Interview de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, à France 3 le 7 octobre 2000, sur la victoire de M. Kostunica en Yougoslavie et la levée de l'embargo économique sur la Yougoslavie, les négociations pour la réforme des institutions communautaires, les coopérations renforcées, la coopération policière et judiciaire européenne, les progrès de la défense européenne et la Charte des droits fondamentaux.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : France 3 - Télévision

Texte intégral

Q - Bonjour. Ravi de vous retrouver pour ce "Question de régions". Vous l'avez remarqué, ce magazine de la rédaction est toujours diffusé le samedi, mais désormais à partir de 12 h 55. La semaine prochaine, Biarritz accueillera le Sommet informel des chefs d'Etat et de gouvernement de l'Union européenne. C'est l'occasion pour nous de faire une sorte "d'état de l'Union". A moins de 8 jours de ce rendez-vous, fixé dans le cadre de la présidence française de l'Union européenne, le ministre des Affaires étrangères a accepté d'aller plus loin avec nous.
R - Bonjour.
Q - Merci de nous accueillir dans votre ministère, au Quai d'Orsay. Nous sommes installés ici, dans la Galerie de la Paix. Cette émission est enregistrée, elle a été préparée avec nos confrères du quotidien "Sud Ouest" et plus particulièrement, Franck De Gondt de la rédaction parisienne. L'actualité internationale est très largement dominée par ce qui se passe, en ce moment même, en Yougoslavie et en Israël, mais notre propos demeurera centré sur ce qu'il est convenu d'appeler "les affaires européennes".
Monsieur le Ministre, partons de l'actualité, si vous le voulez bien. L'Union européenne a souvent manqué ses rendez-vous avec l'Histoire. Peut-on dire que cette fois...
R - Pourquoi vous dites cela ?
Q - Parce qu'on lui a reproché de ne pas intervenir ou de rester passive devant certains événements. Mais peut-on...
R - Rien que cela, cela mériterait un développement, parce qu'on lui reprochait de mettre en uvre une politique commune qui n'existait pas encore et des moyens qu'elle n'avait pas, donc c'était déjà un reproche très très largement prématuré.
Q - Je voulais simplement dire que dans ce cas précis, est-ce qu'on peut dire qu'elle a vraiment participé à la victoire de la démocratie en Yougoslavie et à la chute de Milosevic ?
R - Ceux qui viennent d'établir la démocratie en Serbie, ce sont les Serbes, fondamentalement. Donc, il sera un peu vain d'aller chercher qui a fait quoi parmi les autres. Il faut, d'abord et avant tout, rappeler que ce peuple a été extrêmement courageux en allant voter à ces élections dont il pouvait penser, par avance, que cela allait être des élections truquées, comme les autres. Ils sont allés voter en masse, le 24 septembre, et ils ont voté pour Kostunica que, manifestement, ils avaient fait gagner au premier tour. Donc, ce sont les Serbes qui ont joué le rôle central. Et c'est très courageux, parce qu'aller voter comme cela, dans un régime répressif de ce type, vous savez, dans les petites villes, les campagnes, même en ville, des endroits où on se connaît, les entreprises, les administrations. Il faut saluer leur courage. Je crois que nous avons joué un rôle complémentaire utile par rapport à cela, notamment à travers la présidence française, en disant depuis début septembre, depuis, en particulier, une réunion des ministres des Affaires étrangères des Quinze, à Evian, que nous allions lever l'embargo et lever les sanctions si la démocratie l'emportait. Et on a tout fait pour que ce message soit entendu. En clair, on l'a traduit en serbo-croate et on l'a fait passer par tous les canaux possibles. Il a été diffusé sur les radios, acheminé par les pays voisins. M. Kostunica, avec lequel j'étais en contact régulier par des intermédiaires pendant tout le mois de septembre, m'a fait dire à plusieurs reprises que c'est exactement le ton que nous devions adopter. Un certain ton hautain, pendant la guerre de Kosovo avait révulsé les Serbes, même les démocrates les plus anti-Milosevic. Autant ce ton européen consistant à tendre la main au peuple serbe, avait joué un rôle, nous a-t-il dit. Je ne prétends pas que ce soit le rôle principal, non. Voilà, je crois que les choses se sont bien passées sur ce plan.
