Déclaration de M. Dominique Strauss-Kahn, ministre de l'économie, des finances et de l'industrie, sur la nécessité d'encourager la création d'entreprises de haute technologie, Paris le 11 décembre 1998.

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Circonstance : Rencontre "Les entrepreneurs d'aujourd'hui parlent aux entrepreneurs de demain", à Nantes et à Paris le 11 décembre 1998

Texte intégral

Mesdames, Messieurs,
Je voudrais vous dire tout d'abord combien je regrette de ne pas pouvoir être des vôtres ce matin, ce qui me conduit à m'adresser à vous à travers ce message enregistré. Comme a du vous l'indiquer Philippe Pouletty, je participe aujourd'hui au Conseil européen de Vienne, qui sera le dernier Conseil européen avant le passage à la monnaie unique, dans 21 jours.
Permettez moi de saluer tous les participants à cette journée qui sont à Nantes ce matin et de dire à ceux d'entre vous qui sont à Paris, combien je suis heureux de vous accueillir au Centre de conférence du ministère de l'Économie, des Finances et de l'industrie.
1) L'idée de la rencontre d'aujourd'hui est née lors de mon déplacement dans la Silicon Valley en juin 1998
Comme vous le savez, je me suis rendu en juin pendant cinq jours dans la Silicon Valley. J'y ai rencontré les responsables de plusieurs entreprises du secteur des technologies de l'information, comme Éric Benhamou qui dirige 3 Com et qui s'exprimera devant vous aujourd'hui. J'ai aussi tenu à visiter plusieurs petites entreprises nouvelles créées par des jeunes entrepreneurs et à rencontrer les principaux opérateurs de capital-risque qui financent les projets innovants qui se développent dans la Silicon Valley.
J'ai aussi rencontré un certain nombre de nos compatriotes qui se sont installés en Californie et qui y ont développé des entreprises innovantes. Un certain nombre de ces entrepreneurs français, rassemblés autour de Philippe Pouletty, Jean-Louis Gassée et Éric Benhamou, ont souhaité faire partager aux étudiants français leur vision du risque et de la création d'entreprises de haute technologie. Ils ont pris l'initiative d'organiser cette rencontre, j'ai tenu à leur apporter mon soutien.
La France ne doit pas devenir simplement un grand pays consommateur de nouvelles technologies. Notre pays doit et peut tirer le plus grand parti des révolutions technologiques que nous vivons.
2) Le modèle de la Silicon Valley ne peut être transposé à l'identique en France
La Silicon Valley se caractérise par une impressionnante concentration des ressources technologiques humaines et financières sur un petit territoire. C'est la masse critique des laboratoires universitaires, des opérateurs de capital risque, des " locomotives industrielles " et de toute une infrastructure des services spécialisés qui a indiscutablement permis l'essor des grands groupes et des nouveaux entrepreneurs dans cette région. Malgré des tentatives intéressantes comme la Silicon Alley à New York, la route 128 à Boston ou la Silicon Prairie au Texas, ce modèle très spécifique n'a pas pu être reproduit aux États-Unis. Il ne peut pas davantage être reproduit en France à l'identique. Le marché intérieur auquel s'adresse une entreprise nouvelle de la Silicon Valley est aujourd'hui encore un marché homogène cinq à dix fois plus étendu que le marché intérieur qui s'ouvre à toute entreprise française du même secteur. On oublie souvent ce point fondamental : la Silicon Valley est au cur du plus grand marché mondial des technologies de l'information.
3) La France peut construire un modèle spécifique fondé sur ses atouts humains et technologiques
Tout d'abord, la mise en uvre de la zone euro va faciliter considérablement l'accès des entreprises innovantes françaises à un grand marché européen qui certes sera moins homogène que le marché nord-américain mais qui constituera une zone de stabilité économique. Mais surtout notre modèle doit reposer sur la valorisation de nos atouts spécifiques. Tous les interlocuteurs nord-américains que je rencontre nous envient la qualité de nos laboratoires de recherche, la qualité de notre système de formation universitaire et de nos ingénieurs, ainsi que la qualité de notre enseignement général et professionnel. En préservant et en développant ses outils de formation, la France a constitué un avantage compétitif majeur dans la concurrence mondiale des technologies de l'information.
