Interview de M. Laurent Fabius, président de l'Assemblée nationale, dans "La Revue politique et parlementaire" de janvier 1999, sur l'évolution de l'activité et des pouvoirs de l'Assemblée nationale, notamment vis-à-vis du droit communautaire.

Prononcé le 1er janvier 1999

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Média : Revue politique et parlementaire

Texte intégral

1) La Constitution de la Vème République et l'équilibre des pouvoirs quelle organise entre le Président de la République et le Premier ministre dune part, l'exécutif et le législatif de l'autre, vous paraissent ils adaptés au monde moderne ?
Non. En théorie, notre système institutionnel s'apparente à une horloge suisse, mécanique délicate, réglée pour la précision et fondée sur 3 rouages principaux : le caractère parlementaire du régime, la responsabilité politique du Premier ministre devant l'Assemblée et surtout le rôle central du Président de la République. Voilà la lettre. L'esprit est un peu plus impressionniste, car ce triangle institutionnel na cessé, en fait, de connaître de subtiles lectures et de profonds bouleversements. Les dernières décennies se sont accompagnées dun renforcement constant de l'exécutif. Complexité des problèmes, rapidité des réponses, comme dans l'ensemble des démocraties occidentales, le couple, que forment gouvernement et président est apparu plus en phase avec la réalité des enjeux qu'un débat parlementaire qui, dans sa forme, na guère varié depuis 150 ans.
Cette évolution na pas été sans inconvénients. Nous vivons dans un régime de déséquilibre des pouvoirs qui suscite doutes et interrogations. Le contrôle parlementaire peut-il se contenter d'organiser a posteriori une sorte de vérification formelle des actes du Gouvernement qu'il a mécaniquement approuvés ? L'affaiblissement de la sanction politique, qua entraîné le recul du Parlement, na-t-il pas mécaniquement investi de ces compétences en déshérence d'autres pouvoirs, qui n'y étaient pas préparés ou pas destinés, ceux du juge, de la presse, des mesureurs d'opinion ? Le face à face entre la rue et les gouvernants par télévision interposée est-il la meilleure chose qui soit ? Que penser de la légitimité dune représentation élue au suffrage universel, geste fort et fondateur, mais reléguée aux seconds rôles ? Et cette contradiction n'explique-t-elle pas que nos compatriotes, faute d'un lieu clairement investi du débat politique, ne croient plus assez aux vertus de la chose publique ? Jusqu'où la concentration des pouvoirs est-elle une nécessité et quand devient-elle un excès ? Quand interviendra, dans notre nation encore trop frileuse, l'acte II de la décentralisation et pourquoi cette absence de prise en compte suffisante de l'Europe ? J'arrête ici cette liste. Elle pourrait être plus longue. Quoi qu'il en soit, elle appelle une « nouvelle donne institutionnelle ».

2) Quelles améliorations ou réformes suggéreriez-vous ?
Rapprocher les citoyens des élus est un premier objectif. La limitation raisonnable du cumul, l'introduction dans notre Constitution de la parité peuvent y contribuer. Sans être une panacée, des modes de scrutins plus clairs, plus représentatifs, plus regroupés pour diminuer le nombre des « dimanche électoraux » pourraient constituer un autre pilier de cette rénovation institutionnelle à la condition que cette cohérence nouvelle s'accompagne d'un véritable « statut » des élus. Inutile de préciser que, dans mon esprit, l'harmonisation des modes de votation et des durées de mandats débouche logiquement sur le quinquennat présidentiel. Sans faire disparaître la fonction essentielle de Premier ministre, cette réforme éviterait la figure compliquée de la cohabitation.
Revaloriser le Parlement, est une deuxième nécessité. Ce n'est pas tant dans un rôle de législateur que les députés doivent retrouver leur place, même si je me félicite qu'un tiers des textes votés l'année dernière provienne de propositions parlementaires. C'est la fonction de contrôle de l'exécutif qu'il faut surtout améliorer. Modernisation des débats sur les lois de finances, information sur les accords de défense et les engagements extérieurs, renforcement des moyens d'expertise, légère augmentation et répartition différente des commissions, reprise en séance publique du texte issu du travail en commission, moyens humains, appel aux nouvelles technologies, sur le fond et dans la forme, les pistes ne manquent pas qu'il faudrait emprunter pour y parvenir. Certaines réformes « douces » menées en 1997/1998, notamment le droit de tirage démocratiquement donné à chaque groupe sur les commissions d'enquête, la révolution silencieuse des procédures d'adoption simplifiées ont été, avec une trentaine d'application, positives. C'est le bon chemin. Beaucoup reste à accomplir.