Q - Est-ce qu'on peut dire que la Yougoslavie se pose d'ores et déjà en candidat à l'adhésion et est-ce que, par exemple, à Biarritz, l'Union européenne va envoyer un signal fort à la Yougoslavie et au peuple serbe ?
R - Le signal fort a déjà été envoyé : c'est celui que je viens de vous rappeler. Et M. Kostunica considère que c'était cela le signal fort. Cela consistait à dire : si la démocratie l'emporte (et c'est fait), à travers lui et grâce à lui, l'Union européenne révise radicalement sa politique. On l'a dit, pendant le mois de septembre, on l'a dit de façon un peu plus précise après le premier tour, quand j'ai indiqué qu'on se mettait en mesure techniquement et juridiquement presque de lever l'embargo. Hier, je suis allé un peu plus loin, en disant que c'était mis à l'ordre du jour du Conseil Affaires générales du lundi qui précède le Conseil de Biarritz de quelques jours. Donc, on a avancé par étapes, le signal fort est là, d'autant qu'à chaque fois cela s'est accompagné de déclarations consistant à dire que nous savons bien que les Serbes sont un peuple d'Europe et que la Serbie doit trouver sa place naturelle dans l'Europe. Après, concrètement, cela passe par de nombreuses étapes, bien sûr.
En Europe, vous avez les pays membres, les douze pays candidats avec lesquels il y a déjà des négociations d'adhésion et un nombre de pays avec lesquels il n'y a pas encore de négociations d'adhésion parce qu'ils n'en sont pas là, parce qu'ils suivent des procédures, en amont. Ce sont toutes les procédures d'association. Très certainement et assez vite, va se poser la question de savoir quel est le type de coopération qui est adapté à la Serbie. Il faut commencer par partir de ce qu'ils souhaitent. Il ne faut pas être paternaliste dans l'approche. C'est un pays qui se libère, c'est un peuple qui montre sa dignité, son courage, sa fierté. Nous allons commencer par leur demander ce qu'ils souhaitent, et pas ce qu'ils souhaitent, au sens de l'aide, pas au sens caritatif, ce qu'ils souhaitent comme projet. Alors, M. Kostunica l'a dit à plusieurs reprises, pour lui, son axe c'est l'Europe. Dans l'immédiat, on va surtout voir comment faire en sorte que la levée de l'embargo ait des effets concrets très rapides. Parce qu'il y a l'embargo pétrolier, il y a le blocage des investissements. Il faut remettre ce pays en marche. Il y a les restes des séquelles de la guerre qui avait été provoquée par la politique de Milosevic au Kosovo, l'affaire des ponts sur le Danube. Donc, je crois qu'on va beaucoup travailler sur ces aspects, ensuite nous allons dialoguer et avoir des contacts, et je me rendrai vraisemblablement sur place très vite, en tant que président du Conseil Affaires générales, le Conseil des quinze ministres, peut-être même pour pouvoir préparer les réflexions des chefs d'Etat et de gouvernement à Biarritz, pour savoir ce que souhaitent les nouveaux responsables serbes. A partir de là, on avancera par étapes.
Q - Ce qui veut dire que, très vite l'embargo sera levé, totalement levé, très rapidement, le plus rapidement possible ?
R - La décision juridique formelle devrait être prise lundi.
Q - Après, c'est une affaire technique à régler...
R - Alors, après la levée de l'embargo, il faut rétablir les circuits d'autorisations d'investissements. Il faut que les investissements reviennent, alors cela dépend aussi de la politique que mènent les autorités du pays, bien sûr. Et puis il y a le problème de la reconstruction : reconstruire les ponts sur le Danube, le fait que la circulation sur le Danube soit handicapée, c'était quelque chose d'extrêmement gênant pour l'économie non pas de la Serbie, mais de six à sept pays de la région. Donc, on a un vaste programme devant nous.
