Discours de Mme Christine Lagarde, ministre déléguée au commerce extérieur, sur le rôle et le poids de l'Union européenne dans le cadre du cycle de négociations de l'OMC avec comme sujets principaux, les services, les produits industriels, l'agriculture, le développement, Londres le 17 octobre 2005.

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Circonstance : Déclaration à la London School of Economics le 17 octobre 2005 dans le cadre du cycle de négociations internationales avant la Conférence de Hong Kong

Texte intégral

Permettez-moi d'abord de vous remercier de votre accueil. C'est pour moi un privilège de me trouver ici et je tiens à remercier la London School of Economics de son invitation et l'ensemble d'entre vous de votre présence.
Je dois avant tout vous dire que je me suis sentie très honorée d'être conviée à participer à ce cycle européen de conférences publiques et à intervenir juste avant Lord Patten dont l'expérience en la matière place la barre très haut.
Ce cycle de conférences survient à point nommé : il ne fait aucun doute qu'une réflexion plus efficace et plus innovante et des discussions plus nombreuses sont indispensables pour façonner l'Europe que nous souhaitons pour le XXIe siècle et pour garantir que le grand navire " Europe " reste à flot, poursuive sa course et arrive à destination.
En cette difficile période de construction européenne et de mondialisation, parler à la fois des échanges internationaux et de l'Europe constitue un défi pour un membre du gouvernement français. J'ai accepté de relever ce défi, mais j'invoquerai les règles de l'hospitalité pour solliciter votre indulgence ; en échange, je vous promets de ne pas trop m'appesantir, afin que nous puissions avoir un véritable débat.
Je souhaiterais aujourd'hui vous donner ma vision du rôle de l'Europe et, plus particulièrement, du rôle de nos deux nations dans le cycle actuel de négociations de l'OMC. Je pense que l'Europe peut apporter une contribution exceptionnelle et décisive au débat sur les échanges internationaux et permettre ainsi de libérer le potentiel de Doha pour une prospérité mondiale
I. Qu'est-ce que l'Union européenne ?
Pour évaluer l'influence de l'Europe sur les échanges internationaux, il faut savoir ce qu'est l'Europe, ce qu'elle apporte et ce qui en fait la particularité sur la scène internationale.
Le débat européen actuel n'est pas précisément éclairant à cet égard.
Les inquiétudes qu'ont exprimées les citoyens français et néerlandais au sujet de la construction européenne et le débat actuel sur les frontières de l'Europe donnent l'impression que l'Europe est un foyer de dissensions. La presse fait ses gros titres de nos différends concernant la PAC, le budget et la Constitution, mais fait rarement mention de nos valeurs communes.
Une description exhaustive de ce qui fait la spécificité du rôle de l'Europe dans le monde dépasserait largement le cadre de cette conférence.
Il convient toutefois de rappeler quelques points essentiels.
En premier lieu, la personnalité de l'Europe est nettement visible de l'étranger.
Si les Européens ont de l'Europe une image floue, il n'en est pas de même pour le reste du monde qui reconnaît sans conteste à l'Europe un caractère unique. Au cours de mes voyages à travers le monde - et mon expérience passée en tant que présidente de Baker and McKenzie m'en a donné plus d'occasions que je n'en aurais souhaité - j'ai toujours été frappée par le fait que les pays et les citoyens européens étaient généralement perçus comme ayant ce " quelque chose " en commun qui les distingue et les rend différents des autres pays et des autres citoyens du monde. Demandez à un Américain, un Chinois ou un Africain ce qu'est l'Europe. Leur réponse sera certainement plus tranchée que celle que vous auriez obtenue d'un citoyen espagnol, britannique ou français. Ils évoqueront les droits de l'homme, la protection sociale, la liberté d'expression, la culture, la civilisation et probablement l'histoire
En second lieu, on a généralement tendance à ne pas accorder tout leur prix aux valeurs essentielles que nous partageons.
Prenons l'exemple de nos deux pays. Nous avons en commun une histoire longue et variée, marquée notamment par le goût de la victoire et l'amertume de la défaite. Nos relations bilatérales sont profondément ancrées dans notre histoire commune. Ce point commun a permis hier d'envisager ce que nous regarderions aujourd'hui comme de la pure fiction : l'union de deux pays. Nous avons tous le souvenir de Churchill et de son cabinet acceptant- avec une immense générosité - la proposition de Jean Monnet d'une union franco-britannique en réaction à la terrible défaite française de juin 1940.
Nos points communs sont bien plus nombreux que nos points de divergence. Pour ne mentionner que quatre d'entre eux :
(1) notre détermination d'être un acteur global sur la scène internationale;
(2) notre engagement à lutter contre la pauvreté et les inégalités ;
(3) notre engagement en matière de protection de l'environnement ;
(4) nos systèmes de protection sociale.
(1) notre détermination d'être un acteur global sur la scène internationale;
Rares sont aujourd'hui les pays qui ont développé la capacité d'acteur global en déployant toute cette panoplie de politiques et d'instruments qui fait appel à l'intervention militaire, à la diplomatie, à l'influence et au développement.
Encore plus rares sont les pays qui utilisent cette capacité à la manière du Royaume-Uni et de la France et avec les mêmes objectifs.