Nous disposons aussi d'atouts technologiques tout à fait déterminants. Ainsi la position des industriels français dans les cartes à puces est un atout majeur pour affronter un marché mondial en pleine croissance qui va passer de 600 millions d'unités en 1996 à 4 milliards d'unités en 2000. Je pourrais aussi citer l'excellente position de plusieurs industriels français dans le secteur des décodeurs numériques ou dans l'ingénierie informatique. Enfin, tous soulignent la qualité de nos infrastructures de télécommunications, notamment dans la téléphonie mobile.
4) Pour valoriser ces atouts, j'ai pris depuis 18 mois des mesures financières et fiscales de nature à encourager la création d'entreprises innovantes
Pour faire émerger de nouveaux capitaux d'abord : les mesures prises dans la loi de finances 1998 produisent leurs effets. Ainsi, le report d'imposition des plus-values réinvesties dans les entreprises nouvelles permet désormais à nombreux business angels d'accompagner la création d'entreprises innovantes. L'ensemble du dispositif capital-risque est opérationnel depuis ce printemps. Les contrats d'assurance-vie investis en actions et en capital-risque se développent progressivement et orientent vers le financement de l'innovation une partie de l'important gisement d'épargne que constitue l'assurance-vie. Le Fonds public pour le capital-risque, dont j'ai confié la gestion à la Caisse des dépôts et consignations, a commencé ses interventions ; ses moyens se sont accrus de 50% puisque la Banque Européenne d'Investissement vient d'accorder 300MF de plus pour renforcer les interventions du fonds. Les mesures fiscales prises en loi de finances 1998 sont complétés dans la loi de finances 1999 par plusieurs dispositions de nature à encourager l'investissement dans les entreprises innovantes. Ainsi, le dispositif actuel de déduction fiscale pour les personnes physiques qui investissent dans des PME nouvelles sera reconduit et étendu. Dans le même esprit, les dons des personnes physiques aux associations qui accordent des financements à des petits projets locaux ouvriront droit à une réduction d'impôt. Le régime des Fonds Communs de Placement dans l'Innovation sera assoupli pour permettre un développement plus rapide de cet instrument. De même, le dispositif de réduction d'impôt pour les pertes en capital sera amélioré pour limiter partiellement les conséquences fiscales de l'échec d'un projet innovant dans sa phase initiale.
C'est maintenant aux acteurs de l'innovation, et singulièrement aux professionnels du capital-risque, de se saisir de ces nouveaux outils. Ce qui nous manque, ce ne sont plus les capitaux pour l'innovation, ni même les projets innovants qui nécessitent des financements... ce sont les aiguilleurs de l'innovation, ceux qui orientent les ressources vers les projets. Les professionnels du capital-risque sont encore trop peu nombreux en France ; or, l'innovation ne pourra se développer dans notre pays que si se multiplient les femmes et les hommes qui s'engagent dans le métier de l'investissement à risque. A tous les jeunes qui aujourd'hui hésitent dans le choix d'une voie professionnelle, je voudrais indiquer que tous les dispositifs que nous mettons en place pour développer les fonds propres des entreprises auront besoin de leur créativité et de leur enthousiasme.
Pour faire émerger de nouveaux entrepreneurs ensuite : j'ai mis en place les bons de souscription de parts de créateurs d'entreprises. Comme le Premier ministre l'a annoncé lors des Assises de l'innovation au mois de mai, ce dispositif sera étendu à un certain nombre d'entreprises qui n'en bénéficient pas encore, notamment les entreprises de moins de quinze ans. Là encore, beaucoup reste à faire, et nous travaillons avec Martine Aubry et Claude Allègre à la refonte du traitement juridique, fiscal et social des stocks-options voulue par le Premier ministre. Bien entendu, les premiers bénéficiaires de ces mesures doivent être les jeunes : par des contacts précoces avec l'entreprise, par des expériences de création d'entreprise dès l'université, ils doivent devenir les créateurs de demain.
Pour faire émerger de nouvelles technologies encore : avec Claude Allègre, nous avons créé des réseaux de recherche associant laboratoires publics et privés, notamment dans le secteur des télécommunications ; nous développons les fonds d'amorçage, avec la création d'un premier fonds auprès de l'INRIA et bientôt la mise en place d'autres fonds. Un projet de loi sur la mobilité des chercheurs sera déposé afin de faciliter la création d'entreprise par les chercheurs, favoriser leurs activités à temps partiel entre laboratoires publics et entreprises privées et leur permettre de participer aux conseils d'administration de sociétés privées.