Q - Alors, avant d'aborder le problème de l'élargissement, nous y reviendrons, est-ce que le Conseil européen de Biarritz permettra d'améliorer le fonctionnement actuel de l'Europe ? Est-ce que vous avez là quelques précisions, quelques idées ?
R - La grande question qui domine la présidence française - ce n'est pas la seule, parce que nous travaillons d'arrache-pied sur beaucoup de sujets dans le domaine Affaires intérieures-Justice, dans le domaine social, sécurité des transports, sécurité des consommateurs - c'est la réforme des institutions qui a pour but de faciliter le fonctionnement des Quinze. On voit bien que c'est un peu grippé déjà et cela a surtout pour objet de nous permettre de fonctionner même après l'élargissement qui aura lieu dans pas longtemps. Il n'y a pas de date exacte, mais on sait que c'est dans pas longtemps. On est quinze, on pourrait passer à vingt-sept, peut-être plus un jour. Il y a d'autres pays, précisément les Balkans qui seront candidats un jour ou l'autre. Le premier objectif du Conseil européen dit "informel" de Biarritz - on dit "informel" dans le cas où il s'agit d'avoir un échange de vues, faire le point de la situation, évaluation, mais sans prendre de décisions formelles - c'est de voir où en est la négociation sur la réforme des institutions.
Q - Tony Blair voulait aller très très vite en matière d'élargissement. Il parle de 2004 déjà, cela vous paraît possible ?
R - C'est autre chose, parce que, à l'heure actuelle, l'Union européenne à Quinze a ouvert des négociations d'adhésion avec douze pays. Mais, après un débat interne, nous nous sommes mis d'accord sur le fait que l'Union ne peut pas s'élargir si elle ne s'est pas réformée. C'est pour cela que nous travaillons pour réformer les institutions, dans ce qu'on appelle la Conférence intergouvernementale. C'est pour cela qu'on veut conclure à Nice, pour avoir le temps de ratifier ce nouveau traité, pour que les élargissements ne soient pas retardés par la suite. Si M. Tony Blair a dit cela, c'est parce qu'il n'aime pas trop les débats qui ont eu lieu à propos d'un avenir de l'Europe qui est plus fédéraliste que ce n'est le cas aujourd'hui - la Grande-Bretagne n'aime pas cette perspective, plusieurs pays d'ailleurs ne l'aiment pas - et au fond, c'est un peu une parade pour lui de dire qu'il vaudrait mieux accélérer l'élargissement. Il dit cela en Pologne, donc, forcément, les Polonais trouvent cela sympathique, mais c'est aussi une façon pour lui de reporter un peu aux calendes grecques les différents projets de construction fédéraliste. Donc, Nice n'a pas de rapport direct avec Biarritz. Nous sommes présidents jusqu'à la fin de l'année. Notre tâche est d'aboutir, à Nice, au meilleur accord possible, étant entendu qu'on ne veut pas un accord à n'importe quel prix. On veut un vrai accord pour régler les problèmes, pour que cette Europe à Quinze et plus puisse vraiment fonctionner. Alors, à Biarritz, nous allons faire le point de la négociation qui a pas mal piétiné, qui a trop piétiné pendant des mois et qui depuis la mi-septembre, commence à bouger un peu, les pays participants commencent à sortir un peu de leur position initiale affichée pour commencer à entrer dans la négociation. Ils acceptent de bouger sur certains points, à condition que les autres bougent sur d'autres, donc, c'est cela la négociation.
Q - Mais peut-on justement parler de cette mécanique, d'améliorer la mécanique à court terme, disons, de l'Union européenne, sans s'interroger, quand même, sur l'avenir à plus long terme de cette Union ? Je voudrais revenir sur le "non" danois à l'euro qui est un "non", en fait, à l'Europe fédérale, à l'union politique renforcée. Est-ce que cela ne met pas les autres européens au pied du mur ? Est-ce qu'il ne va pas falloir que les Européens de la zone euro décident d'aborder vraiment cette question de savoir ce qu'on va faire de l'Europe et si, oui ou non, on va vers une union politique forte, quelque soit l'avis de M. Blair sur le sujet, d'ailleurs ?
R - Oui, vous ne pouvez pas écarter la Grande-Bretagne de l'Europe de demain.
