d'y apporter sa contribution propre.
Pour promouvoir l'action internationale de notre pays, inspirée par son histoire et nourrie par ses principes et ses valeurs, je veux vous faire partager trois convictions qu'il me semble essentiel de placer au cur de notre diplomatie.
- D'abord le sentiment de l'interdépendance étroite de notre monde sur tous les sujets. La menace terroriste est l'expression la plus spectaculaire de cet état de fait. Elle est loin d'en être la seule. Pauvreté, épidémies, ressources en eau et en énergies, réchauffement de la planète, questions posées par les biotechnologies, fragilités du système financier international Telles sont quelques-unes des questions majeures que se partagent les membres de la communauté internationale. Il y a là une solidarité de fait dont l'évidence n'est pas encore pleinement ressentie mais qui doit être le ressort d'une politique étrangère au service à la fois de la nation qui la mène et de l'intérêt général mondial.
Je suis médecin et j'ai été ministre de la Santé. C'est peut-être cela qui m'amène à percevoir spontanément la communauté internationale comme un corps atteint de maux variés, qui ne peut se rétablir qu'à travers une approche collective. Le danger commun que représentent les pandémies a une valeur exemplaire, et les leçons à en tirer peuvent être appliquées à d'autres crises, à d'autres dangers. Gardons présente à l'esprit la réalité d'une communauté internationale solidaire dans la menace comme dans l'espoir et l'action.
- Interdépendance donc mais aussi tolérance et dialogue. Portons haut notre attachement au dialogue entre les cultures et les civilisations. Car, en ces temps d'intolérance, d'exploitation des différences pour inciter à la haine ou à la violence, la France doit faire prévaloir l'écoute attentive de la multiplicité des voix et des expériences. Vous en faites l'expérience chaque jour. Aujourd'hui, cette démarche là, celle qui crée des liens concrets, humains, quotidiens, doit être poursuivie sans relâche.
Elle doit s'accompagner de la défense dans le monde du pluralisme culturel. Ce combat, pour faire entrer la diversité culturelle dans le droit international, n'est pas uniquement celui de la France ; c'est celui de nombreux autres pays. C'est dans cet esprit que nous espérons cet automne, à l'UNESCO, faire adopter la Convention qui permettra à chaque peuple et à chaque pays de conserver la liberté de soutenir ses uvres et ses créateurs. C'est dans le même esprit que nous voulons en Europe conserver les atouts qui ont permis depuis quinze ans à la production nationale et européenne audiovisuelle de se développer. Je pense, vous l'avez compris bien sûr, essentiellement à la directive "Télévisions sans frontières" que j'ai défendue comme ministre de la Culture et de la Communication lors de la Présidence française de 1995. Face aux révolutions technologiques d'aujourd'hui qui sont au cur de l'influence de demain, la France doit être davantage présente dans l'espace mondial de la communication.
- Au-delà du dialogue et de la tolérance, nous devons enfin donner toute sa place à l'émergence d'une véritable responsabilité collective en faveur de la paix. Les ressentiments liés aux inégalités du monde sont d'autant plus violents et profonds que les injustices sont désormais perçues en temps réel : celui qui n'a pas assez à manger, dont les enfants ne peuvent être soignés, dont la récolte a été emportée par une catastrophe naturelle, voit chaque jour sur les écrans de télévision le monde qu'on lui montre vivre et prospérer. La résignation ou le fatalisme d'autrefois devient colère, rancur ou, plus simplement, désir d'émigration.
Il ne s'agit donc pas aujourd'hui de "rétablir l'ordre", mais de créer les conditions d'un ordre acceptable, c'est-à-dire un ordre plus juste. Ne pas se contenter de maintenir la paix mais être davantage conscient que la paix est une construction permanente ; inventer des solutions négociées aux injustices qui menacent les plus pauvres de la planète; résister au fondamentalisme culturel par la quête du dialogue et du respect mutuel.
Dans ce même esprit, notre conception de la multipolarité n'est pas, comme on le croit souvent, motivée par la simple préoccupation de rééquilibrer un monde où il n'y aurait désormais qu'une superpuissance ; ce n'est pas cela. Elle correspond à la conviction que des ensembles régionaux responsables sont mieux à même de garantir le fonctionnement harmonieux de la communauté internationale sur le long terme. Le monde multipolaire est d'ailleurs un fait. Et nos efforts doivent tendre à ce qu'il soit davantage fondé sur le droit et la responsabilité collective et agisse selon des règles de jeu acceptées par tous. La France, pour sa part, y travaille car c'est la seule voie qui offre une réponse sérieuse aux évolutions annoncées par le poids croissant des nouvelles puissances.
Mesdames et Messieurs les Ambassadeurs, ces convictions, j'entends les mettre en uvre dans les grands chantiers que nous avons à affronter au cours des prochains mois :
Vous vous en doutez, on en a beaucoup parlé hier après-midi, le premier chantier c'est l'Europe. Catherine Colonna vous en parlera plus longuement après moi. Mais nous voyons bien que la crise ouverte, en fait révélée, par les rejets de la Constitution européenne en France et aux Pays-Bas, amplifiée par l'absence d'accord sur les perspectives financières, plonge les Européens dans une période de doute et d'interrogations. Celles-ci sont d'autant plus fortes qu'elles sont liées à un sentiment de désarroi face à une construction de plus en plus complexe et en perpétuel mouvement.
Depuis le Traité de Maastricht, trois nouveaux traités ont été négociés et signés ? Amsterdam, Nice, le Traité constitutionnel -, 13 nouveaux Etats membres ont été admis et de nouvelles négociations d'adhésion ont été conclues ou programmées. Ces changements répondaient à de réels impératifs, certes, mais comment s'étonner de la difficulté qu'éprouvent nos concitoyens pour comprendre et s'identifier à cette Union ? Dans ce contexte, le vote du 29 mai a traduit, à l'évidence, le sentiment que notre peuple dans sa majorité ne reconnaissait plus l'Europe imaginée par les pères fondateurs et la plupart des responsables politiques qui ont contribué à la mise en route du projet. Où est l'identité, disait-on hier après-midi ?
Mais ce n'est pas parce qu'il y a eu refus qu'il faut baisser les bras. Aujourd'hui, nous avons besoin de repartir et de redonner une vision de l'avenir de l'Europe à nos concitoyens. Et cette vision doit bien évidemment prendre en compte les prochains élargissements qui pourraient se présenter. Il ne fait guère de doute, en effet, que nos concitoyens ont voulu marquer, par leur vote du 29 mai, une réelle préoccupation par rapport à des adhésions qui ont pu leur apparaître comme une "fuite en avant". De nouveaux élargissements, en l'absence de nouveaux modes de fonctionnement et sans adaptation des objectifs que nous nous sommes fixés, ne manqueraient pas de susciter les mêmes réserves. Il y a là une mise en garde que nous devons prendre en compte.
La Turquie représente, à cet égard, un dossier particulièrement sensible. Chacun a pu mesurer, au cours des derniers mois, les réactions de l'opinion face à la perspective d'une telle adhésion. En assortissant sa récente signature du protocole à l'accord sur l'Union douanière d'une déclaration unilatérale sur Chypre, la Turquie n'a pas facilité les choses : il n'est guère envisageable qu'un pays qui demande à entrer dans une communauté refuse de reconnaître l'un de ses membres.
Nous sommes donc en droit de demander à la Turquie qu'elle clarifie sa position et qu'elle s'engage à mettre en uvre, de manière effective, toutes ses obligations au titre de son association avec la communauté, y compris en ce qui concerne l'accès des Etats membres aux ports et aéroports turcs. Cette demande est légitime ; elle est faite dans un esprit de responsabilité car la France ne veut pas ouvrir une nouvelle crise en Europe. Elle entend respecter ses engagements mais attend de la Turquie, comme des autres pays candidats, qu'ils respectent les leurs et satisfassent ainsi aux conditions posées pour rejoindre l'Union.
Le temps européen est long, nous le savons. Les deux prochaines années seront cruciales : nous allons devoir à la fois travailler à l'évolution de nos politiques communes en précisant ce que nous voulons faire ensemble, nous prononcer sur les perspectives et le calendrier des prochains élargissements, tout en confortant la politique de voisinage notamment avec nos partenaires du Maghreb et de la Méditerranée dans le cadre du processus de Barcelone, et donner un nouvel élan à l'action internationale de l'Union européenne. Dans l'immédiat, la priorité, me semble-t-il, doit être de recréer de la confiance et de l'espérance, mettre de la cohérence et de la cohésion dans l'action, en particulier en donnant à nos peuples des "preuves d'Europe", des preuves concrètes d'Europe - le temps est au concret -, c'est-à-dire en démontrant la valeur ajoutée européenne dans des matières très concrètes comme la recherche, l'enseignement supérieur, l'innovation. Retrouver l'envie de travailler ensemble, de bâtir patiemment une ambition renouvelée pour notre continent. Bref, redonner du sens à cette entreprise sans pareille qu'est la construction européenne.
Pour ma part, je souhaiterais ici insister sur plusieurs champs d'action où j'entends, sous l'autorité du président de la République et du Premier ministre, et en collaboration étroite avec mes collègues du gouvernement, prendre l'initiative :
- D'abord, la gouvernance économique en premier lieu : chacun peut voir que l'euro demeure aujourd'hui une construction inachevée faute d'une politique économique sérieusement coordonnée entre les pays membres de la zone euro. Chacun peut observer également que l'Union européenne connaît aujourd'hui un retard de croissance important par rapport aux Etats-Unis - 1, 1,5 % -. Notre objectif ne doit-il pas être de combler ce retard aussi rapidement que possible ?
Tous les domaines de l'action économique sont en quête d'une coopération renforcée, qu'il s'agisse de la fiscalité, de la politique budgétaire, des efforts de modernisation de nos économies qui affrontent une concurrence internationale de plus en plus vive, comme on peut l'observer chaque jour avec la Chine. Face à ces défis et alors que nous avons su sauter le pas en nous dotant d'une monnaie unique accompagnée d'une politique monétaire elle aussi unifiée, nous n'avons pas su conduire le même effort dans le domaine de la gestion économique. Et ce ne sont ni le Pacte de stabilité ni la stratégie de Lisbonne qui nous garantissent aujourd'hui une réponse suffisante aux problèmes que nous devons affronter. Mettre en place les éléments d'une véritable gouvernance économique, établir un dialogue résolu avec la Banque centrale européenne et développer ainsi une zone de prospérité et de croissance harmonieuse autour de l'euro - je prends l'exemple des Etats-Unis que je vois investir 100 milliards de dollars par an sur les bio, les nanotechnologies ; il n'est pas anormal que l'Union européenne puisse faire la même chose de manière coordonnée, en faisant la différence entre un euro donné à la recherche et un euro donné dans le système de fonctionnement - : c'est là que se situe à mon sens la nouvelle étape de l'ambition européenne, à la mesure des projets portés par tous ceux qui nous ont précédés dans cette formidable aventure de l'Europe : le gouvernement économique européen.
- Deuxièmement, la recherche. Elle doit devenir demain, à l'image de la Politique agricole commune, une vraie politique européenne, capable de prendre en compte les dernières technologies d'avenir qu'il s'agisse des nano, des info ou des biotechnologies. Il serait irresponsable de ne pas s'unir dans ce domaine où se trouvent les emplois de demain. Ceci implique que, progressivement, les agences nationales de recherche dans les différents Etats membres se rapprochent les unes des autres jusqu'à former un réseau étroitement coordonné, pourquoi pas une "Agence européenne de la Recherche" ? Ainsi pourra se mettre en place une action européenne, riche de la valeur ajoutée apportée par chacun et susceptible de mettre la recherche européenne à la hauteur de ses principaux concurrents.
- La sécurité ensuite : nos concitoyens ont besoin de ressentir que l'Europe est capable de les protéger face aux menaces qui nous assaillent aujourd'hui. Trois exemples parmi d'autres, empruntés à l'actualité, illustreront mon propos : les attaques terroristes telles que nous les avons vues se produire à Madrid ou à Londres nous obligent à rechercher ensemble des réponses à ces agressions ; plus que jamais, nous devons nous mobiliser sur le plan opérationnel, en matière de coopération judiciaire et dans nos efforts pour renforcer nos contrôles aux frontières, notamment à l'aide des visas biométriques. Les citoyens européens attendent de nous, dans ce domaine, une action énergique, résolue et durable.
