Discours de M. Jean-Marc Ayrault, président du groupe PS à l'Assemblée nationale, sur les mesures gouvernementales pour mettre fin aux violences urbaines, en l'occurence le recours au couvre - feu, Assemblée nationale le 15 novembre 2005.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Circonstance : Discussion du projet de loi "Etat d'urgence" à l'Assemblée nationale le 15 novembre 2005

Texte intégral

Monsieur le Premier ministre,
Les violences urbaines depuis plus de deux semaines sont trop sérieuses, trop graves pour nous adonner à une polémique stérile.
Je reste convaincu qu'en matière de sécurité, les forces démocratiques doivent montrer l'exemple du sang-froid dès lors bien sûr que les règles de l'état de droit sont respectées. Et elles le sont aujourd'hui.
C'est dans cet esprit que, lors de notre précédent débat, j'ai dit comprendre que vous puissiez recourir à cette mesure exceptionnelle de l'état d'urgence. Nous étions alors au pic des violences et il était légitime que les pouvoirs publics veuillent envoyer un message de détermination à faire cesser ces violences. J'ajoutais que la mesure devait s'appliquer de manière mesurée, dans un temps limité, en concertation avec les maires et qu'il appartenait à la représentation nationale d'en évaluer l'efficacité si vous deviez présenter un projet de loi devant le Parlement. En tout état de cause, nous gardions notre liberté d'appréciation.
Nous en sommes là. Avant même l'expiration du délai de 12 jours vous nous demandez de proroger l'état d'urgence pour trois mois. C'est une lourde décision qui mérite un inventaire serré. Et je veux vous dire pourquoi, malgré tout l'attachement des socialistes à une politique de sécurité ferme, votre décision ne nous paraît pas cette fois la plus appropriée.
Votre premier argument est de constater que, malgré une décrue significative, les violences n'ont pas pris fin. C'est vrai. Il serait inconvenant et inconcevable de considérer que deux à trois cents voitures brûlées, deux ou trois écoles incendiées, des magasins saccagés deviennent une moyenne journalière acceptable. Je considère qu'en ce domaine, il ne doit plus y avoir du tout de voitures brûlées, plus d'écoles incendiées, plus de dégradations. La loi républicaine doit être appliquée partout. Avec fermeté.
Y a t il pour autant besoin d'un état d'urgence de trois mois pour y parvenir ? Visiblement les préfets eux-mêmes en doutent. Au plus fort des émeutes, ils n'ont été que 25 à recourir au couvre-feu, ce qui n'a pas empêché la poursuite des incidents dans certains départements concernés. Au contraire le calme est progressivement revenu en Seine Saint Denis sans que le préfet ait utilisé ce couvre-feu. Ce constat ne vaut certes pas loi générale mais au moins peut-on en déduire que les dispositifs classiques d'ordre public ont été aussi efficaces qu'une disposition exceptionnelle. Le ministre de l'Intérieur lui-même met en avant l'arrestation et la condamnation des fauteurs de trouble comme principal facteur de retour au calme. Je partage cette appréciation.
J'ajoute que la loi ordinaire octroie aux maires le pouvoir de décider l'instauration de couvre-feu dans leur commune. Notamment pour les mineurs. Des enfants de 10-14 ans errant dans la nuit, ce n'est pas leur place. L'arsenal de notre code pénal est l'un des plus sévères d'Europe. Il dispose de tous les instruments pour la fermeté et la sanction. Il permet notamment les perquisitions pour démanteler les réseaux mafieux, les bandes, les trafics d'armes ou de drogue. Utilisons-les !
Sans doute le choc psychologique de l'annonce de l'Etat d'urgence a-t-il pu avoir un effet dissuasif. Je ne méconnais pas cette dimension même si elle est par nature difficile à mesurer. Mais nous touchons maintenant à ses limites.
En premier lieu parce que la prolongation donne l'impression d'installer durablement les quartiers populaires dans un état d'exception au risque de renforcer leur sentiment bien réel de relégation. L'état d'urgence ne peut devenir le mode de gestion durable des banlieues.
En second lieu parce qu'elle divise profondément les acteurs de terrain. Or nous le savons, mesdames et messieurs, la meilleure sécurité repose sur l'intervention de tous. L'action des forces de sécurité a été d'autant plus efficace qu'elle a pu s'appuyer sur la médiation des maires, des élus, des agents publics, des associations, des habitants. Le directeur des CRS le reconnaît lui-même quand il souhaite que ses unités s'immergent dans la vie des cités et jouent un rôle de police de proximité. La prolongation de l'état d'urgence risque de décourager cette communauté d'action en confortant l'idée que l'ordre public est de la seule responsabilité policière.
Or ce cordon démocratique est fondamental. Beaucoup de jeunes sont sortis de la spirale de la violence parce que des parents, des voisins, des travailleurs sociaux sont intervenus pour leur faire comprendre l'impasse de leurs actes. Ce sursaut civique collectif est une leçon pour aujourd'hui et pour demain. L'aide publique, les subventions aux associations ne sont pas de l'argent perdu comme trop souvent votre gouvernement l'a pensé. Elles contribuent à la pacification des comportements, au vivre ensemble des cités.