Q - Non, mais est-ce qu'elle ne doit pas éclaircir sa position ?
R - Il vient d'éclaircir justement dans son discours un ensemble d'interventions qui sont faites sur l'avenir de l'Europe et qui vont dans des sens très différents. Par exemple, ce qu'a dit M. Blair est tout à fait le contre-pied de ce qu'a dit M. Prodi ou M. Fischer d'une autre façon. Alors, il y a plusieurs éléments dans votre question : d'abord, le "non" danois sur l'euro, ce n'est pas sur l'Europe.
Q - Non, mais derrière cela, il y avait un "non" à l'Europe fédérale.
R - Le Danemark est dans l'Union européenne, mais ils ne peuvent pas répondre à la question de l'Europe fédérale parce que la question ne leur est pas posée.
Q - Non, mais vous savez que derrière le "non", c'est un petit peu cela qui se profilait...
R - Enfin, pour le moment la question qui leur a été posée c'est "est-ce que vous voulez rejoindre l'euro ?" Ils ont répondu "non". Pas à une énorme majorité d'ailleurs, mais ils ont quand même répondu "non". Cela ne change rien pour l'Union européenne. Cela ne change rien à la position du Danemark dans l'Union européenne et heureusement pour l'euro, cela n'a pas eu de conséquences. Les marchés, qui ont peut-être d'ailleurs anticipé cette réponse, n'ont pas réagi particulièrement. Donc, on est dans la même situation qu'avant, par rapport aux autres sujets. Cela ne nous apprend rien de savoir qu'il y a des pays dans l'Union européenne qui trouvent satisfaisant l'équilibre actuel et qu'ils ne veulent pas renforcer la dimension fédérale. Il y a déjà les dimensions intergouvernementales et une dimension plus ou moins fédérale. Quant à l'euro, la Banque centrale de l'euro pour les pays concernés, c'est la partie du système qui est la plus fédérale. Une autre partie du système ne l'est pas, parce que la construction de l'Union européenne est quelque chose de totalement original. On n'est pas du tout dans la position des Etats-Unis d'Amérique qui avaient des Etats différents, mais en fait c'étaient les mêmes gens, les mêmes populations, les mêmes institutions et ce n'était pas compliqué de faire les Etats-Unis. Faire une unité à partir d'Etats-Nations si anciens que les pays d'Europe avec des langues, des cultures, des conceptions aussi différentes, personne ne l'a jamais fait. Donc, il n'y a aucun modèle. C'est pour cela que tout ce que nous faisons en Europe depuis le Traité de Rome et après, est totalement original et cela continuera d'être totalement original. Alors, il ne faut pas confondre deux chapitres : il y a ce que nous allons faire d'ici Nice pour avoir la meilleure réforme possible des institutions à Quinze et le débat sur l'avenir de l'Europe qui aura lieu après. Mais il ne faudrait pas non plus se priver de l'application du traité de Nice qui sera, par définition, un meilleur traité qu'Amsterdam et Maastricht. Il faudra tirer profit de tout ce qu'on aura amélioré dans ce traité et après, il y aura le débat sur l'avenir qui s'est donc beaucoup enrichi ces derniers mois et qui porte essentiellement autour de deux idées, de deux questions : Est-ce que l'avenir de l'Europe doit être organisé autour de toute l'Europe, ou est-ce qu'il faut se résigner à ce qu'on n'arrive pas à améliorer les choses pour toute l'Europe et donc, se concentrer sur un groupe central, un noyau dur, une avant-garde, un groupe pionnier, un centre de gravité - plusieurs formules ont été employées - ? Est-ce que tout le monde participe ou ce groupe et d'autre part, est-ce qu'il faut maintenir l'équilibre actuel entre fédéralisme et intergouvernementalisme ou augmenter nettement le dosage de la quantité du fédéralisme ou alors l'inverse ? Il y a aussi en Europe, par exemple, les länder allemands qui plaident pour l'inverse. Ils veulent qu'on poursuive la réforme institutionnelle, mais pour garantir le fait que l'Europe ne pourra pas empiéter plus que ce n'est déjà le cas aujourd'hui sur les compétences régionales. Donc, tous les points de vue sont représentés.