5) Pour valoriser nos atouts, il nous faut surtout réconcilier le français avec le risque
Pourquoi avons-nous perdu en apparence le sens de l'innovation ? Je donnerai une réponse simple à cette question complexe : parce que les Européens ont perdu l'habitude de prendre des risques. Car l'innovation est par nature risquée. Pour un produit qui devient un standard mondial, beaucoup d'autres échouent à satisfaire le consommateur. Il faut donc que chacun accepte d'encourir ce risque, dont la contrepartie est une espérance de revenu élevé : le chercheur qui doit, s'il veut concrétiser son idée, quitter la quiétude de son laboratoire ; le financier qui peut perdre tout le capital qu'il a apporté ; les salariés qui peuvent perdre leur emploi si l'entreprise fait faillite.
Le créateur qui, malheureusement cela arrive, rencontre l'échec, doit pouvoir tenter à nouveau sa chance et mettre à profit ses expériences passées. Les entreprises échouent parfois, pas les hommes qui entreprennent. L'enjeu dès lors est clair : il faut que nous retrouvions une certaine densité d'innovation et de prise de risque.
Il nous faut trouver des formes de mutualisation du risque qui garantissent aux individus qu'en s'engageant dans l'innovation, ils ne coupent pas les ponts avec leur vie antérieure et qu'en cas d'échec ils peuvent escompter retrouver un emploi. C'est pourquoi aussi je crois à la complémentarité, plus qu'à la contradiction, entre l'existence d'une protection sociale rénovée et la floraison de l'innovation.
6) Il nous faut aussi replacer l'entrepreneur au cur du processus d'innovation et de croissance
Vous le savez : dans notre pays, le créateur d'entreprise est trop souvent considéré comme un acteur à part dans le monde du travail. Cette idée fausse, mais largement répandue, n'est pas de nature à encourager les nouvelles vocations. Vous savez aussi que la faillite d'une entreprise est trop souvent synonyme d'échec de son créateur dans les mentalités. Or, innover est un pari risqué par nature mais qui peut profiter à la collectivité. C'est pourquoi nous souhaitons redonner à l'entrepreneur une place dans la société à la hauteur de sa contribution à la croissance et à l'emploi.
Il nous faut donc prendre la création d'entreprise et l'entrepreneur pour ce qu'ils sont : les éléments centraux du processus d'innovation et de croissance. Il nous faut reconnaître que la création d'entreprise est souvent la deuxième chance pour ceux qui, entre 17 et 20 ans, sont passés à côté du système souvent trop monolithique par lequel la France produit ses élites. Il nous faut reconnaître que la création d'entreprise peut constituer un facteur de fluidité sociale considérable. Il nous faut enfin reconnaître que la création d'entreprise est une forme d'engagement individuel qui permet de contribuer à un projet collectif. Henri Guillaume l'avait souligné dans le rapport qu'il m'avait remis, le système éducatif français forme des salariés bien plus que des créateurs d'entreprises. Je souhaite corriger cette tendance.
Je voudrais rappeler que la France a été un grand pays d'entrepreneurs. Le modèle que j'évoque n'est pas un modèle importé de Californie ou d'ailleurs. Toutes les grandes révolutions technologies que notre pays a connues ont suscité un foisonnement d'initiatives individuelles et collective. L'École Centrale et l'École des Arts et Métiers, pour prendre deux exemples parmi beaucoup d'autres, avant de former des salariés comme aujourd'hui presque toutes les grandes écoles, ont formé à la fin du siècle dernier des centaines d'entrepreneurs, d'origines sociales très diverses, qui ont conduit la révolution industrielle.
Une bonne part des solutions dépend indiscutablement du système éducatif. Les choses changent. Claude Allègre s'y emploie avec détermination. Mais il faut que les jeunes découvrent dès l'école et le lycée, non seulement le monde de l'entreprise, mais aussi l'acte de création d'entreprise.
Je suis convaincu qu'il nous faut disposer d'ingénieurs ayant une capacité accrue d'initiative, de créativité et d'autonomie. Au-delà de la culture scientifique, il faut cultiver chez les futurs ingénieurs le goût d'entreprendre. C'est naturellement aussi une condition indispensable pour développer la création d'entreprise.
Je suis convaincu enfin que les écoles d'ingénieurs et les écoles de commerce, compte tenu de la qualité de leur recrutement, de leur proximité avec le monde industriel, de leur ouverture internationale croissante et la qualité des liens qui unissent les anciens diplômés avec les plus jeunes, peuvent constituer des foyers importants de créateurs d'entreprises. Je souhaite que cette journée permette l'éclosion de ces vocations.
(source http://www.minefi.gouv.fr, le 31 juillet 2002)