S'agissant du " comment ", nous avons tous appris au cours de notre longue histoire que le temps et l'espace jouent un rôle très important en géopolitique. Nous savons que les questions géopolitiques et diplomatiques doivent être examinées sur le long terme et dans toute leur complexité et qu'une gestion des crises indépendante de toute considération pour le passé ou le futur est la voie la plus sûre vers l'échec. L'approche adoptée par le Royaume-Uni et la France sur la question iranienne nous en offre une claire démonstration. Il en va de même en ce qui concerne la politique commerciale : nos deux pays savent que les approches simplistes sont erronées et que les périodes de transition sont fondamentales.
S'agissant du " pourquoi ", le Royaume-Uni et la France mettent tous deux leur statut de protagonistes sur la scène internationale au service d'une plus grande cause. C'est en faveur de la paix et des droits de l'homme que les soldats français et britanniques combattent sur le même champ de bataille en ex Yougoslavie et en Afghanistan.
Les projets conjoints en matière de défense sont nombreux. Je ne citerai que deux d'entre eux
1. 1. L'accord franco-britannique signé à Saint-Malo en 1998, qui a été déterminant pour le lancement de la défense européenne .
2. 2. La décision d'un projet industriel conjoint de construction d'un porte-avions.
(2) Notre engagement à éliminer la pauvreté ;
Mon second exemple concerne notre engagement commun éliminer la pauvreté dans les pays en développement. Le Royaume-Uni et la France se sentent responsables du développement des pays pauvres, en particulier des pays africains. Cet intérêt très particulier n'est pas seulement celui dont témoignent les chefs d'Etat, il est aussi partagé par nos populations, dont la solidarité et la générosité se sont manifestées à l'occasion d'initiatives spontanées telles que le récent mouvement lancé par le chanteur Bono. La plupart des réunions du G8 expriment l'engagement de nos deux nations en faveur des pays en développement, l'accent étant nettement mis sur l'Afrique depuis 2004. Ainsi la France est-elle déterminée à porter son aide publique au développement à 0,5 % du PNB dès 2007 et à 0,7 % en 2012. La France et le Royaume-Uni sont associés dans le cadre de nombreux projets de développement. La proposition britannique de création d'une nouvelle Facilité de financement internationale comme moyen de lever des fonds supplémentaires a été soutenue par la France et le Royaume-Uni a, pour sa part, appuyé l'initiative française de contribution volontaire sur les billets d'avion.
Ce sens de la solidarité avec les pays en développement trouve ses origines en premier lieu dans notre passé, mais est également lié de façon plus profonde à notre vision de l'humanité et des rapports de l'homme avec le monde, qui remonte au siècle des Lumières. C'est la raison pour laquelle le Royaume-Uni et la France consacrent autant de temps, d'argent et de moyens politiques pour contribuer à réduire la pauvreté et les inégalités, à promouvoir la bonne gouvernance et à combattre le SIDA et d'autres maladies, quelquefois au détriment de leurs propres intérêts économiques.
(3) Notre engagement en matière de protection de l'environnement.
Mon troisième exemple concerne notre prise de conscience du fait que notre environnement est en danger et doit être protégé. Nos deux pays jouent un rôle majeur dans les discussions internationales, qu'il s'agisse de la sauvegarde des forêts ou du changement climatique, ou encore du traitement des déchets dangereux. Leur influence et leur énergie se sont révélées déterminantes pour imposer la notion de développement durable dans les forums internationaux, tout d'abord à Rio en 1992, puis à Johannesburg lors du Sommet mondial pour le Développement durable. Plus récemment, le Royaume-Uni a reçu le plein appui de la France sur la question du changement climatique dans le cadre du G8.
(4) Nos systèmes de protection sociale .
Mon quatrième exemple sera tiré de nos économies nationales respectives, domaine dans lequel il existe traditionnellement des divergences et des tensions entre nos deux pays. Nous avons à l'évidence des visions différentes de l'équilibre entre Etat et marché et des rôles respectifs de la concurrence et des services publics. Mais ni le Royaume-Uni ni la France ne remettent en question le besoin fondamental de parvenir à un compromis entre efficacité et équité, entre responsabilité et tolérance, compromis qu'incarne l'Etat-providence. Le curseur n'est à l'évidence pas placé au même niveau par nos deux pays en ce qui concerne l'équilibre entre l'efficacité et l'équité. J'imagine que cela n'est pas une découverte pour les experts de la London School of Economics, qui ont joué un rôle-clé dans la mise en place d'un système de protection sociale en Angleterre au siècle dernier en produisant plusieurs études qui font référence, telles que le rapport Beveridge et, plus récemment, cet ouvrage marquant qu'est " La Troisième Voie " d'Anthony Giddens.
Le Royaume-Uni et la France ne sont pas des cas isolés dans le paysage européen. Les valeurs et les choix collectifs de l'Europe ont un impact sur l'approche des politiques commerciales extérieures adoptée par l'Union européenne
1) Premièrement, l'histoire de l'Europe, passée et récente, nous permet de tirer quelques enseignements en matière géopolitique .