Il en va de même pour tout ce qui relève de la sécurité aérienne : face aux catastrophes qui se sont multipliées tout au long de l'été, l'opinion exige avec raison que nous soyons capables de protéger les passagers des transports aériens contre les pratiques inacceptables de la part d'entreprises peu scrupuleuses. Listes "noires", contrôles de sécurité renforcés et harmonisés, échanges de renseignements et bien d'autres mesures encore doivent être sans délai mises en uvre au sein de l'Union pour répondre aux inquiétudes des Européens. Aujourd'hui, je vois la France produire une liste noire, je vois la Belgique, Monsieur le Ministre, produire une autre liste noire. Il serait souhaitable que l'Union européenne puisse précéder les différents Etats membres.
Sécurité en matière de santé enfin : alors que la grippe aviaire se développe en Asie, notre Europe doit être en mesure, sans alarme excessive mais avec rigueur et méthode, de coordonner sa réponse face à ce nouveau risque. Nos concitoyens pourraient-ils nous pardonner si, après le drame de la vache folle, nous n'avions pas retenu les leçons de cette douloureuse épreuve et si nous étions incapables de mettre en place une riposte efficace ?
- L'action extérieure enfin : face à des menaces d'origine humaine, comme la prolifération des armes de destruction massive ou le défi du sous-développement, face à des catastrophes naturelles telles que la famine, la sécheresse, les pandémies ou encore les atteintes à l'environnement, les fléaux de notre temps exigent des réponses collectives, c'est-à-dire une capacité à mobiliser la solidarité de la communauté internationale. C'est là une chance unique pour l'Europe, l'occasion de prendre la tête d'initiatives généreuses et utiles, l'opportunité de démontrer que notre Union est capable d'exister au-delà de ses propres frontières. La création d'une force européenne de sécurité civile, telle qu'envisagée après le tsunami, ou encore d'une force d'action rapide humanitaire, ou encore la mise en place d'un service civil européen, comme l'a souhaitée le Premier ministre, en seront l'expression la plus concrète. La montée en puissance opérationnelle de la Politique européenne de sécurité et de défense (PESD) devra également se poursuivre.
Mais, au-delà de l'Union proprement dite, notre objectif doit être l'organisation du continent européen dans son ensemble. La vocation de paix qui était à l'origine du projet européen et qui a accompagné la réconciliation franco-allemande retrouve aujourd'hui toute sa pertinence. Cela conduit à s'interroger sur les relations que l'Union souhaite développer avec ses voisins, ceux qui sont appelés à nous rejoindre comme les autres. Nous ne devons pas craindre de poser les vraies questions et de rappeler nos critères.
Dans cet esprit, l'Union européenne souhaite donner aux peuples des Balkans l'espoir et la perspective de la rejoindre. C'est un puissant facteur de stabilité pour cette région meurtrie. Dans le même temps, cette évolution doit obéir à une exigence éthique et nous serons très vigilants à cet égard, notamment en ce qui concerne la coopération avec le Tribunal international pour l'ex-Yougoslavie.
La Russie, en pleine mutation, est également au cur de l'avenir de notre continent. Pour les Européens, l'enjeu sera d'établir avec ce grand partenaire des relations durables, basées sur la confiance, favorisant des évolutions mutuellement avantageuses. Il s'agit là de l'un des plus grands défis stratégiques que l'Union européenne va rencontrer dans les prochaines années : partenaire essentiel sur le plan énergétique, doté d'un potentiel politique, économique et culturel considérable, mais confronté à de sérieux besoins de réforme économique et politique, la Russie doit trouver sa place dans une Europe démocratique et prendre toute sa part dans le développement d'un continent prospère et réconcilié avec lui-même.
De l'autre côté de l'Atlantique, dans le vide laissé par la fin du conflit est-ouest, l'Amérique, forte de son immense puissance politique et militaire, économique, technologique et culturelle, a voulu prendre les choses en main. Mais elle voit les limites de son action et les limites de l'unilatéralisme. Ce constat confirme s'il en était besoin que, dans le monde d'aujourd'hui, aucune nation ne peut à elle seule agir et décider pour les autres quand il s'agit de paix.
Au moment où l'Amérique prend conscience des mérites d'un partenariat transatlantique basé sur la confiance et le respect mutuel, l'Europe doit saisir l'occasion pour jouer son rôle dans les affaires du monde. Mais soyons attentifs à ne pas retarder les échéances par nos doutes ou par nos hésitations : il serait paradoxal, au moment où les Etats-Unis semblent prêts à accepter un vrai partenariat avec l'Union européenne, que celle-ci se mette en retrait pour faire face à ses difficultés internes.
Nous travaillons et échangeons beaucoup avec les Etats-Unis. Sur le terrain comme sur les idées - je pense à l'évolution des projets de démocratisation du Moyen-Orient - le dialogue produit de bons effets. Je crois que cette tendance s'amplifiera ; en tout cas, j'y travaillerai avec nos partenaires américains, dans un esprit d'amitié mais aussi d'exigence et de fermeté : nous avons à défendre notre vision du monde et notre conception d'un partenariat équilibré.
Sur le même continent, avec les pays d'Amérique latine, nous partageons une vision très proche des problèmes du monde, de la lutte contre la pauvreté engagée par le président de la République avec ses homologues brésilien et chilien, à l'attachement à la diversité culturelle et au multilatéralisme. Cette proximité, nos valeurs communes comme la présence de la France dans cette région, nous permettent d'agir en faveur du développement et de la stabilité, à l'image de notre action en Haïti. A leur façon, le Brésil, l'Argentine ou encore le Mexique, illustrent bien l'émergence de ces nouvelles puissances régionales avec lesquelles se construira le monde multipolaire.
Au Proche-Orient, chacun pressent que de nouvelles perspectives sont possibles : nous devons tout faire pour qu'après des années de drame et de reculs, le cercle vertueux menant à la paix soit relancé. Nous avons salué le retrait de Gaza, remarquablement géré de part et d'autre. C'est une mise en uvre exemplaire du principe "paix contre territoire", à la base de tous les efforts depuis la Conférence de Madrid de 1991. L'espoir immense qui naît doit encourager Israéliens et Palestiniens à aller de l'avant en reprenant le processus précis et équilibré de la Feuille de route. Il faut trouver le bon rythme : celui qui permet de nouveaux progrès en construisant chaque étape sur le succès de la précédente, sans à-coup et sans interruption. Le dialogue entre les parties est la clé de ce processus ; l'appui de la communauté internationale en est la condition. Forte de ses relations avec les Palestiniens et de l'amitié renouvelée qui la lie aux Israéliens, la France agira avec ses partenaires européens pour qu'au-delà du retrait de Gaza, les éléments d'une paix durable, encore une fois inscrits dans la Feuille de route, se mettent en place.
Nous l'avons toujours dit : l'impact de ce conflit va au bien au-delà des deux peuples concernés ; il en ira de même de son règlement. Dans un Moyen-Orient plus troublé que jamais, la paix qui permettra aux Palestiniens de disposer d'un Etat souverain et aux Israéliens de vivre en sécurité sera la meilleure réponse aux pessimistes mais aussi la meilleure réponse au terrorisme international qui prend prétexte de situations dans l'impasse pour justifier ce qui est, en réalité, un rejet fondamental de relations pacifiques entre les civilisations.
Ces progrès de la paix au Proche-Orient et, au Liban, le retour par la démocratie à une souveraineté trop longtemps limitée, redonnent espoir à une région à laquelle nous sommes profondément liés.
C'est pourquoi nous devons aussi travailler à ce qu'en Irak, le processus politique réussisse afin que cesse la violence aveugle qui fait chaque jour des victimes et empêche la stabilisation et la reconstruction de ce pays. C'est d'abord, bien sûr, l'intérêt des Irakiens ; c'est aussi l'intérêt de toute la communauté internationale.
L'essentiel est de ramener la paix. Face à la violence, qui s'aggrave, il est chaque jour plus manifeste que rien de durable ne sera bâti en Irak si l'on ne parvient pas à réconcilier les différentes communautés, à les convaincre de vivre ensemble et à les convaincre de définir ensemble une vision commune de l'avenir de leur pays.
L'unité et la souveraineté de l'Irak sont au cur des questions qui commandent une solution de long terme. C'est naturellement aux Irakiens de décider la forme constitutionnelle de leur Etat, sans interférence extérieure mais en prenant en compte ce principe fondamental de la démocratie qu'est, à côté de la loi de la majorité, le respect des minorités et de leur place.
Notre soutien aux efforts des Irakiens pour franchir les obstacles est total. Même s'il exclut, chacun le sait, toute présence militaire sur le terrain, il passe par des actions de formation que notre ambassade à Bagdad parvient à mener, dans des conditions très difficiles.
Car cet appui international est indispensable. Peut-être doit-on réfléchir à le renouveler en réunissant par exemple les participants à la Conférence de Charm el-Cheikh de novembre dernier afin de fixer de nouveau le cap, de réaffirmer la perspective du retrait des forces étrangères et d'accompagner les étapes à venir du processus institutionnel. Nous aurons sans doute à y revenir dans les prochains mois.
L'Afrique. L'Afrique occupe une place particulière dans ce paysage international ainsi que dans le cur et la conscience de la France. Les liens anciens qui nous unissent aux peuples africains justifient que notre pays, plus que jamais, poursuive son combat pour le développement mais aussi pour la réduction des conflits et la prévention des crises sur le continent africain. En 20 ans, la part de l'Afrique dans le commerce international est passé de 10 à 2 %.
L'Afrique aujourd'hui résume tous les enjeux et toutes les menaces du monde contemporain. L'Afrique illustre de façon emblématique le lien indissociable souligné hier par le président de la République entre solidarité, sécurité et responsabilité. L'Afrique occupera donc à l'évidence une place particulière dans le 21ème siècle qui commence. Soyons lucides. Il n'y aura pas de sécurité ni de croissance pour le monde occidental, et en particulier pour le continent européen, que quatorze kilomètres de mer seulement séparent du continent africain, sans développement et stabilisation de l'Afrique.
Sécurité et développement sont indissociables. L'enlisement des crises et la pauvreté ne sont pas une fatalité africaine. Le continent africain est désormais marqué par une dynamique qui s'accélère. Sa croissance atteint aujourd'hui le triple de la croissance européenne. En quelques années, l'Angola, puis le Sud-Soudan, la Sierra Leone, bientôt peut-être le Libéria, sont sorties de guerres interminables. Il y a quelques jours, l'investiture du président burundais a marqué la fin d'un processus de transition entamé il y a cinq ans à Arusha. Parallèlement, d'autres zones de fragilité apparaissent, en Afrique de l'Ouest, ou dans la bande sahélienne qui court de la Mauritanie à la Somalie. Chacune fait peser un risque collectif sur la région, sur le continent, sur le monde. Par définition, toute dynamique est vulnérable. Travaillons, avec nos partenaires, à conforter celles qui tendent vers la stabilisation, et à contrer celles qui poussent à la crise. Parce qu'il y va aussi de sa propre sécurité, la communauté internationale doit s'engager résolument pour accélérer les sorties de crises en Afrique.
Mais elle doit aussi faire en sorte que la croissance de l'Afrique ne dépende plus exclusivement de l'aide au développement. Travaillons à défaire ce paradoxe inacceptable qui fait que l'Afrique est riche et que les Africains sont pauvres. Quittons la logique de la compassion, de la bonne conscience occidentale, de la posture de "la main qui donne au-dessus de la main qui reçoit", pour considérer qu'il y va de notre intérêt mutuel. Confortons en priorité l'intégration du continent africain dans les circuits économiques et financiers mondiaux. Veillons à assurer des perspectives à la jeunesse africaine, qui représente aujourd'hui plus des deux tiers de la population de ce continent voisin. Ces sujets majeurs seront au cur des discussions prochaines à New York pour le Sommet du Millénaire, mais aussi, ne nous trompons pas, à la fin de l'année - peut-être surtout à la fin de l'année - à Hong Kong dans le cadre de l'OMC.
Les liens anciens qui nous unissent à ce continent sont un atout précieux. Ils justifient que la France, plus que jamais, poursuive en tête son combat pour le développement, mais aussi pour la réduction des conflits et la prévention des crises.
En Côte d'Ivoire comme au Soudan, en Afrique de l'Ouest comme dans la région des Grands Lacs, la France continuera d'appuyer l'engagement politique croissant des médiations régionales, en particulier celui de l'Union africaine, en mobilisant en permanence à cet effet la communauté internationale, à travers les grandes enceintes où nous sommes présents : Conseil de sécurité, Union européenne, institutions financières internationales. Elle le fera avec le souci, ici comme ailleurs, de faire respecter le principe démocratique de base qu'est l'élection, la souveraineté de l'Etat, l'intangibilité des frontières et la sécurité des populations.