3) Quel bilan faites vous des réformes récentes, notamment à propos de la session unique et de l'organisation de l'ordre du jour ?
Partons des chiffres. Il en est de bons. Au cours des douze mois de 1998, l'Assemblée aura adopté plusieurs lois importantes et positives, développé sa fonction de contrôle, le nombre de ses commissions d'enquête et de ses missions d'information. Rwanda, droits des enfants, tribunaux de commerce, les exemples ne manquent pas. Nous avons accompli un pas vers la parité, non seulement en comptant sur nos bancs davantage de femmes qu'en 1997, mais surtout en adoptant un projet de loi constitutionnelle en ce sens. C'est un signe de bon augure, souligné par le fait que devrait se créer en 1999 au Palais-Bourbon, sur ma proposition, une délégation parlementaire à légalité des chances entre femmes et hommes et aux droits des femmes. Nous avons aussi adopté pour la troisième fois, je le note parce que j'y attache de l'importance, un texte issu du parlement des enfants et pour marquer le passage à l'an 2000 se réunira en octobre 1999 (à notre invitation et à celle de l'UNESCO) dans notre hémicycle un Parlement mondial des enfants, qui adoptera une Déclaration pour le 21ème siècle. Enfin, je veux souligner qu'outre Tony Blair, Abdou Diouf, Kofi Annan, Romano Prodi, et bientôt Gerhard Schroeder à notre tribune, nous avons accueilli en nos murs l'an dernier plus de 200 000 citoyens visiteurs et accru de plus de 100 % la fréquentation de notre site Internet, devenu désormais le premier site institutionnel de France.
Mais il existe des éléments de fond moins positifs. Ils expliquent la lassitude ressentie par les députés. Si le nombre de textes adoptés en 1997/1998 ou examinés en 1998/1999 n'apparaît pas plus élevé qu'il ne l'était les années précédentes, si le nombre de jours de session demeure globalement autour de la limite des 120 fixée par la Constitution, plusieurs indicateurs témoignent de nos difficultés de calendrier et d'organisation. Au cours du dernier trimestre, nous avons siégé 525 heures, contre 481 en 1997 et 394 en 1996, examiné 5500 amendements soit le double d'il y a deux ans, consacré dix heures sur un seul texte aux motions de procédure qui l'encadraient et, en pratique, recommencé sa discussion générale 4 fois, cela non sans répétition, monotonie et redondance.
La session unique est devenue la session continue, épuisante pour chacun et stérile à bien des égards. Pas plus qu'une course d'obstacles n'est pas le nec plus ultra de la démocratie, le parcours de la Loi ne doit pas ressembler à celui du combattant. Le rythme actuel de travail de l'Assemblée nationale n'est pas satisfaisant. Notre calendrier s'est emballé ou plutôt emmêlé. Equilibre général des institutions, qualité de l'activité législative et du pouvoir de contrôle parlementaire, compréhension du débat et de ses enjeux par l'opinion, nécessaire concrétisation des orientations gouvernementales, statut de l'opposition, sen ressentent. On peut trouver à ces dysfonctionnements plusieurs causes objectives.
Il faut noter d'abord que la session unique n'avait connu qu'une pratique de laboratoire au cours de la précédente législature. L'opposition était quatre fois moins importante. Une même appartenance partisane du Président, du Gouvernement, du Parlement ne permettait pas véritablement -c'est un euphémisme- de soumettre le règlement nouveau aux situations qu'une conjoncture politique plus contrastée ou plus normale laissait présager.
Deuxième dimension à prendre en compte, les débuts dune législature d'alternance amènent -règle vérifiée au cours des vingt dernières années- des textes importants, lourds, « conflictuels » parce qu'exprimant une volonté nouvelle, une aspiration au changement. En outre, le nombre des normes européennes va croissant et leur examen mobilise chaque année davantage de temps et de moyens. De même, en insérant la loi de financement de la sécurité sociale dans la période traditionnellement chargée de la loi de finances, le législateur s'est fixé d'ailleurs utilement - des contraintes supplémentaires, sans toujours se donner les moyens d'y répondre. J'ajoute que le calendrier européen et des réformes importantes ne vont pas sans révisions constitutionnelles.
Enfin si le gouvernement, depuis 18 mois, s'est refusé à utiliser la plupart des procédures contraignantes dont il disposait et, notamment, l'article 49-3, l'opposition a fait preuve de sa virtuosité réglementaire et la majorité qui est plurielle de sa capacité foisonnante à discuter, débattre, éclairer l'opinion publique par l'expression de ses nuances, de ses points de vue. Cette triple évolution qui va globalement dans le sens du dialogue et de la transparence n'est pas sans incidence sur la durée les travaux parlementaires.