L'Europe agit désormais comme un " soft power ", non seulement par nécessité mais aussi parce qu'elle a appris d'expérience que l'établissement d'un système mondial non hégémonique est le moyen le moins inefficace de parvenir à la croissance économique et à la stabilité du monde à long terme. Cette culture des relations internationales fondées sur la gouvernance mondiale et les règles internationales et sur le partage des responsabilités et des pouvoirs, explique pourquoi l'Europe est l'un des principaux défenseurs du multilatéralisme, de la prise de décision fondée sur le consensus, de la diversité culturelle et des droits de l'homme. Le commerce ne fait à cet égard pas exception. Comme vous le savez, l'Europe s'est battue avec force pour la création de l'OMC et pour doter cette organisation d'un système efficace de règlement des différends, ce qui n'était certainement pas le choix initial de bons nombres d'autres pays développés. L'existence de règles au niveau mondial est également la condition préalable de l'accès à l'égalité des droits de tous les pays, y compris les plus pauvres. Ces règles protègent les pays en développement. Pour citer le Père Lacordaire : " entre le fort et le faible, entre le riche et le pauvre, c'est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit ". L'Europe croit fermement que les pays en développement ont besoin de règles internationales pour participer aux bénéfices de la mondialisation et de protection contre les éventuelles tentations de pays plus puissants ou des multinationales de s'imposer dans leurs transactions. Par conséquent, dans les négociations commerciales l'Europe privilégie les accords multilatéraux par rapport aux accords bilatéraux. Les accords multilatéraux génèrent des avantages économiques beaucoup plus importants et permettent la mise en place des règles internationales nécessaires au commerce juste et équitable. A cet égard, l'abandon de trois des quatre questions de Singapour a été et est encore un revers cruel pour la vision qu'a l'Europe du cycle de négociations en cours.
2) Deuxièmement, l'Europe est fortement engagée dans la réduction de la pauvreté dans le monde. Sans la pression constamment exercée par l'Europe, l'actuel Pacte mondial pour le développement - qui recouvre les Objectifs du millénaire pour le développement, le Consensus de Monterrey, le Programme de développement de Doha et le Sommet mondial sur le développement durable - n'aurait jamais vu le jour. Cette détermination à lutter contre la pauvreté se retrouve dans tous les domaines de la politique extérieure de l'Europe, dont le rôle en matière d'aide et de coopération est prépondérant. Elle constitue le premier bailleur de fonds au niveau international, avec 55 % de l'aide mondiale au développement, soit plus de 40 milliards de dollars in 2004. Dernièrement, les Etats membres de l'UE ont pris la décision historique de doubler cette aide, pour la porter à 80 milliards de dollars d'ici 2010. Il ne fait aucun doute que la mondialisation a créé des richesses considérables, mais a aussi généré des inégalités criantes. Le PIB des 30 pays les plus développés a plus que décuplé au cours des trente dernières années ; et pourtant, aujourd'hui, plus d'un milliard de personnes vit avec moins d'un dollar par jour. Par conséquent, si les échanges commerciaux sont une composante du problème, ils devraient également être une partie de la solution. De fait, le commerce peut s'avérer un formidable moteur du développement. Dans les pays à faibles revenus, l'ouverture au commerce international est un élément-clé pour une expansion économique rapide, comme le montre la croissance fulgurante de la Chine. Alors qu'en 1990 la Chine comptait environ 375 millions d'habitants en situation d'extrême pauvreté, ce chiffre devrait se réduire à 16 millions en 2015 si la tendance actuelle se maintient. Cette évolution est le reflet d'un processus d'intégration économique accrue dans toute l'Asie de l'Est, qui a permis à plus de 400 millions de personnes de sortir de la pauvreté. Depuis 1999, l'Europe pèse de tout son poids pour mettre la question du développement au centre du nouveau cycle de négociations. Son action a été décisive pour garantir un lien fort entre les règles et l'accès au marché dans le cadre du Programme de développement de Doha, afin de stimuler les échanges commerciaux internationaux et de favoriser la croissance économique des pays pauvres
3) Troisièmement, l'Europe a introduit le concept de développement durable, qu'elle a placé au cur de toutes les politiques qu'elle met en uvre.
En d'autres termes, les économies développées comme les économies en développement poursuivent des stratégies visant à atteindre une croissance non inflationniste, tout en préservant les ressources environnementales et en agissant en faveur de l'équité sociale. En Europe, la question de l'environnement est particulièrement sensible, notamment du fait de nos capacités physiques limitées en comparaison de celles des Etats Unis : manque d'espace vital, forte densité de population et pollution, autant d'éléments liés à l'histoire relativement longue de l'industrialisation. Que doit-on entendre par développement durable dans le contexte de la politique commerciale internationale ? Avant tout, que la libéralisation des échanges n'est pas une fin en soi mais que les objectifs économiques doivent être assortis d'objectifs environnementaux et sociaux. Le développement durable implique de veiller à ce que la politique commerciale soit en adéquation avec les politiques d'éradication de la pauvreté, que les pays en développement puissent exporter sans se heurter à des obstacles déloyaux et que les règles du commerce international aillent de pair avec la protection de l'environnement aux niveaux national, régional et international. Plus concrètement, l'Europe a beaucoup insisté pour que le développement durable soit inscrit au Programme du développement de Doha (article 6) et pour que les négociations portent aussi sur des questions environnementales telles que la libéralisation totale des biens environnementaux
4) Quatrièmement, l'Europe croit fermement à l'économie de marché et aux systèmes de protection sociale.