En Asie, l'interdépendance ne garantit pas encore la sécurité. Paradoxalement, la dynamique de croissance y nourrit parfois davantage les ambitions de puissance que la stabilité et l'intégration régionale. Avec la Chine, l'Inde et le Japon, ce sont trois puissances asiatiques qui, aujourd'hui, tirent parti l'une de l'autre et font bénéficier le monde de leur développement. Il est clair que les frictions régionales n'ont pas disparu pour autant, bien au contraire ! Mais les responsabilités internationales allant de pair avec l'accession à la puissance, celles-ci devront être assumées par ces pays, mutuellement acceptées, et partagées sans exclusion dans les institutions multilatérales et régionales.
S'il est difficile de prédire l'issue de ce mouvement, les partenariats que nous entretenons avec New Delhi, Pékin et Tokyo devront, de plus en plus, prendre en compte cet "équilibre des puissances" qui est appelé à dominer le paysage asiatique. Il en va de même, je vous ai bien entendu hier, pour l'Union européenne qui doit aussi prendre toute la place qui lui revient dans les différents formats du dialogue régional ou inter-régional au sein de ce grand ensemble asiatique. Nous devons, d'autre part, comme Français et comme Européens, continuer à bâtir notre partenariat avec une Asie du Sud-Est qui se structure, année après année, et souhaite dépasser le tête-à-tête avec ses grands voisins immédiats.
Voilà, Mesdames et Messieurs les Ambassadeurs, je voudrais vous dire qu'au service de cette action diplomatique ambitieuse, nous devons disposer d'un outil diplomatique assuré de ses missions, disposant des moyens nécessaires et de méthodes appropriées, et ayant défini ses priorités d'action.
Je n'entends guère prolonger mon intervention puisque nous aurons l'occasion d'y revenir demain matin. Mais je souhaiterais cependant vous faire part de quelques convictions fortes, pour terminer, que suscite en moi cette grande administration de l'Etat qu'est le Quai d'Orsay.
S'agissant tout d'abord de vos missions, ce n'est pas parce qu'elles ont ce je ne sais quoi d'intemporel qu'elles ne doivent pas être explicites. Tout à l'inverse, elles doivent s'adapter au temps pour bien le comprendre et mieux y promouvoir nos intérêts. Ce souci d'adaptation, j'entends plus particulièrement le faire prévaloir dans trois directions : l'interministérialité, le réseau, la communication.
- Le Quai d'Orsay a une vocation interministérielle, on le sait. Cette évidence juridique ne doit pas être assénée à l'intérieur de l'Etat comme un privilège normatif. Par-delà l'Etat, elle doit résulter tout naturellement de la valeur ajoutée qu'apporte à chacun notre expérience de la négociation, notre connaissance des pays et des cultures, notre maîtrise des mécanismes internationaux. Elle ne doit pas être réclamée à cor et à cri pour nous protéger, mais elle doit s'affirmer sans monopole ni exclusive. L'évidence de cette dimension interministérielle doit pouvoir s'appuyer, bien plus qu'aujourd'hui, sur les parcours eux-mêmes interministériels de nos agents. Et, si nous devons nous réjouir d'être l'un des ministères les plus attractifs, il nous revient d'essaimer davantage pour que la compétence qui nous est reconnue s'exprime mieux dans les instances décisionnelles où rien de ce qui est international ne doit nous rester étranger.
De fait, il n'est plus une crise ou un dossier où il n'est pas nécessaire de faire appel à d'autres administrations. On le voit dans tous les domaines, depuis le dossier nucléaire iranien jusqu'au récent accident aérien au Venezuela qui a coûté la vie à plus de 150 de nos compatriotes de la Martinique, en passant par la grippe aviaire : avec l'Intérieur, l'Outre-mer, la Défense, les Affaires sociales, la Santé, le Tourisme ou d'autres encore, nous avons établi une concertation étroite pour mettre en uvre une réaction efficace, rapide et reconnue. Et je voudrais ici saluer le dévouement, la disponibilité et la compétence des agents de cette maison, face aux situations de crise malheureusement fréquentes ces derniers mois. Volontaires de la cellule de crise, personnels spécialisés dans l'assistance aux Français à l'étranger, dépêchés sans préavis au bout du monde, ils illustrent le fait que la notion de service public reste vivante.
- Cette propension à bien traiter des affaires internationales tient aussi, et en large part, aux réseaux que la France développe à l'étranger. Nous sommes l'une des diplomaties dont non seulement le réseau est le plus dense, mais encore celle qui exerce la plus large palette de métiers : politiques, consulaires, culturels, de coopération..., sans compter la tutelle des autres services de l'Etat ou de ses démembrements. C'est là un atout dont on ne mesure trop souvent que les contraintes sans en apprécier les avantages. Pour autant, ce n'est pas nous qui dessinons la carte du monde ; nous portons des héritages qui nous empêchent parfois de répondre aux appels de l'avenir. Or nos métiers et nos usagers évoluent ; les redondances doivent donc être supprimées et les conformismes combattus, alors que d'autres intervenants - notamment dans la société civile ou l'entreprise - agissent. Par ailleurs, le choix n'est pas entre être présent ou absent, mais entre comment être plus ou moins efficace. Nous devons offrir à la France le réseau optimum lui permettant d'affirmer sa vocation bilatérale, européenne et internationale. Nous y travaillons depuis longtemps, mais la tâche n'est pas accomplie ; c'est là une de mes priorités que je me fixe pour les mois à venir. J'ajoute que, à côté des nombreuses réflexions déjà menées sur notre organisation centrale, j'ai demandé qu'une directive nationale d'orientation des ambassades soit élaborée pour évaluer, à l'image de ce qui a été fait pour les préfectures, ce à quoi devrait ressembler une ambassade dans 6 ou 8 ans. Je n'en attends ni un modèle ni une recette, mais une image dont le reflet éclairera nos décisions. Plusieurs d'entre vous ont d'ailleurs déjà été consultés à ce sujet et d'autres le seront bientôt.
Au-delà, et dans le cadre de l'effort de modernisation de la direction générale de la Coopération internationale et du Développement (DGCID) qui est mené depuis longtemps, et qui a déjà produit de remarquables résultats, se pose une question, celle de la visibilité et de la signature de notre réseau, en particulier la signature de nos institutions culturelles dont la multiplicité est parfois source de confusion chez nos partenaires étrangers. Dans nombre de pays, nos centres culturels sont des institutions d'un remarquable rayonnement, mais il nous faut travailler à une image globale, lisible, aisément identifiable, qui rende compte d'une uvre collective, en phase avec les priorités de notre action diplomatique.
Dès mon arrivée au Quai d'Orsay, j'ai demandé à la DGCID de travailler à l'étude de différents schémas d'action complémentaires. L'un consisterait à regrouper nos moyens d'influence culturelle à l'étranger, en particulier l'Agence française d'action artistique (AFAA) et l'Agence pour la Diffusion de la Pensée française. J'ai également demandé à l'AFAA de me donner sa vision de cette possible agence d'influence culturelle. L'autre projet nous conduirait à faire travailler ensemble nos opérateurs Egide et EduFrance, pour que nous soyons enfin en mesure d'améliorer les conditions d'accueil des étudiants étrangers en France. Sur la base des différents scénarios étudiés, je compte demander à deux personnalités d'étudier et de proposer très rapidement la meilleure organisation possible dans ces deux secteurs, en coordination étroite avec les ministères de la Culture et de la Communication d'une part, de l'Education nationale, de l'Enseignement supérieur et de la Recherche d'autre part, et en associant bien sûr les agents concernés.
J'attacherai aussi de l'importance à la poursuite de la modernisation de notre réseau d'enseignement français à l'étranger : l'Agence pour l'enseignement français à l'étranger (AEFE) a mené à bien la maîtrise des coûts de fonctionnement de nos établissements. Elle doit désormais prendre en compte l'évolution de la présence française à l'étranger pour adapter le dispositif éducatif mis en place, et permettre aussi aux enfants d'autres communautés de recevoir l'éducation à laquelle ils aspirent.
- L'importance, enfin, prise par la communication publique n'a pas besoin d'être soulignée ; à l'étranger plus encore, l'ambassadeur en est l'un des vecteurs décisifs. Il est frappant, à cet égard, de constater combien nos principaux partenaires attachent aujourd'hui de l'importance à cette dimension de leurs activités. Elle est devenue non seulement partie intégrante de notre diplomatie, mais elle développe désormais une dimension globale, prenant en compte tous les aspects de l'action d'un pays. C'est désormais l'image de notre pays dans sa totalité qu'il faut défendre et qu'il faut promouvoir. On le constate chaque jour, la bataille de l'influence pour tout membre de la communauté internationale passe désormais par des campagnes soigneusement pensées et méticuleusement exécutées. Et nul ne peut ignorer que l'information fait ou défait les opinions des milieux dirigeants de notre univers mondialisé plus sûrement qu'une initiative bien pensée mais qui ne serait pas connue du public. C'est bien dans cet esprit que nous devons avancer désormais rapidement pour mettre en place une nouvelle chaîne internationale de l'information.
La communication c'est aussi la capacité d'être à l'écoute de son temps : dans ce monde où il apparaît si difficile de sérier les acteurs, les effets et les causes, nous devons être attentifs aux nouveaux espaces de réflexion qui se multiplient. Leur développement est un signe de notre époque, l'indication que de nouveaux partenaires prennent leur part dans l'orientation des décisions. Ne vous trompez pas sur cela, la démocratie participative est émergente dans de nombreux de pays dans le monde. Ni les nations, ni les organisations internationales ne doivent y voir une menace. Car il s'agit là, au contraire, d'un enrichissement. A nous de faire preuve d'ouverture et d'adaptabilité, d'accueillir, en confiance, ces acteurs nouveaux, de les écouter et de chercher, sans préjugé, où se trouve l'intérêt de la communauté internationale tout entière. A nous aussi de participer à ce mouvement en étant davantage présents dans ces forums et en créant les nôtres, en France comme à l'échelon européen.
Autres partenaires quotidiens, influents, compétents de l'action internationale, les ONG mènent des actions sur les mêmes terrains que nous et sont de plus en plus parties prenantes dans la vie internationale. Au-delà de leur démarche propre, elles expriment l'intérêt croissant du public pour l'actualité de notre monde et les drames qui le touchent. Il n'est pas d'action diplomatique aujourd'hui, en matière humanitaire ou en matière de désarmement, mais aussi dans la gestion de la suite des conflits, qui ne doive prendre en compte l'avis, l'expérience et les capacités des ONG. Je pourrais d'ailleurs très largement dire la même chose des collectivités territoriales, de plus en plus actives à l'étranger, et avec lesquelles le Département entretient une relation très nourrie. On comprendra que, comme élu local, j'y sois très attentif.
La mise en uvre des missions qui précèdent doit se faire au travers de méthodes de travail rénovées. Beaucoup a déjà été fait grâce, en particulier, aux efforts du Secrétaire général et de ses prédécesseurs : "Feuille de route" pour les chefs de poste, lettres de mission pour les directeurs à l'administration centrale, développement dans nos postes à l'étranger des services administratifs et financiers uniques ou encore mise en place de nouvelles règles du jeu établies dans le cadre de la LOLF.
Devons-nous aller plus loin et envisager, comme nombre d'autres diplomaties ou opérateurs internationaux l'ont déjà fait, des réformes de structures pour mieux prendre en compte les nouvelles réalités en matière de communication ou de défis globaux, notamment dans le domaine économique, environnemental ou du développement humain ? J'en suis convaincu et, s'il ne faut jamais trop suivre la mode en ce domaine, ignorer l'évidence peut s'avérer dangereux et rendre décalée et obsolète la seule satisfaction de l'existant.
Ainsi de la sécurité - des postes, des agents, des communautés - car c'est désormais une fonction à plein temps que de l'assurer. Je souhaite que soit menée une réflexion pour rationaliser les services qui traitent cette question évidemment majeure, et créer une fonction spécialisée, comme c'est le cas chez beaucoup de nos partenaires. Plus généralement, je demande que l'on continue le travail en cours pour améliorer notre dispositif de gestion de crise.