4) Que proposez vous pour permettre une représentation nationale la plus large, la plus moderne et la plus disponible possible ?
L'Assemblée nationale doit être saisie ou se saisir des grandes réformes nécessaires à la France et aux Français. Prenons garde à ce que, outre tous les fossés qui existent déjà dans notre société, ne sen ajoute un autre, entre d'un côté les thèmes du quotidien et de l'essentiel, et de l'autre côté les thèmes qui seraient abordés à l'Assemblée. Ici, on doit traiter du quotidien et de l'essentiel. L'emploi, c'est quotidien et essentiel. La sécurité, c'est quotidien et essentiel. La retraite, c'est quotidien et essentiel. L'éducation, c'est quotidien et essentiel. La ville, c'est quotidien et essentiel. Mon vu est que l'ordre du jour de l'Assemblée nationale fasse écho à l'ordre du jour des questions principales des Français et de la France. Le reste passe après. Je souligne aussi qu'à travers la chaîne parlementaire télévisée, qu'avec le Sénat, je l'espère, nous allons lancer, l'Assemblée sera plus proche de nos concitoyens.

5) Quelles évolutions proposeriez-vous pour permettre un travail et un contrôle parlementaires plus efficaces et plus rapides.
Une règle a été fixée en 1995 et réaffirmée en 1997 à plusieurs reprises par le Président de l'Assemblée nationale, la conférence des présidents et le bureau. Il faut s'y tenir : au cours de son unique session, l'Assemblée doit siéger en séance publique les mardis, mercredis et jeudis. Des exceptions limitées, en particulier pour permettre l'examen du budget, sont possibles. Le respect de ce principe implique, de la part de l'exécutif, une programmation allégée. Il y a probablement trop de lois et elles sont souvent bavardes. Or il en est du droit comme de la monnaie. L'inflation amène la dévaluation. Le risque de dévaluation de la loi existe.
Il faut aussi revoir les conditions d'adoption du budget dont les députés dénoncent depuis longtemps le caractère artificiel. Un groupe de travail que je préside sur le contrôle parlementaire et l'efficacité de la dépense publique étudie, sans faire de bruit inutile, mais en travaillant beaucoup, cette question, en gardant à l'esprit qu'un argent bien contrôlé est mieux dépensé et donc moins prélevé. Il faut également remédier aux lacunes, aux incohérences ou aux inadaptations de notre règlement. L'initiative parlementaire cantonnée pour l'heure aux vendredis pourrait prendre place le mardi matin en alternance avec les questions orales sans débat. L'organisation de la discussion générale pourrait être assurée par les groupes à qui serait confié un temps global qu'ils seraient libres de répartir entre orateurs et articles. Le dépôt des amendements devrait suivre quelques règles minimales. Les motions de procédure, que leur longueur ne rend pas naturellement plus percutante ni mieux suivie, peuvent faire l'objet dévolutions, tant il est vrai que si on ne peut pas dire en une heure précisément ce qu'on pense d'un sujet, fut-il complexe, je pense que c'est l'orateur lui même qui doit se remettre en cause. Le Parlement, c'est étymologiquement la parole, elle ne doit donc pas être entravée, mais elle doit être régulée. Préserver les droits de l'opposition, faire écouter la volonté de la majorité, les deux sont essentiels. Ces réformes ne résoudront sans doute pas tous les problèmes de l'Assemblée, qui sont souvent de nature directement politique, mais elles devraient permettre d'améliorer son fonctionnement au bénéfice à la fois des parlementaires et des citoyens. J'en ai fait la proposition aux différents présidents de groupe et au gouvernement. C'est à notre portée.

6) Les modes d'élection ainsi que la durée des mandats du Président de la République, des députés et des sénateurs sont au coeur du débat politique depuis une vingtaine d'années. Comment conclure le débat sur ce point particulier.
Je suis depuis assez longtemps favorable au quinquennat. Le rythme électoral actuel ne me semble en effet pas adapté au fonctionnement moderne de nos institutions. L'intervalle de 7 ans ne correspond plus à l'expression d'un choix clair sur un projet politique par des électeurs qui, trois fois en 11 ans, ont choisi, en cours de mandat, une majorité parlementaire différente de celle du Président de la République. J'observe cependant que, lorsqu'on est dans l'opposition, on trouve dune manière générale que les mandats détenus par d'autres sont trop longs alors que, lorsque on est en responsabilité, on trouve qu'ils ont une durée parfaite et que l'action serait même plus efficace si on disposait d'un peu plus de temps.
Pour le Sénat, la question est complexe et dépasse de beaucoup celle de la durée du mandat. Il est clair que le bicaméralisme est une donnée dans notre pays. En de nombreuses occasions, le Sénat peut apporter des améliorations à un texte. Pour autant, il me paraîtrait intéressant de réfléchir à sa composition et à son mode d'élection. Elargir le corps électoral pour réduire l'écart de représentation entre petites et grandes communes, accentuer le champ de la représentation proportionnelle, autant de pistes ouvertes.