Cela signifie qu'il est du devoir de chaque Etat d'établir un juste équilibre entre les bénéfices retirés de la concurrence et la justice sociale. Dans le monde entier, ce souci est loin d'être une évidence, que ce soit dans les pays développés ou dans les pays en développement. La mondialisation a fortement influé sur notre capacité à trouver un tel équilibre. Les systèmes de protection sociale sont actuellement remis en cause par ceux qui estiment qu'aucune règle ne devrait exister en dehors du marché et par ceux qui n'y voient qu'un obstacle à la compétitivité à l'ère de la mondialisation. Laissant de côté les arguments économiques -terrain sur lequel vous êtes plus à l'aise que moi - je voudrais insister sur la nécessité politique de rassurer nos concitoyens sur le fait qu'un véritable système permettant un partage équitable des bénéfices économiques est possible dans le contexte de la mondialisation. Pour la France, ce point est essentiel pour garantir l'acceptation de la libéralisation du commerce sur le plan politique et social. En effet, le besoin de libéraliser les marchés n'est ni évident ni consensuel, et les mouvements d'opposition à la mondialisation le démontrent clairement. En 2003, un sondage européen a révélé que si les Européens sont en majorité favorables à la mondialisation, un grand nombre de citoyens redoutent les menaces que celle-ci fait peser sur leur niveau de vie. En France, les peurs liées à la mondialisation ont contribué à la victoire du " non " lors du référendum organisé en mai dernier. Les citoyens craignent que la mondialisation n'affecte le pouvoir de réglementation de l'Etat et, à l'avenir, notre capacité nationale à adopter des règles. Ces peurs reflètent aussi les conséquences de la libéralisation du commerce telles qu'elles sont perçues. Beaucoup de ces peurs se concentrent sur la partie visible de l'iceberg - les effets extérieurs généralement négatifs tels que les coûts des ajustements et des restructurations - et ne prennent pas en considération les aspects moins évidents - à savoir les différentes opportunités offertes par la libéralisation des échanges : la concurrence, la croissance économique, l'innovation, le développement de nouveaux services, une meilleure exploitation des ressources naturelles et le recul de la pauvreté. Les dirigeants politiques européens doivent tenir compte de ces inquiétudes à la fois légitimes et véritables, et définir une politique commerciale qui soit entièrement compatible avec le modèle européen.
Après avoir tenté d'identifier le socle commun des préférences de l'Europe et la manière dont ses valeurs peuvent imprimer leur marque sur les négociations commerciales, je vais maintenant aborder la question de savoir comment l'Europe peut contribuer à saisir les opportunités créées par ces négociations
II. L'Union européenne peut-elle sauver le soldat Doha ?
1) Contexte : Où en sommes-nous, huit semaines avant Hong Kong ?
Le Programme de Doha pour le Développement est " au milieu du gué ", après deux succès importants, Doha en 2001 et Genève en 2004, et un échec majeur à Cancun en 2003. Le cycle se trouve maintenant dans une phase cruciale de sa réalisation et, comme le déclarait récemment Peter Mandelson, les Etats devraient "passer de l'épreuve de force aux concessions mutuelles". Cet appel à aller de l'avant est empreint de réalisme et d'un sentiment d'urgence car les négociations, initialement lancées pour un cycle de quatre ans, doivent impérativement aboutir en 2006.
Où en sommes-nous, quatre ans après le lancement du Programme de Doha pour le Développement ?
Deux aspects principaux se dégagent
:
1. Le champ d'application du Programme de Doha pour le Développement a été réduit depuis son adoption et trois des quatre questions de Singapour ont été abandonnées.
2. Les négociations se caractérisent par un déséquilibre entre les engagements des parties à l'égard des différentes questions abordées : les négociations sur certaines questions comme l'agriculture et la facilitation des échanges ont progressé mais d'autres, comme celles sur les services, le développement et les produits non agricoles n'ont pas avancé.
L'accord-cadre ayant été signé, les discussions ont ensuite ralenti jusqu'à une date récente et ce, malgré le rôle moteur joué par l'Europe, qui a accepté de faire des concessions significatives sur les subventions à l'exportation. Le manque d'engagement manifesté par les autres pays développés comme les Etats-Unis jusqu'à la semaine dernière et le peu d'énergie affiché par le G20 et le G90 ont certainement contribué au ralentissement important du processus.
L'un des éléments frappants des discussions intervenues au cours de ces derniers mois a été la confirmation de la force de l'alliance du G20 et de son rôle de négociateur dans les discussions-clés. La nature de ce groupe hétérogène, au sein duquel le Brésil pousse à la libéralisation des marchés de l'agriculture alors que l'Inde s'efforce de maintenir une certaine protection, va dans le sens de positions de négociation modérées et non radicales. Le rôle moteur joué par les pays du G20 est clairement un facteur-clé pour le succès de ce cycle.
Une autre leçon de ce cycle, à ce stade, est la capacité relativement faible du duo Etats-Unis -Union européenne à générer un véritable élan. Ce duo ne peut plus mener la danse et le quartet composé des Etats-Unis, de l'Union européenne, du Brésil et de l'Inde semble mieux adapté pour préparer le terrain en vue de discussions plus larges.
La conférence de Hong Kong n'est certes pas l'aboutissement de la négociation, mais elle n'en constitue pas moins une étape cruciale. A huit semaines de Hong Kong, l'horloge tourne et succès et échec sont tout aussi possibles. Ce qui est certain, c'est que le niveau des discussions devrait être relevé pour être à la hauteur des ambitions des Etats membres.
2) Nos objectifs
Pour que Hong Kong soit un succès, il est nécessaire de redonner un élan à la négociation et d'approfondir les discussions en vue de saisir les opportunités offertes par cette année de négociation. Le rôle moteur et l'influence de l'Europe garantiront que les négociations vont dans le sens d'un accord équilibré et ambitieux, dans l'esprit de Doha et des valeurs de l'Europe, qui permette de promouvoir la libéralisation des marchés, d'encadrer la mondialisation au moyen de règles équitables et loyales et de veiller à l'intégration des pays en développement dans le commerce mondial. Pour cela, l'Europe doit faire preuve de détermination dans les domaines suivants :
Premièrement, le programme de Doha devrait traiter du développement.