Autre domaine de préoccupation : nombre des sujets qui nourrissent l'actualité internationale sont globaux, nombre des initiatives qui distinguèrent récemment la France ont porté sur des défis globaux, nombre des problématiques sur lesquelles - pays par pays - vous travaillez sont consolidées à Paris pour forger notre conviction et définir notre action globale. Une approche trop institutionnelle des choses borne la vision et éclaire insuffisamment l'horizon. Pour autant, nous avons tous vu trop d'organisations s'abîmer dans la "réformite" pour sombrer dans ce travers. Un équilibre fécond doit donc être trouvé entre le possible et le souhaitable. Ma conviction est qu'un organigramme n'a jamais rien d'exemplaire : il exprime avant tout une politique. Concentrons donc notre effort collectif à définir, puis à expliquer cette politique, écoutons les postes comme les services centraux, les agents les plus expérimentés comme les plus jeunes de vos collègues, et tirons-en alors, mais alors seulement, la meilleure organisation susceptible de servir l'action pour laquelle nous aurons envie de nous engager.
D'ici là, travaillons dans le respect des règles : qu'il s'agisse du temps de séjour des ambassadeurs, des appels par ordre, des absences pour congé, de la mise à disposition des résidences des chefs de poste en leur absence, ou encore du respect des circuits hiérarchiques, trop souvent l'humeur est à l'improvisation ou à l'invocation systématique de situations exceptionnelles. Prenons garde à préserver l'exceptionnel esprit de disponibilité des agents de ce ministère - je viens de le rappeler - et à éviter le risque d'un délitement progressif de la discipline qui doit s'imposer à tous et d'abord à ceux qui détiennent l'autorité.
La discipline à laquelle je vous appelle n'a rien de subalterne. Elle repose sur la conviction que, pour ne pas succomber au doute existentiel dans lequel certains se complaisent, il importe avant tout de savoir pour qui et pour quoi nous travaillons. Il faut faire émerger un esprit collectif, notamment dans vos postes, qui dépasse les querelles internes et suscite la légitime fierté d'une appartenance commune. Pour cela, vous en conviendrez, l'exemple, celui de la rigueur, du respect des règles et de la probité, de l'esprit d'équipe, doit venir d'en haut.
Dans l'année qui vient, notre administration devra poursuivre avec détermination les chantiers prioritaires lancés par mes prédécesseurs. Ils ont été choisis après un long examen ; je n'entends pas les remettre en cause, mais il faut à présent obtenir des résultats concrets.
Je veux ainsi mener à bien le contrat de modernisation entre le Quai d'Orsay et le ministère des Finances, plaçant de la sorte notre Maison en tête de la réforme de l'Etat ; je veux poursuivre une stratégie ministérielle de réforme ambitieuse pour que notre image ne soit pas celle qu'on nous renvoie trop souvent, mais bien celle que vous vivez et que vous faites vivre au quotidien ; je veux que nos efforts soient reconnus et qu'un retour sur effort nous soit attribué ; je veux que nous sortions de ces logiques stériles : celle du "toujours plus" comme celle du "jamais assez" ; je veux que nous améliorions notre gestion non pas pour passer pour un bon élève, mais pour allonger notre vision, hausser notre ambition et conforter notre mission de service public.
Le budget pour 2006 sera rigoureux puisque le budget général de la France le sera également, sinon davantage. Cette contrainte des moyens nous impose un discours ferme sur les priorités qui seront les nôtres, et qui le seront d'autant plus qu'il nous en coûtera davantage pour les réaliser. Je pense, notamment, à la modernisation de notre système d'information et, plus particulièrement encore, à celle de notre correspondance diplomatique ou, dans un autre domaine, à la mise en place des visas biométriques. Toutes ces actions vous seront présentées en détail. Sachez simplement qu'elles sont d'autant plus nécessaires qu'elles correspondent à de vraies priorités pour lesquelles nous avons dégagé de vrais moyens.
Je n'oublie pas, bien sûr, la gestion de nos ressources humaines : mise en place de méthodes d'évaluation des agents, gestion de l'encadrement supérieur dont vous connaissez tous les contraintes particulièrement lourdes dans cette phase de notre histoire, effort de transparence dans les affectations des chefs de poste ou encore amélioration de la situation des recrutés locaux, ce sont là quelques-uns des dossiers sur lesquels j'entends que de réels progrès soient obtenus et ressentis comme tels par les agents des Affaires étrangères.
Permettez-moi, toutefois, deux observations dans ce domaine :
Je vous demande personnellement de prêter une attention toute particulière à vos recrutés locaux en poste dans les services ou les résidences. Trop longtemps, ils ont été considérés comme une facilité, une variable d'ajustement, une source d'économies faciles. C'est une erreur. Car ils participent à part entière aux missions de service public dont vous êtes comptables. A leur manière, ils portent aussi une image de l'action de la France à l'étranger et de la façon dont notre pays gère ceux qui la servent.
S'agissant des fonctionnaires, comme partout ailleurs dans l'Etat, notre Maison connaît des déséquilibres démographiques qui tendront forcément à disparaître : mais ils ne doivent pas servir de prétexte à la démotivation des plus jeunes. J'entends que ceux-ci soient écoutés et, chaque fois qu'il est possible, entendus car on ne construit rien de durable sans l'adhésion de celles et ceux qui vous succèderont au service de notre pays. J'entends également, et dans le même esprit, que des progrès soient accomplis dans l'évaluation des agents, à commencer par le haut de la hiérarchie : le talent, l'effort et le dévouement ne doivent pas seulement être salués, ils doivent aussi être récompensés. Aucune organisation à dimension mondiale ne fonctionne aujourd'hui sans un système fiable d'évaluation de la performance.
Bien des questions pourraient encore être évoquées, mais je préfère ici m'en tenir à un message simple en guise de conclusion : plus que jamais, il y a place dans notre pays pour une politique étrangère inventive et audacieuse, fidèle à la tradition diplomatique de la France et centrée sur les réalités et les défis passionnants d'aujourd'hui et de demain.
Cette "fidélité créatrice" est bien celle que j'attends de vous dans l'exercice de votre mission. Je sais aussi pouvoir compter sur vous pour insuffler le même état d'esprit à vos collaborateurs. Plus que toute réforme administrative, c'est ce partage du même esprit, de la même ambition, qui continuera à faire de notre Maison une institution vouée au service de la France.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 31 août 2005)
Mesdames et Messieurs les Parlementaires,
Monsieur le Secrétaire général,
Mesdames et Messieurs les Ambassadeurs et Consuls généraux,
Mesdames et Messieurs,
Chers Amis,
Nous voici donc réunis aujourd'hui, avec Catherine Colonna et Brigitte Girardin, pour tenir, avec vous, cette nouvelle Conférence des ambassadeurs. Ce rendez-vous est d'abord pour nous le temps de la réflexion. Parce que nous sommes soumis en permanence à la pression de l'actualité, l'une de nos toutes premières exigences doit être de prendre de la distance, la distance nécessaire pour appréhender les enjeux avec un regard élargi et lucide.
Mais nous ne devons pas en rester là : il ne suffit pas d'écouter et de comprendre les autres. Il faut aussi écouter et comprendre les Français surtout quand ils se sont exprimés le 29 mai dernier avec force. Nos compatriotes ont rappelé qu'ils voulaient être mieux et davantage associés aux choix européens de notre pays. Retenons, si vous le voulez bien, d'entrée de jeu, ce principe que je souhaite faire respecter : notre action internationale doit être à l'écoute en permanence des préoccupations et des souhaits de nos compatriotes. Même si beaucoup d'entre vous sont, par leurs fonctions mêmes, éloignés de notre pays, ils doivent garder à l'esprit cette nécessité de rester proches de l'opinion nationale.
C'est en s'appuyant sur cette double écoute que nous pourrons alors définir les lignes d'une action internationale ambitieuse pour notre pays. L'une des premières convictions, en effet, que j'ai pu conforter, à l'occasion des récentes crises comme lors de mes déplacements, est que notre pays, quels que soient les changements du monde, a toujours une voix singulière à faire entendre, et que cette voix est attendue.
Mais si nous voulons affirmer cette ambition française, c'est-à-dire défendre et promouvoir une politique étrangère de convictions, c'est la vigilance et la réactivité qui doivent être nos maîtres mots. En permanence, le travail de réflexion doit être, de notre part à tous, quotidien car nous devons être capables de percevoir rapidement les signes de l'évolution du monde pour les analyser, réagir et nous adapter. Dans ce rôle de veille, vous êtes en première ligne. Rien dans le monde d'aujourd'hui n'incite au confort des certitudes.
Première question que nous pouvons aborder ensemble ce matin : comment se présente le nouvel état du monde ? Cette période charnière, que nous traversons avec l'effondrement du système des blocs et la recomposition globale de notre monde depuis 15 ans, se poursuit désormais avec un nouveau phénomène, le phénomène de la mondialisation. C'est un facteur de progrès mais aussi de nouveaux bouleversements, qui appelle à un nouveau mode de gouvernance internationale.
Essayons de comprendre les grandes tendances de fond de cette période.
Le premier constat, que je ferai ce matin, est que les enjeux portent d'abord sur le fonctionnement même du système international. Car, dans cette transition qui se poursuit depuis quinze ans, il y a des acteurs issus de l'après-Deuxième guerre mondiale qui existent encore aujourd'hui : je pense en particulier, dans des registres différents bien sûr, à l'ONU, à l'Union européenne, à l'OTAN dont le rôle, qu'elle cherche d'ailleurs à redéfinir, ne saurait être de limiter le nécessaire développement de l'Europe de la défense ; il y a aussi les acteurs de l'ancien bloc de l'Est qui ont disparu avec la fin de la guerre froide. Et puis il y a surtout ces nouveaux acteurs qui, à la faveur de la disparition des blocs et de la mondialisation justement, ont fortement accru leur position internationale tant économique que politique. Ils jouent un rôle diplomatique croissant en menant une action extérieure bien au-delà de leur environnement régional. On le voit bien sûr avec la Chine, avec le Japon, avec l'Inde, avec le Brésil et bien sûr avec l'Afrique du Sud ou encore le Nigeria.
Avec ces nouveaux pôles de puissance et, en corollaire, l'intensification des regroupements régionaux, apparaît la nécessité d'intégrer ces Etats et ces ensembles aux structures de décision chargées du maintien de la stabilité internationale. On retrouve là, vous l'avez compris, naturellement, tout le débat sur l'élargissement du Conseil de sécurité.
Ces changements géopolitiques profonds ont, pour nous aussi, des conséquences majeures. L'une des plus délicates est bien sûr de passer du statut de subordonné à celui de partenaire, sujet par sujet, crise après crise, sans les automatismes de jadis. Vous l'avez compris, c'est une question qui se pose ou se posera pour toutes les puissances, récentes ou anciennes, dans leur relation avec les Etats-Unis. Et c'est donc naturellement pour nous une donnée forte de la relation transatlantique dans la durée.
Autre enjeu pour le fonctionnement du système international : la prise en compte de nouveaux défis. J'en vois deux, il y en a d'autres, j'en vois deux ce matin : le terrorisme international et la mondialisation. Car, dans cette période-charnière, avec l'intrusion du terrorisme international comme acteur du système mondial, capable de tirer parti de toutes les faiblesses et d'agir sur la vulnérabilité de nos démocraties, oui, le 11 septembre 2001 est à l'évidence un moment-clé. La guerre d'Irak et les bouleversements qui l'ont suivie le sont également. De l'un et l'autre, ne nous trompons pas, deux interrogations se dégagent :
Première question : dans quelle mesure les textes et les institutions à vocation mondiale, forgés dans la seconde moitié du vingtième siècle, sont-ils pertinents pour traiter les nouvelles menaces liées au terrorisme et à la prolifération des armes de destruction massive ? Deuxième question : comment faire en sorte que les seules règles du jeu universelles dont nous disposons aujourd'hui - celles de la Charte des Nations unies - permettent le développement d'un multilatéralisme efficace ?
Question corollaire, celle de l'emploi de la force : à quel moment se justifie le recours à la force dans le respect de la Charte des Nations unies et dans le cadre d'une mission internationale ? Comment définir cette mission au-delà de l'urgence - c'est facile dans l'urgence peut-être -, en ayant à l'esprit ce devoir qui s'impose de plus en plus, celui de protéger ? Comment aussi organiser la fin de cette mission après avoir mis en place un processus assurant à la fois la stabilité politique et la reconstruction économique ? C'est le problème de l'Irak, c'est le problème de la Côte d'Ivoire et d'autres régions.