Q - Et les coopérations renforcées qui figurent au programme de Nice sont déjà quand même une manière d'amorcer la constitution d'un noyau dur, d'aller au-delà, en tout cas, de l'Union actuelle...
R - Les coopérations renforcées, je précise que c'est un système qui permet à quelques pays - pas les Quinze tous ensemble - de mener ensemble une politique nouvelle qui n'est pas déjà prévue par les traités qui n'est pas déjà une politique commune avec tous les pays membres, à tous les pays. Nous préconisons, très activement, l'assouplissement de cette formule qui existe dans le Traité d'Amsterdam et qui est soumise à tellement de conditions qu'elle ne marche pas. On voulait assouplir pour pouvoir mener des projets ensemble dans tel ou tel domaine. C'est vrai que cela pourrait servir aussi à un groupe de pays qui voudra aller plus loin dans l'intégration de la faire ensemble, à condition qu'ils le décident et à condition qu'ils ne prétendent pas imposer aux autres ce degré d'intégration supplémentaire. Donc, cette formule aurait ce double intérêt. Mais la négociation n'est pas conclue encore et dans le débat que nous avons, au centre de la Conférence intergouvernementale, pour assouplir - et je vous ai dit que nous étions pour assouplir le plus possible - nous nous heurtons à des pays qui refusent cela précisément parce qu'ils ne veulent pas que ce soit utilisé dans le sens que vous venez d'insinuer. C'est un des éléments de la négociation.
Q - Pour en revenir à l'euro, est-ce que le niveau de l'euro vous inquiète, est-ce que l'euro ne paie pas aujourd'hui une "faiblesse de l'Union politique européenne", comme vient de le déclarer Joshka Fischer ?
R - Je ne crois pas que ce soit lié. Rappelez-vous, il n'y a pas si longtemps, le dollar a connu une longue période de baisse qui n'avait pas de rapport logique avec l'état de l'économie américaine, ni avec l'état des institutions politiques américaines d'ailleurs. Tout cela a rapport avec des mécanismes financiers, économiques, cela a rapport avec les taux de change, cela a rapport avec les taux d'intérêts, cela a rapport avec l'intérêt qu'il y a à placer sa monnaie d'un côté ou de l'autre et ce sont des phénomènes de grande ampleur, longs, en général, selon les spécialistes, qui peuvent mettre des mois et des mois à se corriger. Ce sera comme cela tant que nous aurons un système monétaire international fondé sur des systèmes de changes qui ne sont pas fixes, tant qu'on n'a pas reconstruit un système monétaire qui sera comme celui qu'a été celui de Bretton Woods. Donc, cela peut continuer : entre le dollar, l'euro, le yen, la livre... Cela dit, je pense que le niveau de l'euro ne traduit pas aujourd'hui la réalité de l'économie européenne et je suis convaincu que le niveau de l'euro finira par retraduire cette réalité économique.
Q - Relations franco-espagnoles. La police française vient de réussir un très joli coup de filet, à partiellement démanteler l'appareil de l'ETA. J'imagine que vous vous félicitez de cette coopération policière franco-espagnole ?
R - C'est surtout les Espagnols qui nous en sont très très reconnaissants. Cette coopération franco-espagnole est très intense depuis des années maintenant, elle est très confiante, c'est une coopération entre deux démocraties qui travaillent ensemble à extirper ces pratiques qui sont intolérables de tous les points de vue, et je voulais rappeler que, quand M. Vaillant est devenu ministre de l'Intérieur, sa toute première visite a été en Espagne pour rencontrer son homologue et confirmer cet engagement, cette coopération.
Q - D'une manière générale, la coopération policière marche-t-elle aussi bien avec les autres pays européens et est-ce que la coopération judiciaire, par contre, n'est pas un petit peu à la traîne aujourd'hui, parce qu'elle est peut-être plus difficile à organiser ?