Après cinq ans, les Objectifs du millénaire pour le développement sont loin d'être atteints, particulièrement en ce qui concerne l'Afrique Sub-saharienne. Le dernier Rapport de suivi mondial de la Banque mondiale et du FMI appelle à une accélération dans un certain nombre de domaines, y compris la réalisation de la promesse en matière de développement. Selon ce rapport, l'adoption d'un calendrier de libéralisation ambitieux dans le cadre du cycle de Doha devrait permettre d'atteindre les objectifs d'ici 2015. Le commerce ne suffira pas à faire sortir les pays en développement de la pauvreté, mais il y contribuera de manière importante.
De ce point de vue, le Programme de Développement de Doha offre des possibilités d'intégration accrue des économies en développement dans l'économie mondiale, grâce à l'ouverture des marchés et à de meilleures règles. Trop souvent, les négociations commerciales sont envisagées comme des questions Nord-Sud alors que les pays en développement ont beaucoup à gagner de l'intégration Sud-Sud. Les exemples de l'Asie et, dans une certaine mesure, de l'Amérique latine dont les économies retirent de plus en plus d'avantages de leur intégration et du commerce intra-régional, démontrent clairement les bienfaits du commerce Sud-Sud. En réalité, le problème des pays les plus pauvres et de l'Afrique est moins de savoir comment se protéger du commerce mondial que de retirer des avantages d'un renforcement des échanges commerciaux Sud-Sud. Deux paramètres sont très importants à cet égard : d'une part, le facteur temps et de l'autre, l'application d'un traitement différencié. Il conviendrait de laisser davantage de temps aux pays en développement pour opérer la transition et abaisser leurs droits de douane.
Dans ce cycle, nous devons obtenir des progrès rapides sur toutes les questions importantes pour les pays en développement et les pays les moins développés. Les négociations relatives au traitement spécial et différencié des pays en développement n'ont pas progressé. La situation du coton demeure inchangée depuis la Conférence de Cancun et la question de l'érosion des préférences commerciales a à peine été abordée. Finalement, la transposition de l'accord du 30 août 2003 sur l'accès des pays pauvres aux médicaments dans l'accord ADPIC n'est pas encore achevée.
Je pense que l'Europe devrait sur ce point prendre la tête du changement et chercher à obtenir de réels progrès à Hong Kong sur au moins trois questions :
1 - L'accès aux médicaments doit être facilité
Chaque semaine dans les pays en développement, 200 000 enfants de moins de cinq ans meurent de maladie. Dans la seule Afrique sub-saharienne, deux millions de personnes mourront du SIDA en 2005. Le Programme de Doha pour le développement est l'occasion de mettre en place un cadre légal définitif permettant aux pays les plus pauvres qui n'ont pas la capacité de produire des génériques d'avoir accès aux médicaments à un prix abordable. L'UE appuie sans réserve la conclusion d'un accord en ce sens avant ou pendant la conférence ministérielle de Hong Kong. Il s'agirait d'une avancée essentielle confirmant l'engagement pris par la communauté internationale de faciliter l'accès des plus pauvres aux médicaments.
2 - Le problème de la filière coton doit être traité
Aujourd'hui, le coton le moins cher du monde est cultivé en Afrique de l'Ouest dans des exploitations de petite taille. Pourtant, il leur est impossible de vendre leur production parce que les Etats-Unis, l'un des principaux exportateurs de coton, subventionnent leur production nationale. Au sein de l'UE, nous avons décidé d'inclure le coton dans le " paquet " de réformes agricoles de 2003. Concrètement, les subventions qui créent des distorsions du marché ont été supprimées. Le Programme de Doha pour le développement est l'occasion d'apporter une solution durable à cette question cruciale pour l'Afrique. L'UE est en première ligne sur cette question et la France joue également depuis le début un rôle très important. Naturellement, la facilitation des échanges ne peut à elle seule régler le problème du développement et les négociations ne devraient pas s'y limiter. Le Président français a lancé une initiative en faveur du coton pour répondre rapidement aux besoins des producteurs africains. Plus de 67 millions d'euros ont déjà été affectés à cette initiative
3 - La question de l'érosion des préférences commerciales devrait être traitée et les pays les moins avancés devraient se voir garantir l'accès aux marchés des pays développés en franchise de droits de douane
La baisse générale des tarifs douaniers prévue par le Programme de Doha pour le développement va porter un rude coup aux préférences commerciales dont bénéficient les pays en développement et les pays les moins avancés. Une aide importante devrait leur être fournie en compensation. Les pays développés doivent également conclure des accords commerciaux concrets, notamment en étendant à d'autres pays l'initiative " Tout sauf les armes " lancée par l'UE. L'ouverture totale des marchés des pays développés aux pays les moins avancés et la mise en uvre d'un " cycle gratuit pour les PMA " constitueraient des réponses adaptées aux besoins spécifiques de ces pays. Il s'agit d'un autre objectif possible de la conférence ministérielle de Hong Kong.