Mais, au-delà du recours à la force, chacun est conscient que la coopération internationale face au terrorisme passe aussi par une étroite collaboration pour s'attaquer aux fléaux dont prennent prétexte les mouvements terroristes. Soyons clairs : rien, certes, ne peut justifier les actes de terrorisme dont nous avons eu encore récemment le terrible spectacle. Mais si nous voulons apporter à notre combat contre le terrorisme des solutions durables, nous devons également nous mobiliser pour la démocratie, pour le développement, contre les inégalités. Car les crises ou les menaces donnent des prétextes à ceux qui prônent la violence aveugle. La mobilisation du système international contre le terrorisme doit donc apprendre à développer cette démarche que je qualifierais de globale.
Il en va de même du défi de la prolifération des armes de destruction massive. Aujourd'hui, c'est la crédibilité des outils multilatéraux qui est en jeu en ce domaine. Le système international doit être capable de répondre aux menaces nouvelles ; l'Iran et la Corée du Nord seront un test à cet égard. Faut-il aller jusqu'à adapter les instruments existants afin de mieux prendre en compte également la prolifération non-étatique ? En tout état de cause, nous devons veiller à faire respecter, tout en les faisant évoluer si nécessaire, les principes qui ont inspiré jusqu'à présent la communauté internationale en la matière ainsi que les engagements pris par un régime de contrôle renforcé. Pour l'heure, sur ce sujet, nous avons constaté de la part de la communauté internationale un consensus sur la menace, un accord sur l'objectif, une coopération diplomatique efficace dans le cadre des institutions multilatérales existantes. Cet acquis, fondamental, doit être préservé.
Autre enjeu : définir la réponse du système international à la mondialisation. Doit-on "laisser aller et laisser faire", faut-il épouser, comme synonyme incontestable du progrès, la déréglementation, la tendance à l'uniformisation culturelle, linguistique et finalement intellectuelle ? Car si la mondialisation a d'indéniables effets positifs, elle est aussi porteuse de dangers nouveaux : pour la sécurité internationale - on vient de parler du terrorisme, qui s'oppose à la mondialisation tout en l'utilisant - pour la sécurité intérieure avec la progression du trafic de drogues, les pandémies, la traite des êtres humains. Pour le tissu social de nos sociétés avec les délocalisations ou le chômage, ou encore un sentiment de perte d'identité qui entraîne parfois en retour des regains de nationalisme porteurs de tensions.
Pensons, enfin, dans le cadre de la mondialisation, à l'aide au développement : si la mondialisation a pu permettre, par l'augmentation des échanges commerciaux, à de nombreux pays de connaître enfin le bénéfice d'une croissance forte pour leur économie, elle a accentué, par ailleurs, le retard des pays les plus pauvres et rendu encore plus aiguë la nécessité d'un engagement résolu en faveur du Sud. Chacun connaît les positions de la France telles que le président de la République les a exprimées à de nombreuses reprises. Brigitte Girardin y reviendra tout à l'heure. Mais soyons conscients qu'il s'agit là de l'un des enjeux majeurs pour la stabilité internationale.
Dans ce contexte, et comme l'a indiqué hier le président de la République, la France, avec plusieurs de ses partenaires, portera aux Nations unies le projet d'un premier prélèvement international de solidarité sur les billets d'avion en vue d'affecter ces ressources supplémentaires à la lutte contre le sida, le paludisme et la tuberculose. A ce titre, je voudrais faire ce matin une proposition, celle de voir les fonds issus de ce prélèvement de solidarité participer à la création d'une centrale d'achat de médicaments qui pourrait être placée auprès du Fonds mondial de lutte contre le sida. Il s'agirait ainsi de participer à l'objectif ambitieux fixé à Gleneagles d'un accès universel aux traitements pour tous les malades du sida qui en ont besoin d'ici à 2010. Je rappelle que traiter un malade du sida aux Etats-Unis, en Union européenne, représente 13 000 euros par malade et par an. Une centrale d'achat aboutit à 150 euros par malade et par an, c'est-à-dire que des millions de personnes sont sauvées.
On le voit : que les problèmes et les défis du monde soient anciens ou nouveaux, leur solution ne peut être trouvée que dans une démarche collective, concertée et légitimée par le système multilatéral. C'est pourquoi nous restons fidèles au soutien résolu que notre pays apporte aux Nations unies. A la veille du rendez-vous majeur que sera le Sommet du Millénaire à New York, avec un ordre du jour qui commandera la capacité d'action de l'ONU pour les décennies à venir, notre engagement est plus fort que jamais. Voilà quelques réflexions sur le nouvel état du monde.
Mais face au nouvel état du monde, nous devons apporter la réponse de la diplomatie française, une réponse marquée par le volontarisme et le refus du repli sur soi.
Une politique étrangère, c'est avant tout le refus du fatalisme : en matière internationale comme pour le reste, des choix doivent être faits, des discernements éthiques et techniques demandent à être conduits jusqu'au bout, des moyens d'action doivent être rassemblés. Et le terme de politique "étrangère" ne désigne pas forcément l'écart entre le "eux" et le "nous" qui diviserait irrémédiablement les nations ; pris à neuf, il fait droit à l'altérité, à "l'étrangeté" qui marque l'écart entre des partenaires attelés à la tâche commune d'assurer un futur plus humain à la planète qu'ils se partagent. Affirmer qu'il existe toujours un espace pour une "politique étrangère", c'est donc vouloir poursuivre une quête tout à la fois plurielle et partagée pour assurer aux peuples et cultures qui expriment les altérités de notre humanité leur plein épanouissement.
Comment affirmer cette politique étrangère ? En ayant une idée claire des convictions qu'elle entend défendre et en se donnant un cap précis pour affronter les questions majeures de notre temps, à commencer par l'Europe. La France a des atouts incomparables qui demeurent et doivent être utilisés aujourd'hui plus que jamais. Surtout, nous devons bâtir sur l'originalité française, c'est-à-dire sur cette volonté de mettre en avant dans le concert des nations le souci de l'universel. Même si cet universel a profondément évolué, même si cet universel représente aujourd'hui un ensemble de plus en plus mobile, sans cesse renouvelé par le dialogue des cultures et des peuples, notre pays doit continuer d'y apporter sa contribution propre.
Pour promouvoir l'action internationale de notre pays, inspirée par son histoire et nourrie par ses principes et ses valeurs, je veux vous faire partager trois convictions qu'il me semble essentiel de placer au cur de notre diplomatie.
- D'abord le sentiment de l'interdépendance étroite de notre monde sur tous les sujets. La menace terroriste est l'expression la plus spectaculaire de cet état de fait. Elle est loin d'en être la seule. Pauvreté, épidémies, ressources en eau et en énergies, réchauffement de la planète, questions posées par les biotechnologies, fragilités du système financier international Telles sont quelques-unes des questions majeures que se partagent les membres de la communauté internationale. Il y a là une solidarité de fait dont l'évidence n'est pas encore pleinement ressentie mais qui doit être le ressort d'une politique étrangère au service à la fois de la nation qui la mène et de l'intérêt général mondial.
Je suis médecin et j'ai été ministre de la Santé. C'est peut-être cela qui m'amène à percevoir spontanément la communauté internationale comme un corps atteint de maux variés, qui ne peut se rétablir qu'à travers une approche collective. Le danger commun que représentent les pandémies a une valeur exemplaire, et les leçons à en tirer peuvent être appliquées à d'autres crises, à d'autres dangers. Gardons présente à l'esprit la réalité d'une communauté internationale solidaire dans la menace comme dans l'espoir et l'action.
- Interdépendance donc mais aussi tolérance et dialogue. Portons haut notre attachement au dialogue entre les cultures et les civilisations. Car, en ces temps d'intolérance, d'exploitation des différences pour inciter à la haine ou à la violence, la France doit faire prévaloir l'écoute attentive de la multiplicité des voix et des expériences. Vous en faites l'expérience chaque jour. Aujourd'hui, cette démarche là, celle qui crée des liens concrets, humains, quotidiens, doit être poursuivie sans relâche.
Elle doit s'accompagner de la défense dans le monde du pluralisme culturel. Ce combat, pour faire entrer la diversité culturelle dans le droit international, n'est pas uniquement celui de la France ; c'est celui de nombreux autres pays. C'est dans cet esprit que nous espérons cet automne, à l'UNESCO, faire adopter la Convention qui permettra à chaque peuple et à chaque pays de conserver la liberté de soutenir ses uvres et ses créateurs. C'est dans le même esprit que nous voulons en Europe conserver les atouts qui ont permis depuis quinze ans à la production nationale et européenne audiovisuelle de se développer. Je pense, vous l'avez compris bien sûr, essentiellement à la directive "Télévisions sans frontières" que j'ai défendue comme ministre de la Culture et de la Communication lors de la Présidence française de 1995. Face aux révolutions technologiques d'aujourd'hui qui sont au cur de l'influence de demain, la France doit être davantage présente dans l'espace mondial de la communication.
- Au-delà du dialogue et de la tolérance, nous devons enfin donner toute sa place à l'émergence d'une véritable responsabilité collective en faveur de la paix. Les ressentiments liés aux inégalités du monde sont d'autant plus violents et profonds que les injustices sont désormais perçues en temps réel : celui qui n'a pas assez à manger, dont les enfants ne peuvent être soignés, dont la récolte a été emportée par une catastrophe naturelle, voit chaque jour sur les écrans de télévision le monde qu'on lui montre vivre et prospérer. La résignation ou le fatalisme d'autrefois devient colère, rancur ou, plus simplement, désir d'émigration.
Il ne s'agit donc pas aujourd'hui de "rétablir l'ordre", mais de créer les conditions d'un ordre acceptable, c'est-à-dire un ordre plus juste. Ne pas se contenter de maintenir la paix mais être davantage conscient que la paix est une construction permanente ; inventer des solutions négociées aux injustices qui menacent les plus pauvres de la planète; résister au fondamentalisme culturel par la quête du dialogue et du respect mutuel.
Dans ce même esprit, notre conception de la multipolarité n'est pas, comme on le croit souvent, motivée par la simple préoccupation de rééquilibrer un monde où il n'y aurait désormais qu'une superpuissance ; ce n'est pas cela. Elle correspond à la conviction que des ensembles régionaux responsables sont mieux à même de garantir le fonctionnement harmonieux de la communauté internationale sur le long terme. Le monde multipolaire est d'ailleurs un fait. Et nos efforts doivent tendre à ce qu'il soit davantage fondé sur le droit et la responsabilité collective et agisse selon des règles de jeu acceptées par tous. La France, pour sa part, y travaille car c'est la seule voie qui offre une réponse sérieuse aux évolutions annoncées par le poids croissant des nouvelles puissances.
Mesdames et Messieurs les Ambassadeurs, ces convictions, j'entends les mettre en uvre dans les grands chantiers que nous avons à affronter au cours des prochains mois :
Vous vous en doutez, on en a beaucoup parlé hier après-midi, le premier chantier c'est l'Europe. Catherine Colonna vous en parlera plus longuement après moi. Mais nous voyons bien que la crise ouverte, en fait révélée, par les rejets de la Constitution européenne en France et aux Pays-Bas, amplifiée par l'absence d'accord sur les perspectives financières, plonge les Européens dans une période de doute et d'interrogations. Celles-ci sont d'autant plus fortes qu'elles sont liées à un sentiment de désarroi face à une construction de plus en plus complexe et en perpétuel mouvement.
Depuis le Traité de Maastricht, trois nouveaux traités ont été négociés et signés ? Amsterdam, Nice, le Traité constitutionnel -, 13 nouveaux Etats membres ont été admis et de nouvelles négociations d'adhésion ont été conclues ou programmées. Ces changements répondaient à de réels impératifs, certes, mais comment s'étonner de la difficulté qu'éprouvent nos concitoyens pour comprendre et s'identifier à cette Union ? Dans ce contexte, le vote du 29 mai a traduit, à l'évidence, le sentiment que notre peuple dans sa majorité ne reconnaissait plus l'Europe imaginée par les pères fondateurs et la plupart des responsables politiques qui ont contribué à la mise en route du projet. Où est l'identité, disait-on hier après-midi ?