R - La coopération policière bilatérale pays avec pays marche dans l'ensemble bien. Là, on vient de parler d'un cas, où il y a vraiment un problème gravissime. La coopération judiciaire, c'est beaucoup plus compliqué, parce que cela obéit à des procédures très lourdes par définition, avec énormément de garanties, de formalisme, et puis, ce que peuvent décider les gouvernements, dans un élan de bonne volonté, n'est pas forcément traduisible immédiatement en textes. Ils doivent être modifiés dans chaque pays, avec tout un parcours du combattant pour modifier chaque texte. C'est un gros chantier qui est devant nous, où il y a beaucoup à faire. Pendant la présidence finlandaise de l'Europe, il y avait eu dans une ville qui s'appelle Tampere, un Conseil européen informel, un peu comme celui de Biarritz, qui n'avait été consacré qu'à ce sujet. Nous avons passé en revue toutes les modalités de coopération en matière de justice et en matière de police. Là, on va faire une sorte d'inventaire de tout ce qu'il fallait faire pour harmoniser les pratiques en Europe. Cela concerne les différents volets des politiques de l'immigration, et donc la coopération en matière de justice, ou par exemple des questions comme la lutte contre le blanchiment. Alors, on avance pas à pas. Dans le dernier Conseil "Justice-Affaires intérieures" qu'on appelle le Conseil JAI dans le jargon européen, avec M. Vaillant et Mme Guigou, il y a eu des progrès sensibles. On a fait des progrès sur la lutte contre le blanchiment qui se heurtait jusqu'à maintenant au fait que cela supposait d'imposer certaines formes de transparence que les avocats des pays d'Europe jugeaient absolument incompatibles avec l'exercice de leur métier et le secret professionnel. On a réussi à concilier tout cela pour avancer et on a décider de mettre en place un réseau qui s'appelle Eurojust qui est une mise en relation des différentes justices européennes. Il y a beaucoup à faire, mais on avance.
Q - Est-ce qu'on peut espérer trouver une solution, par exemple, concernant les clandestins, qu'on voit traverser nos frontières ou se diriger vers la Grande-Bretagne ?
R - Les clandestins, par définition, ce sont des clandestins. Cela n'est pas lié aux avancées en matière d'harmonisation des réglementations eu Europe. Le flux migratoire doit être plus ou moins important selon les périodes et selon notre capacité, en plus, à accueillir les immigrants légaux dans des conditions de dignité. Par définition, il y aura toujours une tentative de contourner les dispositifs même quand ils seront harmonisés. Ce n'est pas parce qu'on harmonise qu'il y aura moins de clandestins. Il y a quand même quelques milliards d'habitants sur la planète qui vivent globalement beaucoup moins bien qu'en Europe qui rassemble les pays les plus riches de l'humanité, les plus sûrs, où il y a le plus de droits garantis, le plus de paix sous toutes les formes. C'est inévitable qu'il y ait toujours une pression, mais la réponse doit être "oui à l'immigration légale". En plus, les gens qui sont souvent débrouillards et qui viennent parce qu'ils vont envoyer de l'argent dans les villes ensuite, vivent dans des conditions terribles. Donc, l'idéal c'est d'arriver à des mouvements migratoires qui doivent avoir lieu - parce que l'immigration ne peut pas être amenée à zéro, c'est une vue de l'esprit - mais qui soient mieux gérés, mieux harmonisés et qu'on soit sur un terrain légal. Tout cela n'ayant aucun rapport avec le droit d'asile qui doit être lui, naturellement toujours très strictement garanti.
Q - Les revendications identitaires sont fortes au pays basque français et se traduisent en ce moment par la volonté de vouloir se créer un département "pays basque". Dominique Voynet était dimanche dernier au pays basque et n'a pas esquivé le débat.
(...)
Ce n'est pas tout à fait votre terrain de prédilection, mais votre réaction à propos de votre collègue Voynet ?
R - Comme vous dites ce n'est pas tout à fait mon "terrain". Cela ne relève pas de mes responsabilités. Je pense qu'il faut utiliser, autant qu'il est possible, tous les mécanismes existants à l'intérieur des lois de la République qui sont assez nombreux et variés, y compris en matière d'aménagement du territoire dont s'occupe Mme Voynet, pour permettre à toutes les aspirations de personnalités fortes, comme celles-ci, de s'exprimer.