Avant de clore ce chapitre sur le développement, je souhaiterais souligner la nécessité d'améliorer la coordination entre, d'une part, les mesures commerciales et, d'autre part, la coopération et l'aide. L'APD et, en particulier, l'aide au commerce sont essentielles pour s'assurer que ces opportunités seront saisies et que les contraintes seront gérées au plan local. Bien qu'il n'appartienne pas à l'OMC de résoudre la question de l'aide, les discussions menées en son sein devraient viser à favoriser la coordination et les synergies
Deuxièmement, l'Europe doit également adopter des mesures énergiques pour garantir une croissance et des emplois pérennes sur son territoire. Les négociations du Programme de Doha pour le développement dans le domaine des services, de l'accès aux marchés pour les produits non agricoles (NAMA) et des règles commerciales peuvent permettre d'accroître la productivité des entreprises européennes en
(i) garantissant des conditions favorables aux entreprises européennes, grâce à un approvisionnement en biens intermédiaires moins chers;
(ii) adoptant des règles commerciales propres à garantir la loyauté des échanges, ce qui permettrait d'améliorer l'accès aux marchés à forte croissance des autres pays développés et des pays émergents et donc d'ouvrir de nouveaux débouchés pour nos entreprises;
Ce champ des négociations manque encore singulièrement d'ambition .
Il y a peu d'espoir de voir les négociations sur les droits de douane industriels déboucher sur une libéralisation ambitieuse des marchés - notamment ceux des grands pays développés et des grands pays émergents - et sur une réelle consolidation tarifaire. Quant aux services, les offres d'engagements ne vont pas plus loin que les résultats obtenus lors du cycle précédent, que ce soit en termes quantitatifs ou qualitatifs. Les efforts récents pourraient se révéler insuffisants pour inspirer un secteur dans lequel l'Union possède d'importants intérêts offensifs.
Enfin, le déséquilibre entre l'accès au marché et les règles commerciales est patent et sera difficile à corriger. Cela concerne tout particulièrement les règles anti-dumping et les indications géographiques, deux préoccupations majeures pour l'Union.
Pourtant, les bénéfices de la libéralisation des échanges pour nos économies sont immenses. Nos entreprises se heurtent à des droits de douane élevés dans les pays émergents - 100 % pour le vin en Inde, 30 % pour la céramique aux Etats-Unis, 15 % pour l'acier au Brésil par exemple - tandis que les droits de douane moyens appliqués à l'entrée du marché communautaire sont de 4 %. Les liens entre croissance et emploi sont également évidents. Le CEPII, un institut français d'études économiques, estime que la libéralisation du secteur des machines-outils créerait à elle seule 525 000 emplois en Europe. Les bénéfices seraient encore plus importants dans des secteurs tels que le transport maritime, la distribution, les services environnementaux, la construction et les services financiers. Les services représentent 70 % de notre PIB et les niveaux de protection sont bien supérieurs à ceux des biens, soit plus de 50 % lorsqu'ils sont exprimés en équivalents tarifaires.
Troisièmement, il convient de protéger les valeurs européennes
L'Europe estime que la libéralisation des échanges n'est pas une fin en soi. Celle-ci devrait respecter et préserver les valeurs communes ou les préférences enracinées dans les besoins sociaux et les choix collectifs. Il en va de la diversité culturelle, ainsi que de la préservation des services publics et de l'agriculture. Vous savez sans doute que la France est particulièrement mobilisée sur ces questions.
La promotion de la diversité culturelle fait partie des préférences collectives auxquelles les Français et les Européens sont attachés. La France et l'Europe continuent pour cette raison à encourager la préservation de la diversité culturelle et à exiger que les secteurs de l'audiovisuel soient exclus des négociations sur la libéralisation des services. L'Europe a apporté un soutien sans réserve aux résultats positifs de la négociation à l'UNESCO sur la Convention pour la diversité culturelle. Cette convention permettra certainement de faciliter la promotion de la diversité culturelle et de limiter le risque d'incompatibilité avec les règles de l'OMC.
Les services publics doivent être préservés. Le Programme de Doha pour le développement ne doit pas interdire de réserver des activités de service public à des entreprises publiques ou de les confier à des entreprises privées délégataires de service public.
Je suis sûre que vous êtes impatients d'entendre ce que j'ai à dire sur l'agriculture, qui reste un volet-clé de ces négociations, ce qui ne devrait guère surprendre si l'on songe que l'enjeu n'est pas la part de l'agriculture dans le commerce (seulement 12 %) mais le quotidien de millions de personnes à travers le monde ainsi que les choix et valeurs tant stratégiques que culturels dans de nombreuses régions du monde, dont l'Europe.
De tous les membres de l'OMC, l'Europe a un rôle-clé à jouer dans les négociations sur l'agriculture. Elle doit prouver qu'il est possible de mettre en place un système agricole qui ne porte pas préjudice aux pays les plus pauvres.
Pour cela, il convient d'apporter les trois précisions suivantes :
1) L'agriculture n'est pas un secteur économique comme les autres, par exemple la sidérurgie ou le textile :
agricole comporte en effet une dimension stratégique liée à la sécurité de nos approvisionnements alimentaires et à un souci de protection de l'environnement ainsi qu'une dimension d'aménagement du territoire. Certains d'entre vous, j'en suis sûre, ont déjà passé des vacances en France et auraient été déçus de voir la France couverte de terrains en friche ou d'arbres, ce qui serait le cas si l'agriculture n'existait pas. Il ne s'agit pas ici de débattre de la légitimité des objectifs de notre politique de soutien à l'agriculture. Nous devons cependant garantir que cette politique préservera autant que possible la loyauté des échanges et ne portera pas préjudice aux pays les plus pauvres.
2) D'aucuns semblent encore croire que l'agriculture européenne reste un problème majeur, mais la réalité est tout autre.