Mais ce n'est pas parce qu'il y a eu refus qu'il faut baisser les bras. Aujourd'hui, nous avons besoin de repartir et de redonner une vision de l'avenir de l'Europe à nos concitoyens. Et cette vision doit bien évidemment prendre en compte les prochains élargissements qui pourraient se présenter. Il ne fait guère de doute, en effet, que nos concitoyens ont voulu marquer, par leur vote du 29 mai, une réelle préoccupation par rapport à des adhésions qui ont pu leur apparaître comme une "fuite en avant". De nouveaux élargissements, en l'absence de nouveaux modes de fonctionnement et sans adaptation des objectifs que nous nous sommes fixés, ne manqueraient pas de susciter les mêmes réserves. Il y a là une mise en garde que nous devons prendre en compte.
La Turquie représente, à cet égard, un dossier particulièrement sensible. Chacun a pu mesurer, au cours des derniers mois, les réactions de l'opinion face à la perspective d'une telle adhésion. En assortissant sa récente signature du protocole à l'accord sur l'Union douanière d'une déclaration unilatérale sur Chypre, la Turquie n'a pas facilité les choses : il n'est guère envisageable qu'un pays qui demande à entrer dans une communauté refuse de reconnaître l'un de ses membres.
Nous sommes donc en droit de demander à la Turquie qu'elle clarifie sa position et qu'elle s'engage à mettre en uvre, de manière effective, toutes ses obligations au titre de son association avec la communauté, y compris en ce qui concerne l'accès des Etats membres aux ports et aéroports turcs. Cette demande est légitime ; elle est faite dans un esprit de responsabilité car la France ne veut pas ouvrir une nouvelle crise en Europe. Elle entend respecter ses engagements mais attend de la Turquie, comme des autres pays candidats, qu'ils respectent les leurs et satisfassent ainsi aux conditions posées pour rejoindre l'Union.
Le temps européen est long, nous le savons. Les deux prochaines années seront cruciales : nous allons devoir à la fois travailler à l'évolution de nos politiques communes en précisant ce que nous voulons faire ensemble, nous prononcer sur les perspectives et le calendrier des prochains élargissements, tout en confortant la politique de voisinage notamment avec nos partenaires du Maghreb et de la Méditerranée dans le cadre du processus de Barcelone, et donner un nouvel élan à l'action internationale de l'Union européenne. Dans l'immédiat, la priorité, me semble-t-il, doit être de recréer de la confiance et de l'espérance, mettre de la cohérence et de la cohésion dans l'action, en particulier en donnant à nos peuples des "preuves d'Europe", des preuves concrètes d'Europe - le temps est au concret -, c'est-à-dire en démontrant la valeur ajoutée européenne dans des matières très concrètes comme la recherche, l'enseignement supérieur, l'innovation. Retrouver l'envie de travailler ensemble, de bâtir patiemment une ambition renouvelée pour notre continent. Bref, redonner du sens à cette entreprise sans pareille qu'est la construction européenne.
Pour ma part, je souhaiterais ici insister sur plusieurs champs d'action où j'entends, sous l'autorité du président de la République et du Premier ministre, et en collaboration étroite avec mes collègues du gouvernement, prendre l'initiative :
- D'abord, la gouvernance économique en premier lieu : chacun peut voir que l'euro demeure aujourd'hui une construction inachevée faute d'une politique économique sérieusement coordonnée entre les pays membres de la zone euro. Chacun peut observer également que l'Union européenne connaît aujourd'hui un retard de croissance important par rapport aux Etats-Unis - 1, 1,5 % -. Notre objectif ne doit-il pas être de combler ce retard aussi rapidement que possible ?
Tous les domaines de l'action économique sont en quête d'une coopération renforcée, qu'il s'agisse de la fiscalité, de la politique budgétaire, des efforts de modernisation de nos économies qui affrontent une concurrence internationale de plus en plus vive, comme on peut l'observer chaque jour avec la Chine. Face à ces défis et alors que nous avons su sauter le pas en nous dotant d'une monnaie unique accompagnée d'une politique monétaire elle aussi unifiée, nous n'avons pas su conduire le même effort dans le domaine de la gestion économique. Et ce ne sont ni le Pacte de stabilité ni la stratégie de Lisbonne qui nous garantissent aujourd'hui une réponse suffisante aux problèmes que nous devons affronter. Mettre en place les éléments d'une véritable gouvernance économique, établir un dialogue résolu avec la Banque centrale européenne et développer ainsi une zone de prospérité et de croissance harmonieuse autour de l'euro - je prends l'exemple des Etats-Unis que je vois investir 100 milliards de dollars par an sur les bio, les nanotechnologies ; il n'est pas anormal que l'Union européenne puisse faire la même chose de manière coordonnée, en faisant la différence entre un euro donné à la recherche et un euro donné dans le système de fonctionnement - : c'est là que se situe à mon sens la nouvelle étape de l'ambition européenne, à la mesure des projets portés par tous ceux qui nous ont précédés dans cette formidable aventure de l'Europe : le gouvernement économique européen.
- Deuxièmement, la recherche. Elle doit devenir demain, à l'image de la Politique agricole commune, une vraie politique européenne, capable de prendre en compte les dernières technologies d'avenir qu'il s'agisse des nano, des info ou des biotechnologies. Il serait irresponsable de ne pas s'unir dans ce domaine où se trouvent les emplois de demain. Ceci implique que, progressivement, les agences nationales de recherche dans les différents Etats membres se rapprochent les unes des autres jusqu'à former un réseau étroitement coordonné, pourquoi pas une "Agence européenne de la Recherche" ? Ainsi pourra se mettre en place une action européenne, riche de la valeur ajoutée apportée par chacun et susceptible de mettre la recherche européenne à la hauteur de ses principaux concurrents.
- La sécurité ensuite : nos concitoyens ont besoin de ressentir que l'Europe est capable de les protéger face aux menaces qui nous assaillent aujourd'hui. Trois exemples parmi d'autres, empruntés à l'actualité, illustreront mon propos : les attaques terroristes telles que nous les avons vues se produire à Madrid ou à Londres nous obligent à rechercher ensemble des réponses à ces agressions ; plus que jamais, nous devons nous mobiliser sur le plan opérationnel, en matière de coopération judiciaire et dans nos efforts pour renforcer nos contrôles aux frontières, notamment à l'aide des visas biométriques. Les citoyens européens attendent de nous, dans ce domaine, une action énergique, résolue et durable.
Il en va de même pour tout ce qui relève de la sécurité aérienne : face aux catastrophes qui se sont multipliées tout au long de l'été, l'opinion exige avec raison que nous soyons capables de protéger les passagers des transports aériens contre les pratiques inacceptables de la part d'entreprises peu scrupuleuses. Listes "noires", contrôles de sécurité renforcés et harmonisés, échanges de renseignements et bien d'autres mesures encore doivent être sans délai mises en uvre au sein de l'Union pour répondre aux inquiétudes des Européens. Aujourd'hui, je vois la France produire une liste noire, je vois la Belgique, Monsieur le Ministre, produire une autre liste noire. Il serait souhaitable que l'Union européenne puisse précéder les différents Etats membres.
Sécurité en matière de santé enfin : alors que la grippe aviaire se développe en Asie, notre Europe doit être en mesure, sans alarme excessive mais avec rigueur et méthode, de coordonner sa réponse face à ce nouveau risque. Nos concitoyens pourraient-ils nous pardonner si, après le drame de la vache folle, nous n'avions pas retenu les leçons de cette douloureuse épreuve et si nous étions incapables de mettre en place une riposte efficace ?
- L'action extérieure enfin : face à des menaces d'origine humaine, comme la prolifération des armes de destruction massive ou le défi du sous-développement, face à des catastrophes naturelles telles que la famine, la sécheresse, les pandémies ou encore les atteintes à l'environnement, les fléaux de notre temps exigent des réponses collectives, c'est-à-dire une capacité à mobiliser la solidarité de la communauté internationale. C'est là une chance unique pour l'Europe, l'occasion de prendre la tête d'initiatives généreuses et utiles, l'opportunité de démontrer que notre Union est capable d'exister au-delà de ses propres frontières. La création d'une force européenne de sécurité civile, telle qu'envisagée après le tsunami, ou encore d'une force d'action rapide humanitaire, ou encore la mise en place d'un service civil européen, comme l'a souhaitée le Premier ministre, en seront l'expression la plus concrète. La montée en puissance opérationnelle de la Politique européenne de sécurité et de défense (PESD) devra également se poursuivre.
Mais, au-delà de l'Union proprement dite, notre objectif doit être l'organisation du continent européen dans son ensemble. La vocation de paix qui était à l'origine du projet européen et qui a accompagné la réconciliation franco-allemande retrouve aujourd'hui toute sa pertinence. Cela conduit à s'interroger sur les relations que l'Union souhaite développer avec ses voisins, ceux qui sont appelés à nous rejoindre comme les autres. Nous ne devons pas craindre de poser les vraies questions et de rappeler nos critères.
Dans cet esprit, l'Union européenne souhaite donner aux peuples des Balkans l'espoir et la perspective de la rejoindre. C'est un puissant facteur de stabilité pour cette région meurtrie. Dans le même temps, cette évolution doit obéir à une exigence éthique et nous serons très vigilants à cet égard, notamment en ce qui concerne la coopération avec le Tribunal international pour l'ex-Yougoslavie.
La Russie, en pleine mutation, est également au cur de l'avenir de notre continent. Pour les Européens, l'enjeu sera d'établir avec ce grand partenaire des relations durables, basées sur la confiance, favorisant des évolutions mutuellement avantageuses. Il s'agit là de l'un des plus grands défis stratégiques que l'Union européenne va rencontrer dans les prochaines années : partenaire essentiel sur le plan énergétique, doté d'un potentiel politique, économique et culturel considérable, mais confronté à de sérieux besoins de réforme économique et politique, la Russie doit trouver sa place dans une Europe démocratique et prendre toute sa part dans le développement d'un continent prospère et réconcilié avec lui-même.
De l'autre côté de l'Atlantique, dans le vide laissé par la fin du conflit est-ouest, l'Amérique, forte de son immense puissance politique et militaire, économique, technologique et culturelle, a voulu prendre les choses en main. Mais elle voit les limites de son action et les limites de l'unilatéralisme. Ce constat confirme s'il en était besoin que, dans le monde d'aujourd'hui, aucune nation ne peut à elle seule agir et décider pour les autres quand il s'agit de paix.
Au moment où l'Amérique prend conscience des mérites d'un partenariat transatlantique basé sur la confiance et le respect mutuel, l'Europe doit saisir l'occasion pour jouer son rôle dans les affaires du monde. Mais soyons attentifs à ne pas retarder les échéances par nos doutes ou par nos hésitations : il serait paradoxal, au moment où les Etats-Unis semblent prêts à accepter un vrai partenariat avec l'Union européenne, que celle-ci se mette en retrait pour faire face à ses difficultés internes.
Nous travaillons et échangeons beaucoup avec les Etats-Unis. Sur le terrain comme sur les idées - je pense à l'évolution des projets de démocratisation du Moyen-Orient - le dialogue produit de bons effets. Je crois que cette tendance s'amplifiera ; en tout cas, j'y travaillerai avec nos partenaires américains, dans un esprit d'amitié mais aussi d'exigence et de fermeté : nous avons à défendre notre vision du monde et notre conception d'un partenariat équilibré.
Sur le même continent, avec les pays d'Amérique latine, nous partageons une vision très proche des problèmes du monde, de la lutte contre la pauvreté engagée par le président de la République avec ses homologues brésilien et chilien, à l'attachement à la diversité culturelle et au multilatéralisme. Cette proximité, nos valeurs communes comme la présence de la France dans cette région, nous permettent d'agir en faveur du développement et de la stabilité, à l'image de notre action en Haïti. A leur façon, le Brésil, l'Argentine ou encore le Mexique, illustrent bien l'émergence de ces nouvelles puissances régionales avec lesquelles se construira le monde multipolaire.
Au Proche-Orient, chacun pressent que de nouvelles perspectives sont possibles : nous devons tout faire pour qu'après des années de drame et de reculs, le cercle vertueux menant à la paix soit relancé. Nous avons salué le retrait de Gaza, remarquablement géré de part et d'autre. C'est une mise en uvre exemplaire du principe "paix contre territoire", à la base de tous les efforts depuis la Conférence de Madrid de 1991. L'espoir immense qui naît doit encourager Israéliens et Palestiniens à aller de l'avant en reprenant le processus précis et équilibré de la Feuille de route. Il faut trouver le bon rythme : celui qui permet de nouveaux progrès en construisant chaque étape sur le succès de la précédente, sans à-coup et sans interruption. Le dialogue entre les parties est la clé de ce processus ; l'appui de la communauté internationale en est la condition. Forte de ses relations avec les Palestiniens et de l'amitié renouvelée qui la lie aux Israéliens, la France agira avec ses partenaires européens pour qu'au-delà du retrait de Gaza, les éléments d'une paix durable, encore une fois inscrits dans la Feuille de route, se mettent en place.