Q - On va revenir sur le terrain, si vous le voulez bien, pour parler de l'Europe de la défense, parce que c'est une des priorité française. Les progrès qui ont été réalisés sont assez stupéfiants, cela doit vous faire plaisir. Est-ce que vous les attribuez au fait que les Britanniques ont parfaitement adhéré à ce projet ? Il n'y a pas eu de blocage de ce côté-là et que donc, s'il y a eu un effet d'entraînement de tout le monde.
R - Je les attribue au fait que la France et la Grande-Bretagne ont évolué l'une vers l'autre. La défense européenne, on en parle depuis des années et des années, mais c'était "l'arlésienne". Il n'y avait pas le début de quoi que ce soit, parce que tout simplement la plupart des pays d'Europe n'en voyaient pas l'intérêt et ils étaient tout à fait opposés aux vues françaises consistant à bâtir une défense européenne qui aurait été antagoniste avec l'Alliance Atlantique. Les Britanniques, eux, considéraient qu'on ne pouvait même pas parler défense au sein de l'Union européenne. La France a longtemps défendu une idée apparemment cohérente, mais un peu abstraite en réalité, d'une défense européenne en dehors du mécanisme de l'Alliance auquel la plupart des autres européens, sauf quelques pays neutres, sont viscéralement attachés. Et tout cela a changé en 1998, parce que M. Tony Blair a fait un mouvement de réouverture. C'est un homme qui est sincèrement européen, il ne peut pas aller aussi loin qu'il le voudrait, parce que son opinion publique reste un peu bloquée sur l'euro, mais sur la défense, il a vu qu'il pouvait bouger. Donc, il a changé la position britannique et cela nous a permis de changer la nôtre. Nous avons assoupli nos positions de part et d'autre. Nous avons bâti une sorte de compromis dynamique et ce mouvement il est franco-britannique. Cela a rassuré tous ceux qui auraient pu être inquiets dans un sens ou dans l'autre. Et en 18 mois, nous avons fait des progrès absolument considérables, alors que dans les 20 années précédentes, on épiait les bonnes intentions des uns et des autres et on piétinait, à part quelques petits progrès. Nous avançons, nous avons créé de nouveaux organismes, nous avons donné à l'Union une compétence qu'elle n'avait pas, nous avons même élaboré une façon d'harmoniser les relations Union europénne-OTAN, une façon d'harmoniser les discussions entre l'Union européenne et les membres de l'OTAN qui ne sont pas dans l'Union, qui posent des problèmes particuliers, surtout ceux qui sont candidats. Nous avons réglé tout cela, il y a eu des mois et des mois de négociations ardues, mais qui ont abouti. Et sur le plan pratique, nous voulons bâtir un corps de l'ordre de 60 à 80 000 hommes qui soient disponibles à un moment donné pour des opérations, par exemple, pour le maintien de la paix, et sous notre présidence en novembre, il y aura une conférence dite "de génération des forces" où chaque pays va venir en disant "voilà ce que je peux mettre au point commun". Donc, ce sont des vrais progrès.
Q - Une sorte de "Casques bleus" européens ?
R - Non, "Casques bleus", c'est l'ONU. De plus, en Europe il y a des pays neutres, qui ne peuvent pas s'associer à des opérations militaires, stricto sensu, ils ont insisté pour que notre approche de la gestion des crises, comme ce qui s'est passé dans les Balkans toutes ces dernières années, comprenne un volet civil. Il y a des cas où il faut une action militaire, et il y a des cas qui relèvent d'une police capable de faire du maintien de l'ordre sophistiqué, c'est-à-dire le moins violent possible. Et puis, il y a des tâches civiles de gestion des conséquences des tragédies, qu'elles soient naturelles ou politiques. L'Union européenne, grâce à cela, va couvrir toute la gamme et c'est un élément nouveau. A New York, il y a quelques jours, j'ai dit à Kofi Annan qui me parlait de la réforme qu'il veut faire, lui, pour les opérations de maintien de la paix menées par l'ONU, j'ai dit : "vous allez avoir maintenant un partenaire européen sur lequel vous allez pouvoir compter beaucoup plus". Il en est très heureux. Ce n'est pas que pour faire des opérations de l'ONU, mais c'est une des possibilités aussi.