L'agriculture est un domaine complexe et nous devons nous garder de toute approche simpliste des choses. Permettez-moi de dissiper certaines des idées fausses qui circulent
a. L'Europe est un marché agricole fermé.
Faux. L'Europe est le premier importateur de produits agricoles dans le monde (valeur en 2001 : 60 milliards de dollars). Elle importe plus que les Etats-Unis, la Nouvelle-Zélande, l'Australie et le Canada réunis et absorbe 85 % des exportations agricoles de l'Afrique et 45 % de celles de l'Amérique latine. De tous les pays industrialisés, les pays de l'UE sont, de loin, ceux qui accordent l'accès préférentiel le plus systématique aux pays en développement et le tarif douanier moyen est proche de 11 % dans le cas du traitement préférentiel. Par ailleurs, notre initiative intitulée " Tout sauf les armes " offre un accès en franchise de droits et hors quota aux 49 pays les plus pauvres
b. L'Europe est la championne de la distorsion des échanges.
Vrai et faux. S'il est vrai que l'Europe consacre un budget plus important au soutien de son agriculture, les subventions versées à chaque agriculteur sont beaucoup plus faibles qu'aux Etats-Unis : 20 000 dollars par agriculteur aux Etats-Unis contre 14 000 dollars au sein de l'UE
c. La politique agricole des pays industrialisés aggrave la pauvreté
Cela est discutable. Si les pays industrialisés devaient supprimer toutes les formes d'aide à l'agriculture, les prix agricoles mondiaux augmenteraient, parfois fortement. Le Programme de Doha pour le développement pourrait ainsi être à l'origine d'une hausse de 18 % des prix du blé. Une telle situation serait dramatique pour les pays les moins développés qui sont des importateurs nets de produits alimentaires et verraient leur facture alimentaire augmenter. Par ailleurs, s'agissant de l'Europe, la réforme de la PAC de 2003 va réduire de manière significative les subventions qui créent des distorsions du commerce, en dissociant les mesures de soutien de la production
3) L'Europe est résolument en faveur de la réduction des subventions internes et de la baisse des barrières tarifaires.
Cet engagement n'est pas seulement rhétorique. Il s'est également traduit depuis 1992 par des mesures concrètes et, plus récemment, en 2003, par la réforme de la PAC. Ce n'est pas parce que cette réforme représentera un moyen de pression important dans ce cycle de négociations que l'Europe capitulera devant d'autres pays industrialisés ou du groupe de Cairns qui souhaiteraient utiliser l'agriculture à des fins mercantiles. L'Europe attend des engagements parallèles en matière de soutiens à l'exportation et de subventions internes, en particulier de la part des Etats-Unis et d'autres pays industrialisés. Le principe, acquis en juillet 2004, de suppression des subventions à l'exportation n'a pas apporté la discipline attendue dans les régimes de subventions de nos partenaires : crédit à l'exportation ou aide alimentaire.
Les pays exportateurs font pression pour améliorer l'accès aux marchés. C'est un sujet particulièrement délicat pour l'Union européenne car il touche au principe de la " préférence communautaire ", qui est l'un des fondements de la politique agricole européenne. En acceptant, en juillet 2005, d'adopter la formule de réduction des tarifs douaniers plus souple proposée par le G20, l'Union européenne a fait un geste fort.
Dans ce contexte, l'Europe doit tout particulièrement surveiller les effets conjugués des mesures de soutien à l'exportation et de réductions tarifaires qui pourraient un jour mettre la PAC en danger. Cela ne serait toutefois pas possible dans le cadre du mandat de négociation actuel de l'UE, qui prévoit expressément que la PAC représente une ligne rouge à ne pas franchir.
Bien entendu, la détermination affichée par l'Europe de faire de ce cycle un cycle de négociations équilibré et ambitieux est grande, mais elle ne suffira pas à garantir le succès de la conférence ministérielle de Hong Kong. A mes yeux, ce succès dépend de quatre conditions essentielles
1. 1. Les autres pays industrialisés devraient engager pour de bon des discussions constructives et réalistes sur l'agriculture et réformer leur politique agricole avec la même ambition que celle que nous avons montrée en 2003.
2. 2. Les pays émergents doivent accepter un traitement différencié des pays en développement. Par exemple, les droits et obligations du Ghana (PIB par habitant : 320 $) doivent être différents de ceux du Brésil (PIB par habitant : 3 100 $).
3. 3. Les pays industrialisés doivent accepter de résoudre certaines questions spécifiques qui revêtent une importance particulière pour les pays en développement, comme le coton, l'accès aux médicaments, l'extension à l'échelle multilatérale de l'initiative " Tout sauf les armes " et les promesses faites lors de la négociation du paquet " Commerce contre aide ".
4. 4. Les pays émergents doivent accepter d'ouvrir leurs marchés aux produits et services européens, de manière progressive mais significative.
3) Stratégie et méthodologie
Je ne puis clore mon intervention sans aborder la question de la méthodologie à adopter pour s'assurer que l'Europe sera dans la position la plus confortable pour défendre ses intérêts, ses valeurs et sa conception du développement des échanges. Cela suppose une stratégie de négociation bien définie, une bonne coordination entre les Etats membres de l'Union européenne et la Commission, ainsi qu'une diplomatie adéquate.
L'Union européenne doit adopter une position offensive.
En premier lieu, je pense que l'Europe s'en est longtemps tenue à une position défensive sur de nombreuses questions. Cette stratégie n'est pas la meilleure, car nos partenaires peuvent alors nous conduire là où ils veulent, quand ils le veulent : c'est la crainte de tout soldat.