Nous l'avons toujours dit : l'impact de ce conflit va au bien au-delà des deux peuples concernés ; il en ira de même de son règlement. Dans un Moyen-Orient plus troublé que jamais, la paix qui permettra aux Palestiniens de disposer d'un Etat souverain et aux Israéliens de vivre en sécurité sera la meilleure réponse aux pessimistes mais aussi la meilleure réponse au terrorisme international qui prend prétexte de situations dans l'impasse pour justifier ce qui est, en réalité, un rejet fondamental de relations pacifiques entre les civilisations.
Ces progrès de la paix au Proche-Orient et, au Liban, le retour par la démocratie à une souveraineté trop longtemps limitée, redonnent espoir à une région à laquelle nous sommes profondément liés.
C'est pourquoi nous devons aussi travailler à ce qu'en Irak, le processus politique réussisse afin que cesse la violence aveugle qui fait chaque jour des victimes et empêche la stabilisation et la reconstruction de ce pays. C'est d'abord, bien sûr, l'intérêt des Irakiens ; c'est aussi l'intérêt de toute la communauté internationale.
L'essentiel est de ramener la paix. Face à la violence, qui s'aggrave, il est chaque jour plus manifeste que rien de durable ne sera bâti en Irak si l'on ne parvient pas à réconcilier les différentes communautés, à les convaincre de vivre ensemble et à les convaincre de définir ensemble une vision commune de l'avenir de leur pays.
L'unité et la souveraineté de l'Irak sont au cur des questions qui commandent une solution de long terme. C'est naturellement aux Irakiens de décider la forme constitutionnelle de leur Etat, sans interférence extérieure mais en prenant en compte ce principe fondamental de la démocratie qu'est, à côté de la loi de la majorité, le respect des minorités et de leur place.
Notre soutien aux efforts des Irakiens pour franchir les obstacles est total. Même s'il exclut, chacun le sait, toute présence militaire sur le terrain, il passe par des actions de formation que notre ambassade à Bagdad parvient à mener, dans des conditions très difficiles.
Car cet appui international est indispensable. Peut-être doit-on réfléchir à le renouveler en réunissant par exemple les participants à la Conférence de Charm el-Cheikh de novembre dernier afin de fixer de nouveau le cap, de réaffirmer la perspective du retrait des forces étrangères et d'accompagner les étapes à venir du processus institutionnel. Nous aurons sans doute à y revenir dans les prochains mois.
L'Afrique. L'Afrique occupe une place particulière dans ce paysage international ainsi que dans le cur et la conscience de la France. Les liens anciens qui nous unissent aux peuples africains justifient que notre pays, plus que jamais, poursuive son combat pour le développement mais aussi pour la réduction des conflits et la prévention des crises sur le continent africain. En 20 ans, la part de l'Afrique dans le commerce international est passé de 10 à 2 %.
L'Afrique aujourd'hui résume tous les enjeux et toutes les menaces du monde contemporain. L'Afrique illustre de façon emblématique le lien indissociable souligné hier par le président de la République entre solidarité, sécurité et responsabilité. L'Afrique occupera donc à l'évidence une place particulière dans le 21ème siècle qui commence. Soyons lucides. Il n'y aura pas de sécurité ni de croissance pour le monde occidental, et en particulier pour le continent européen, que quatorze kilomètres de mer seulement séparent du continent africain, sans développement et stabilisation de l'Afrique.
Sécurité et développement sont indissociables. L'enlisement des crises et la pauvreté ne sont pas une fatalité africaine. Le continent africain est désormais marqué par une dynamique qui s'accélère. Sa croissance atteint aujourd'hui le triple de la croissance européenne. En quelques années, l'Angola, puis le Sud-Soudan, la Sierra Leone, bientôt peut-être le Libéria, sont sorties de guerres interminables. Il y a quelques jours, l'investiture du président burundais a marqué la fin d'un processus de transition entamé il y a cinq ans à Arusha. Parallèlement, d'autres zones de fragilité apparaissent, en Afrique de l'Ouest, ou dans la bande sahélienne qui court de la Mauritanie à la Somalie. Chacune fait peser un risque collectif sur la région, sur le continent, sur le monde. Par définition, toute dynamique est vulnérable. Travaillons, avec nos partenaires, à conforter celles qui tendent vers la stabilisation, et à contrer celles qui poussent à la crise. Parce qu'il y va aussi de sa propre sécurité, la communauté internationale doit s'engager résolument pour accélérer les sorties de crises en Afrique.
Mais elle doit aussi faire en sorte que la croissance de l'Afrique ne dépende plus exclusivement de l'aide au développement. Travaillons à défaire ce paradoxe inacceptable qui fait que l'Afrique est riche et que les Africains sont pauvres. Quittons la logique de la compassion, de la bonne conscience occidentale, de la posture de "la main qui donne au-dessus de la main qui reçoit", pour considérer qu'il y va de notre intérêt mutuel. Confortons en priorité l'intégration du continent africain dans les circuits économiques et financiers mondiaux. Veillons à assurer des perspectives à la jeunesse africaine, qui représente aujourd'hui plus des deux tiers de la population de ce continent voisin. Ces sujets majeurs seront au cur des discussions prochaines à New York pour le Sommet du Millénaire, mais aussi, ne nous trompons pas, à la fin de l'année - peut-être surtout à la fin de l'année - à Hong Kong dans le cadre de l'OMC.
Les liens anciens qui nous unissent à ce continent sont un atout précieux. Ils justifient que la France, plus que jamais, poursuive en tête son combat pour le développement, mais aussi pour la réduction des conflits et la prévention des crises.
En Côte d'Ivoire comme au Soudan, en Afrique de l'Ouest comme dans la région des Grands Lacs, la France continuera d'appuyer l'engagement politique croissant des médiations régionales, en particulier celui de l'Union africaine, en mobilisant en permanence à cet effet la communauté internationale, à travers les grandes enceintes où nous sommes présents : Conseil de sécurité, Union européenne, institutions financières internationales. Elle le fera avec le souci, ici comme ailleurs, de faire respecter le principe démocratique de base qu'est l'élection, la souveraineté de l'Etat, l'intangibilité des frontières et la sécurité des populations.
En Asie, l'interdépendance ne garantit pas encore la sécurité. Paradoxalement, la dynamique de croissance y nourrit parfois davantage les ambitions de puissance que la stabilité et l'intégration régionale. Avec la Chine, l'Inde et le Japon, ce sont trois puissances asiatiques qui, aujourd'hui, tirent parti l'une de l'autre et font bénéficier le monde de leur développement. Il est clair que les frictions régionales n'ont pas disparu pour autant, bien au contraire ! Mais les responsabilités internationales allant de pair avec l'accession à la puissance, celles-ci devront être assumées par ces pays, mutuellement acceptées, et partagées sans exclusion dans les institutions multilatérales et régionales.
S'il est difficile de prédire l'issue de ce mouvement, les partenariats que nous entretenons avec New Delhi, Pékin et Tokyo devront, de plus en plus, prendre en compte cet "équilibre des puissances" qui est appelé à dominer le paysage asiatique. Il en va de même, je vous ai bien entendu hier, pour l'Union européenne qui doit aussi prendre toute la place qui lui revient dans les différents formats du dialogue régional ou inter-régional au sein de ce grand ensemble asiatique. Nous devons, d'autre part, comme Français et comme Européens, continuer à bâtir notre partenariat avec une Asie du Sud-Est qui se structure, année après année, et souhaite dépasser le tête-à-tête avec ses grands voisins immédiats.
Voilà, Mesdames et Messieurs les Ambassadeurs, je voudrais vous dire qu'au service de cette action diplomatique ambitieuse, nous devons disposer d'un outil diplomatique assuré de ses missions, disposant des moyens nécessaires et de méthodes appropriées, et ayant défini ses priorités d'action.
Je n'entends guère prolonger mon intervention puisque nous aurons l'occasion d'y revenir demain matin. Mais je souhaiterais cependant vous faire part de quelques convictions fortes, pour terminer, que suscite en moi cette grande administration de l'Etat qu'est le Quai d'Orsay.
S'agissant tout d'abord de vos missions, ce n'est pas parce qu'elles ont ce je ne sais quoi d'intemporel qu'elles ne doivent pas être explicites. Tout à l'inverse, elles doivent s'adapter au temps pour bien le comprendre et mieux y promouvoir nos intérêts. Ce souci d'adaptation, j'entends plus particulièrement le faire prévaloir dans trois directions : l'interministérialité, le réseau, la communication.
- Le Quai d'Orsay a une vocation interministérielle, on le sait. Cette évidence juridique ne doit pas être assénée à l'intérieur de l'Etat comme un privilège normatif. Par-delà l'Etat, elle doit résulter tout naturellement de la valeur ajoutée qu'apporte à chacun notre expérience de la négociation, notre connaissance des pays et des cultures, notre maîtrise des mécanismes internationaux. Elle ne doit pas être réclamée à cor et à cri pour nous protéger, mais elle doit s'affirmer sans monopole ni exclusive. L'évidence de cette dimension interministérielle doit pouvoir s'appuyer, bien plus qu'aujourd'hui, sur les parcours eux-mêmes interministériels de nos agents. Et, si nous devons nous réjouir d'être l'un des ministères les plus attractifs, il nous revient d'essaimer davantage pour que la compétence qui nous est reconnue s'exprime mieux dans les instances décisionnelles où rien de ce qui est international ne doit nous rester étranger.
De fait, il n'est plus une crise ou un dossier où il n'est pas nécessaire de faire appel à d'autres administrations. On le voit dans tous les domaines, depuis le dossier nucléaire iranien jusqu'au récent accident aérien au Venezuela qui a coûté la vie à plus de 150 de nos compatriotes de la Martinique, en passant par la grippe aviaire : avec l'Intérieur, l'Outre-mer, la Défense, les Affaires sociales, la Santé, le Tourisme ou d'autres encore, nous avons établi une concertation étroite pour mettre en uvre une réaction efficace, rapide et reconnue. Et je voudrais ici saluer le dévouement, la disponibilité et la compétence des agents de cette maison, face aux situations de crise malheureusement fréquentes ces derniers mois. Volontaires de la cellule de crise, personnels spécialisés dans l'assistance aux Français à l'étranger, dépêchés sans préavis au bout du monde, ils illustrent le fait que la notion de service public reste vivante.
- Cette propension à bien traiter des affaires internationales tient aussi, et en large part, aux réseaux que la France développe à l'étranger. Nous sommes l'une des diplomaties dont non seulement le réseau est le plus dense, mais encore celle qui exerce la plus large palette de métiers : politiques, consulaires, culturels, de coopération..., sans compter la tutelle des autres services de l'Etat ou de ses démembrements. C'est là un atout dont on ne mesure trop souvent que les contraintes sans en apprécier les avantages. Pour autant, ce n'est pas nous qui dessinons la carte du monde ; nous portons des héritages qui nous empêchent parfois de répondre aux appels de l'avenir. Or nos métiers et nos usagers évoluent ; les redondances doivent donc être supprimées et les conformismes combattus, alors que d'autres intervenants - notamment dans la société civile ou l'entreprise - agissent. Par ailleurs, le choix n'est pas entre être présent ou absent, mais entre comment être plus ou moins efficace. Nous devons offrir à la France le réseau optimum lui permettant d'affirmer sa vocation bilatérale, européenne et internationale. Nous y travaillons depuis longtemps, mais la tâche n'est pas accomplie ; c'est là une de mes priorités que je me fixe pour les mois à venir. J'ajoute que, à côté des nombreuses réflexions déjà menées sur notre organisation centrale, j'ai demandé qu'une directive nationale d'orientation des ambassades soit élaborée pour évaluer, à l'image de ce qui a été fait pour les préfectures, ce à quoi devrait ressembler une ambassade dans 6 ou 8 ans. Je n'en attends ni un modèle ni une recette, mais une image dont le reflet éclairera nos décisions. Plusieurs d'entre vous ont d'ailleurs déjà été consultés à ce sujet et d'autres le seront bientôt.