Il est une dernière anomalie, Monsieur le Premier ministre. Elle est démocratique. Trop souvent vous avez pris l'habitude de placer le Parlement devant le fait accompli. Par essence, les procédures d'exception doivent être exceptionnelles. Mais entre l'utilisation répétée des ordonnances, du 49/3 et maintenant de l'état d'urgence, elles tendent à devenir votre règle de fonctionnement.
Croyez-vous que la République soit devenue si faible qu'elle ne puisse se protéger d'une telle crise par ses défenses ordinaires ? Seriez-vous si peu sûr de votre propre politique de sécurité ?
Dans ce contexte où les évènements hésitent, je crois que la levée de l'état d'urgence, au terme de la période des douze jours, serait un geste d'apaisement qui accélère le retour au calme. Au cas où les faits me démentiraient, rien ne vous empêche de présenter en urgence le même projet de loi.
Aujourd'hui, Monsieur le Premier ministre, tout le monde, y compris dans vos rangs, constate la disproportion entre votre texte et la réalité du pays. Il faut tout de même rappeler cette évidence. La France n'est pas en guerre civile. Les bases de la République ne sont pas en péril. Il n'existe pas de subversion organisée même s'il peut y avoir ici ou là des groupes qui attisent les braises. Les violences sont suffisamment graves pour qu'on évite les excès de langage et de réponse. Même en mai 68, alors que le pays tout entier était en plein chaos, le général de Gaulle, en personne, n'avait pas cru bon recourir à la loi de 1955.
Je peux comprendre qu'un gouvernement veille au principe de précaution notamment pour la période des fêtes de Noël et du Nouvel an. Mais qui peut imaginer que certains se voient interdire de sortie en ces jours là pendant que d'autres le pourraient ? Mesurez la portée du symbole.
Monsieur le Premier ministre,
Je ne saurais dire mieux que votre ministre pour la promotion de l'égalité des chances. " En trente ans, la démonstration a été faite que la réponse sécuritaire ne suffit pas. Les jeunes ont plus besoin d'un ascenseur social que d'un car de CRS ". Comment ne pas remarquer que l'état d'urgence que vous établissez se limite à l'ordre public pas à sa dimension sociale. Il est vrai que trois mois d'investissements ne pourraient pas corriger trente ans d'insuffisances de la République.
Mais enfin, Monsieur le Premier ministre, votre plan d'urgence s'arrête un peu trop vite au rétablissement des subventions aux associations. Aucun des fondamentaux de votre politique économique et sociale, qui a pourtant concouru à l'explosion, n'a été remis en cause.
Nous allons débattre demain de votre réforme fiscale qui s'adresse hélas bien davantage aux quartiers de noblesse qu'aux quartiers populaires. Qui ne voit que ces 3,5 milliards distribués gracieusement aux ménages les plus favorisés pourraient servir immédiatement à la création d'un fond d'indemnisation des victimes. A un plan d'emplois jeunes dans les cités. A une augmentation des dotations pour les établissements scolaires les plus en difficulté. A un doublement de la construction de logements sociaux. A la création d'un service civique obligatoire pour tous les jeunes Français, garçons et filles. Vous n'avez jamais consenti à répondre à ces propositions.
Partout les maires, les élus de toutes tendances appellent à un consensus républicain qui permette de sanctuariser la politique des quartiers populaires, d'assurer sa continuité sans laquelle elle ne peut réussir.
Alors écoutez-nous, Monsieur le Premier ministre ! La crise est trop profonde pour que chacun reste dans sa tour d'ivoire. L'esprit républicain doit prévaloir sur tout le reste.
Depuis le début de cette crise, les députés socialistes ont constamment défendu l'esprit de responsabilité. Nous n'avons jamais cédé à la facilité d'instrumentaliser la peur. Notre seule préoccupation a été l'application ferme mais juste de la loi républicaine.
Je regrette, Monsieur le Premier ministre, que vous n'ayez pas su saisir cette main tendue. En présentant ce texte, vous prêtez le flanc à l'accusation de réduire la crise des quartiers populaires à la seule et indispensable dimension de la sécurité. Vous vous exposez au soupçon d'en rechercher des bénéfices politiques. Je ne crois pas digne de vous faire ce procès d'intention. Je veux croire que seul l'intérêt général vous guide.
Faîtes-nous la même grâce. Nous ne votons pas contre ce projet par angélisme ou parce qu'il émane de votre gouvernement. Nous nous y opposons parce que son efficacité ne nous paraît pas adaptée à la réalité de la situation.
Mon grand regret, Monsieur le Premier ministre, est que vous présentiez une loi qui divise le pays quand toutes les conditions rendaient possible de l'unir.
(Source http://www.deputessocialistes.fr, le 16 novembre 2005)