Puisque l'Europe souhaite parvenir à un résultat équilibré et ambitieux à Hong Kong, nous devons éviter d'entrer dans la transaction trop précocement, par exemple entre les négociations portant sur l'accès aux marchés pour les produits agricoles et l'agriculture. Une meilleure coordination entre les Etats membres et les négociateurs s'impose.
En second lieu, la conduite de négociations s'apparente au pilotage d'un navire. Le cap doit être clairement identifié. Les passagers doivent être confortablement installés et en confiance lorsque le pilote change de direction. Cela s'applique a fortiori au grand navire " Europe " : les négociations commerciales soulèvent certaines questions importantes liées à des choix fondamentaux. J'ai mentionné tout à l'heure le développement, les services publics, l'agriculture et la diversité culturelle. Le négociateur européen, c'est-à-dire le Commissaire, doit traiter avec 25 Etats membres ayant parfois 25 approches différentes des problèmes et 25 priorités. Le défi qui se présente à lui est donc multiple : il est obligé de rester dans les limites de son mandat et de regarder attentivement dans le rétroviseur afin de vérifier que chacun est à son aise. La seule manière d'y parvenir est de définir des modalités qui permettent de garantir une transparence suffisante entre le négociateur et les Etats membres. Cette définition faciliterait la tâche du négociateur mais également renforcerait le poids et la voix de l'Europe.
Le dialogue avec les pays membres de l'OMC doit être approfondi.
En troisième lieu, le succès du cycle de négociations tel que l'Europe se le représente dépendra également de la capacité de cette dernière à faire passer ses points de vue et à dialoguer avec les autres membres de l'OMC. Notre politique commerciale étant orientée en faveur du développement, les pays en développement doivent constituer notre priorité. Nous devons mieux cerner leurs problèmes, leurs besoins et leurs attentes. Si nous avions consacré davantage de temps à dialoguer avec les pays en développement en 2003, nous nous serions aperçus que le problème du coton n'était pas juste un " caprice " de la part de certains pays de l'Afrique de l'Ouest, mais un problème réel et sérieux. De fait, il fut à l'origine de l'échec de la conférence de Cancun.
L'émergence d'un G20 fort et durable est un élément-clé de l'aspect géopolitique de ces négociations depuis leur ouverture en 2001. Le rôle de négociateur qui est celui du G20 aujourd'hui change la donne. L'Europe doit saisir cette occasion pour obtenir du G20 qu'il soutienne son approche des négociations commerciales, mais aussi pour dialoguer sur la meilleure façon de libéraliser le commerce tout en protégeant les valeurs et les préférences collectives.
4) Conclusion
Le Programme de Doha pour le développement représente une vraie chance pour la stabilité politique et une croissance durable tant dans le monde industrialisé que dans le monde en développement. Ce n'est certainement pas le dernier cycle de négociations, mais le prochain ne concernera les règles, pas les tarifs douaniers. Celles-ci représentent des sujets beaucoup plus sensibles sur les plans social et politique. Il ne fait aucun doute que les enjeux de la libéralisation du commerce pour notre politique doivent être éclaircis et il serait souhaitable que les universitaires continuent d'y travailler.
Parlant à la London School of Economics, je ne peux m'empêcher de suggérer quelques pistes susceptibles d'aider les responsables politiques à communiquer et appréhender les futures négociations.
- Nous devons prendre davantage soin des laissés-pour-compte de la mondialisation. Il existe une fracture sociale profonde entre ceux qui tirent avantage de la libéralisation et ceux qui en souffrent. Les premiers parlent souvent plusieurs langues, utilisent les moyens de communication modernes, sont hautement qualifiés, tandis que les seconds, craignant la concurrence chinoise, ont le sentiment qu'ils vont finir par perdre leur emploi, pour ceux qui en ont un. Afin de mieux gérer les effets transitoires de la libéralisation des échanges, nous avons besoin d'outils permettant une meilleure anticipation des changements et une évaluation plus précise des effets de la libéralisation sur nos sociétés. Faute de ces outils, nous courons le risque de voir l'opposition à la mondialisation croître encore davantage, rendant ainsi tout nouveau cycle de négociations commerciales désormais impossible.
- Nous devons concevoir de nouvelles politiques et de nouveaux outils nous permettant d'ouvrir notre marché afin de stimuler la croissance tout en ayant la certitude que nos choix nationaux fondamentaux, notre culture et nos préférences peuvent être protégés. Nous ne devrions jamais nous voir imposer l'importation de buf aux hormones ou d'aliments génétiquement modifiés. Aussi longtemps que les citoyens européens ne seront pas rassurés sur le fait que le commerce mondial ne constitue pas une menace pour ces choix fondamentaux, les règles de l'OMC et d'autres organisations seront contestées et rejetées et c'est à un rejet en bloc du système que nous pourrions assister.
Dans ces deux domaines, les travaux des universitaires seraient extrêmement utiles. Il s'agit là d'un véritable défi. L'objectif est de parvenir à un équilibre. A cette fin, l'analyse des faits est primordiale. Aristote disait " La recherche de la vérité est à la fois difficile et facile, difficile car nous ne pouvons jamais l'atteindre, et facile car elle ne peut pas totalement nous échapper ".
J'imagine qu'en tant qu'élèves d'une école d'économistes qui a pour devise " Rerum cognoscere causas ", vous relèverez ces deux défis avec panache sans difficulté.
(Source http://minefi.gouv.fr, le 7 novembre 2005)