Au-delà, et dans le cadre de l'effort de modernisation de la direction générale de la Coopération internationale et du Développement (DGCID) qui est mené depuis longtemps, et qui a déjà produit de remarquables résultats, se pose une question, celle de la visibilité et de la signature de notre réseau, en particulier la signature de nos institutions culturelles dont la multiplicité est parfois source de confusion chez nos partenaires étrangers. Dans nombre de pays, nos centres culturels sont des institutions d'un remarquable rayonnement, mais il nous faut travailler à une image globale, lisible, aisément identifiable, qui rende compte d'une uvre collective, en phase avec les priorités de notre action diplomatique.
Dès mon arrivée au Quai d'Orsay, j'ai demandé à la DGCID de travailler à l'étude de différents schémas d'action complémentaires. L'un consisterait à regrouper nos moyens d'influence culturelle à l'étranger, en particulier l'Agence française d'action artistique (AFAA) et l'Agence pour la Diffusion de la Pensée française. J'ai également demandé à l'AFAA de me donner sa vision de cette possible agence d'influence culturelle. L'autre projet nous conduirait à faire travailler ensemble nos opérateurs Egide et EduFrance, pour que nous soyons enfin en mesure d'améliorer les conditions d'accueil des étudiants étrangers en France. Sur la base des différents scénarios étudiés, je compte demander à deux personnalités d'étudier et de proposer très rapidement la meilleure organisation possible dans ces deux secteurs, en coordination étroite avec les ministères de la Culture et de la Communication d'une part, de l'Education nationale, de l'Enseignement supérieur et de la Recherche d'autre part, et en associant bien sûr les agents concernés.
J'attacherai aussi de l'importance à la poursuite de la modernisation de notre réseau d'enseignement français à l'étranger : l'Agence pour l'enseignement français à l'étranger (AEFE) a mené à bien la maîtrise des coûts de fonctionnement de nos établissements. Elle doit désormais prendre en compte l'évolution de la présence française à l'étranger pour adapter le dispositif éducatif mis en place, et permettre aussi aux enfants d'autres communautés de recevoir l'éducation à laquelle ils aspirent.
- L'importance, enfin, prise par la communication publique n'a pas besoin d'être soulignée ; à l'étranger plus encore, l'ambassadeur en est l'un des vecteurs décisifs. Il est frappant, à cet égard, de constater combien nos principaux partenaires attachent aujourd'hui de l'importance à cette dimension de leurs activités. Elle est devenue non seulement partie intégrante de notre diplomatie, mais elle développe désormais une dimension globale, prenant en compte tous les aspects de l'action d'un pays. C'est désormais l'image de notre pays dans sa totalité qu'il faut défendre et qu'il faut promouvoir. On le constate chaque jour, la bataille de l'influence pour tout membre de la communauté internationale passe désormais par des campagnes soigneusement pensées et méticuleusement exécutées. Et nul ne peut ignorer que l'information fait ou défait les opinions des milieux dirigeants de notre univers mondialisé plus sûrement qu'une initiative bien pensée mais qui ne serait pas connue du public. C'est bien dans cet esprit que nous devons avancer désormais rapidement pour mettre en place une nouvelle chaîne internationale de l'information.
La communication c'est aussi la capacité d'être à l'écoute de son temps : dans ce monde où il apparaît si difficile de sérier les acteurs, les effets et les causes, nous devons être attentifs aux nouveaux espaces de réflexion qui se multiplient. Leur développement est un signe de notre époque, l'indication que de nouveaux partenaires prennent leur part dans l'orientation des décisions. Ne vous trompez pas sur cela, la démocratie participative est émergente dans de nombreux de pays dans le monde. Ni les nations, ni les organisations internationales ne doivent y voir une menace. Car il s'agit là, au contraire, d'un enrichissement. A nous de faire preuve d'ouverture et d'adaptabilité, d'accueillir, en confiance, ces acteurs nouveaux, de les écouter et de chercher, sans préjugé, où se trouve l'intérêt de la communauté internationale tout entière. A nous aussi de participer à ce mouvement en étant davantage présents dans ces forums et en créant les nôtres, en France comme à l'échelon européen.
Autres partenaires quotidiens, influents, compétents de l'action internationale, les ONG mènent des actions sur les mêmes terrains que nous et sont de plus en plus parties prenantes dans la vie internationale. Au-delà de leur démarche propre, elles expriment l'intérêt croissant du public pour l'actualité de notre monde et les drames qui le touchent. Il n'est pas d'action diplomatique aujourd'hui, en matière humanitaire ou en matière de désarmement, mais aussi dans la gestion de la suite des conflits, qui ne doive prendre en compte l'avis, l'expérience et les capacités des ONG. Je pourrais d'ailleurs très largement dire la même chose des collectivités territoriales, de plus en plus actives à l'étranger, et avec lesquelles le Département entretient une relation très nourrie. On comprendra que, comme élu local, j'y sois très attentif.
La mise en uvre des missions qui précèdent doit se faire au travers de méthodes de travail rénovées. Beaucoup a déjà été fait grâce, en particulier, aux efforts du Secrétaire général et de ses prédécesseurs : "Feuille de route" pour les chefs de poste, lettres de mission pour les directeurs à l'administration centrale, développement dans nos postes à l'étranger des services administratifs et financiers uniques ou encore mise en place de nouvelles règles du jeu établies dans le cadre de la LOLF.
Devons-nous aller plus loin et envisager, comme nombre d'autres diplomaties ou opérateurs internationaux l'ont déjà fait, des réformes de structures pour mieux prendre en compte les nouvelles réalités en matière de communication ou de défis globaux, notamment dans le domaine économique, environnemental ou du développement humain ? J'en suis convaincu et, s'il ne faut jamais trop suivre la mode en ce domaine, ignorer l'évidence peut s'avérer dangereux et rendre décalée et obsolète la seule satisfaction de l'existant.
Ainsi de la sécurité - des postes, des agents, des communautés - car c'est désormais une fonction à plein temps que de l'assurer. Je souhaite que soit menée une réflexion pour rationaliser les services qui traitent cette question évidemment majeure, et créer une fonction spécialisée, comme c'est le cas chez beaucoup de nos partenaires. Plus généralement, je demande que l'on continue le travail en cours pour améliorer notre dispositif de gestion de crise.
Autre domaine de préoccupation : nombre des sujets qui nourrissent l'actualité internationale sont globaux, nombre des initiatives qui distinguèrent récemment la France ont porté sur des défis globaux, nombre des problématiques sur lesquelles - pays par pays - vous travaillez sont consolidées à Paris pour forger notre conviction et définir notre action globale. Une approche trop institutionnelle des choses borne la vision et éclaire insuffisamment l'horizon. Pour autant, nous avons tous vu trop d'organisations s'abîmer dans la "réformite" pour sombrer dans ce travers. Un équilibre fécond doit donc être trouvé entre le possible et le souhaitable. Ma conviction est qu'un organigramme n'a jamais rien d'exemplaire : il exprime avant tout une politique. Concentrons donc notre effort collectif à définir, puis à expliquer cette politique, écoutons les postes comme les services centraux, les agents les plus expérimentés comme les plus jeunes de vos collègues, et tirons-en alors, mais alors seulement, la meilleure organisation susceptible de servir l'action pour laquelle nous aurons envie de nous engager.
D'ici là, travaillons dans le respect des règles : qu'il s'agisse du temps de séjour des ambassadeurs, des appels par ordre, des absences pour congé, de la mise à disposition des résidences des chefs de poste en leur absence, ou encore du respect des circuits hiérarchiques, trop souvent l'humeur est à l'improvisation ou à l'invocation systématique de situations exceptionnelles. Prenons garde à préserver l'exceptionnel esprit de disponibilité des agents de ce ministère - je viens de le rappeler - et à éviter le risque d'un délitement progressif de la discipline qui doit s'imposer à tous et d'abord à ceux qui détiennent l'autorité.
La discipline à laquelle je vous appelle n'a rien de subalterne. Elle repose sur la conviction que, pour ne pas succomber au doute existentiel dans lequel certains se complaisent, il importe avant tout de savoir pour qui et pour quoi nous travaillons. Il faut faire émerger un esprit collectif, notamment dans vos postes, qui dépasse les querelles internes et suscite la légitime fierté d'une appartenance commune. Pour cela, vous en conviendrez, l'exemple, celui de la rigueur, du respect des règles et de la probité, de l'esprit d'équipe, doit venir d'en haut.
Dans l'année qui vient, notre administration devra poursuivre avec détermination les chantiers prioritaires lancés par mes prédécesseurs. Ils ont été choisis après un long examen ; je n'entends pas les remettre en cause, mais il faut à présent obtenir des résultats concrets.
Je veux ainsi mener à bien le contrat de modernisation entre le Quai d'Orsay et le ministère des Finances, plaçant de la sorte notre Maison en tête de la réforme de l'Etat ; je veux poursuivre une stratégie ministérielle de réforme ambitieuse pour que notre image ne soit pas celle qu'on nous renvoie trop souvent, mais bien celle que vous vivez et que vous faites vivre au quotidien ; je veux que nos efforts soient reconnus et qu'un retour sur effort nous soit attribué ; je veux que nous sortions de ces logiques stériles : celle du "toujours plus" comme celle du "jamais assez" ; je veux que nous améliorions notre gestion non pas pour passer pour un bon élève, mais pour allonger notre vision, hausser notre ambition et conforter notre mission de service public.
Le budget pour 2006 sera rigoureux puisque le budget général de la France le sera également, sinon davantage. Cette contrainte des moyens nous impose un discours ferme sur les priorités qui seront les nôtres, et qui le seront d'autant plus qu'il nous en coûtera davantage pour les réaliser. Je pense, notamment, à la modernisation de notre système d'information et, plus particulièrement encore, à celle de notre correspondance diplomatique ou, dans un autre domaine, à la mise en place des visas biométriques. Toutes ces actions vous seront présentées en détail. Sachez simplement qu'elles sont d'autant plus nécessaires qu'elles correspondent à de vraies priorités pour lesquelles nous avons dégagé de vrais moyens.
Je n'oublie pas, bien sûr, la gestion de nos ressources humaines : mise en place de méthodes d'évaluation des agents, gestion de l'encadrement supérieur dont vous connaissez tous les contraintes particulièrement lourdes dans cette phase de notre histoire, effort de transparence dans les affectations des chefs de poste ou encore amélioration de la situation des recrutés locaux, ce sont là quelques-uns des dossiers sur lesquels j'entends que de réels progrès soient obtenus et ressentis comme tels par les agents des Affaires étrangères.
Permettez-moi, toutefois, deux observations dans ce domaine :
Je vous demande personnellement de prêter une attention toute particulière à vos recrutés locaux en poste dans les services ou les résidences. Trop longtemps, ils ont été considérés comme une facilité, une variable d'ajustement, une source d'économies faciles. C'est une erreur. Car ils participent à part entière aux missions de service public dont vous êtes comptables. A leur manière, ils portent aussi une image de l'action de la France à l'étranger et de la façon dont notre pays gère ceux qui la servent.
S'agissant des fonctionnaires, comme partout ailleurs dans l'Etat, notre Maison connaît des déséquilibres démographiques qui tendront forcément à disparaître : mais ils ne doivent pas servir de prétexte à la démotivation des plus jeunes. J'entends que ceux-ci soient écoutés et, chaque fois qu'il est possible, entendus car on ne construit rien de durable sans l'adhésion de celles et ceux qui vous succèderont au service de notre pays. J'entends également, et dans le même esprit, que des progrès soient accomplis dans l'évaluation des agents, à commencer par le haut de la hiérarchie : le talent, l'effort et le dévouement ne doivent pas seulement être salués, ils doivent aussi être récompensés. Aucune organisation à dimension mondiale ne fonctionne aujourd'hui sans un système fiable d'évaluation de la performance.
Bien des questions pourraient encore être évoquées, mais je préfère ici m'en tenir à un message simple en guise de conclusion : plus que jamais, il y a place dans notre pays pour une politique étrangère inventive et audacieuse, fidèle à la tradition diplomatique de la France et centrée sur les réalités et les défis passionnants d'aujourd'hui et de demain.
Cette "fidélité créatrice" est bien celle que j'attends de vous dans l'exercice de votre mission. Je sais aussi pouvoir compter sur vous pour insuffler le même état d'esprit à vos collaborateurs. Plus que toute réforme administrative, c'est ce partage du même esprit, de la même ambition, qui continuera à faire de notre Maison une institution vouée au service de la France.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 31 août 2005)