7) L'architecture constitutionnelle de tous les pays membres de l'Union européenne n'est déjà plus la même en raison de l'Union européenne. Comment, à votre avis, la Constitution française va t-elle et peut-elle contribuer à préserver la souveraineté de nos institutions tout en permettant de construire une Europe aussi unie et solidaire que possible ?
La Constitution de 1958 ignorait l'Europe qui s'était amorcée en 1957. Notre Parlement a historiquement été très peu associé au processus de la construction européenne, hormis la ratification des traités. Ce n'est qu'en 1992 que la première traduction de l'engagement européen de la France a été inscrite dans notre texte fondamental. Ce qui était gênant auparavant est devenu aujourd'hui insupportable. La construction européenne échappe à la diplomatie traditionnelle et les décisions communautaires s'intègrent directement dans l'ordre juridique interne pour des domaines qui sont souvent les plus importants. Il faut donc concevoir autrement l'association du législatif aux dossiers européens sinon les parlements des quinze deviendront régionaux, localistes et localiers. Cette évolution va d'ailleurs dans le sens du renforcement de l'influence de la France pour les discussions communautaires. Combien de fois ai-je pu constater la force de négociation de certains gouvernements, même de petits pays, qui pouvaient se prévaloir dune orientation, d'un mandat de leur Parlement, par rapport à ceux qui négocient d'abord et qui rendent éventuellement compte ensuite.
Pour faire évoluer les choses, j'aurais souhaité la création dune Commission des affaires européennes chargée de suivre sur le fond les dossiers européens. Certains ne semblent pas encore mûrs pour cette avancée. Au quotidien, on pourrait imaginer l'instauration d'un débat au Parlement assorti, le cas échéant du vote dune résolution fixant un cadre à la négociation menée par l'exécutif préalable aux grandes négociations européennes. Un pas a été franchi, que javais souhaité, avec l'organisation de débats avant les conseils européens. Sur les fonds structurels, la politique agricole ou l'agenda 2000, il devrait en aller de même. Parallèlement, pour l'exécutif, la nomination, évoquée par Jacques Delors, dune sorte de Vice Premier Ministre, en tous cas d'un super-ministre chargé de la coordination et de l'impulsion des affaires européennes dans chaque gouvernement, rencontre mon total soutien.

8) D'aucuns parlent même de la nécessité d'élaborer une constitution européenne et les souverainistes s'opposent aux unionistes ?
Il faut admettre et même revendiquer que la question des institutions européennes fasse partie intégrante du débat institutionnel. Nos concitoyens le sentent bien en exprimant à l'égard des institutions européennes les mêmes exigences de transparence et de contrôle démocratique que celles qu'ils formulent au plan national. Il faut affirmer trois principes : le primat du politique sur le technique, le contrôle démocratique des décisions et la séparation des pouvoirs.
En découlent plusieurs pistes de réflexion : rendre les procédures européennes de décision plus efficaces en élargissant le champ des dispositions prises à la majorité; faire en sorte que l'exécutif politique chargé de décider au nom de l'Union soit véritablement responsable devant le Parlement ; mieux assurer le dialogue entre le Parlement européen et les Parlements nationaux. Ces questions sont essentielles pour l'avenir de l'Europe et leur résolution devra précéder tout élargissement.
C'est à ces conditions que l'on dépassera le débat actuel entre ceux que vous nommez « souverainistes » et les « unionistes ». Pour réduire les craintes des premiers et tempérer l'optimisme, parfois excessif des seconds, il faut impulser des réformes institutionnelles d'ampleur. Je souhaite que la conjonction de majorités de gauche dans la plupart des Etats européens facilite la possibilité d'y parvenir.
En d'autres termes, 1999 doit être l'année de l'Europe. Ce siècle la vu s'étriper puis se réconcilier, laisser champ ouvert à la barbarie, aux atrocités, avant de devenir pour sa partie occidentale, puis centrale, une terre de liberté et de solidarité. Plus d'un mur s'est écroulé. Déjà l'Euro, rempart qui se construit, est un facteur de croissance et de stabilité. Il peut être un socle, un point d'ancrage. C'est une échéance et un acquis. Demain des élections porteront nos représentants vers un nouveau Parlement à Strasbourg. Une autre commission sera désignée à Bruxelles qui devra prendre des décisions importantes et donner le goût dune citoyenneté accrue parce que librement partagée à nos compatriotes. Primat de l'homme et de la culture, compatibilité entre bien être social et progrès économique, l'Europe doit être fidèle à ses valeurs. Je souhaite que 1999 soit l'année de l'Europe politique, de l'Europe puissance, de l'Europe en paix.

(Source http://www.premier-ministre.gouv.fr)