Q - L'Union européenne et le domaine social : est-ce que le blocage des routiers espagnols qui a été relativement dur durant cinq jours n'illustre pas l'urgence qu'il y a d'aller vers une harmonisation des pratiques sociales et l'exemple particulier, ce sont les temps de conduite et de repos ?
R - Oui, il y a urgence sur tout à la fois, mais chaque crise est utilisée, je crois, par les gouvernements comme un révélateur d'une situation qui devrait permettre de surmonter certains blocages. Ces problèmes sont tous connus : on sait très bien que pour aller plus loin dans l'harmonisation, il faut modifier les réglementations à tel ou tel endroit, et chaque pays veut garder ses acquis. Chaque pays se bât contre l'harmonisation par le bas, il voudrait l'harmonisation par le haut, et il n'est pas toujours possible de faire l'harmonisation européenne en alignant, dans tous les pays, chaque activité, chaque profession, chaque caractéristique, sur ce qu'il y a de mieux et de plus coûteux partout. Il y a forcément des compromis à certains moments. Alors, l'Europe se cherche à travers cela. Mais, il est clair qu'il faut progresser sur ce plan. M. Gayssot s'y est énormément employé ces derniers temps, de même que la catastrophe de l'Erika a amené le Premier ministre français à faire des propositions, sur lesquelles on travaille depuis, pour toucher cette question qui n'est pas seulement européenne. Cela nous a permis de formuler la position européenne. Je crois qu'il faut souligner le fait que l'Europe progresse sur des très grands projets, comme a été l'euro pendant des années, maintenant la défense, et que sur le plan économique et social, elle se construit aussi par réactions intelligentes aux crises qui révèlent les insuffisances. Il ne faut pas partir de l'idée que l'Union européenne devrait être un tout auquel il ne manque rien, avec tous les boutons de guêtre, et que tout fonctionne comme si c'était un Etat normal, organisé. Ce n'est pas le cas. Encore une fois, il n'y a aucun exemple historique d'une union qui se constitue à partir de 15 Etats indépendants - bientôt 20, 25 -, avec leurs conceptions et c'est une aventure sans précédent. Et chaque fois qu'on veut progresser dans l'harmonisation tout en s'élargissant, c'est un peu plus compliqué que la fois d'avant. Donc, ce qui est fait est souvent insuffisant par rapport aux attentes, mais on le sait bien, en tant que gouvernement, on met la pression. Mais c'est aussi très méritoire.

Q - Est-ce que la Charte des droits fondamentaux qui va être discutée à Biarritz sur les droits des citoyens, fait partie de ces avancées de principe de l'Union européenne, une des harmonisations, disons, puisque c'est une espèce de catalogue, si j'ai bien compris, des valeurs communes aux Européens ?
R - Je crois que c'est un acquis très important parce que, pour la première fois dans l'Union européenne, vous allez avoir rassemblé dans un document clair et lisible, pas trop long, bien écrit, très politique, toute une série de droits qui existent dans l'Union, qui seront garantis par toutes sortes de mécanismes partout. L'Union est un espace extrêmement démocratique, mais de façon un peu éparpillée et n'était pas vu comme un ensemble. Dans cette Charte, on a même pu introduire dans la négociation un ensemble de droits nouveaux. C'est une déclaration politique, ce n'est pas un texte juridique qui est intégré dans les traités, mais c'est quand même un acquis considérable. D'ailleurs, dans l'histoire des peuples, il y a de nombreux exemples de déclarations politiques ou de droits qui ont connu un très grand retentissement. Je crois que c'est un vrai progrès. Ce texte a été préparé par une convention qui rassemblait des représentants des gouvernements, des parlementaires, d'autres personnalités. Il va être déposé au Conseil européen de Biarritz qui va l'examiner jusqu'au Conseil européen de Nice et l'adoption définitive par les trois institutions est prévue lors du Sommet de Nice./.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 10 octobre 2000)