Interview de M. Pascal Clément, ministre de la justice, à Europe 1 le 20 janvier 2006, sur les conséquences de l'erreur judiciaire du procès d'Outreau, le calendrier d'une éventuelle réforme de la justice, le rôle et la responsabilité du juge d'instruction.

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Média : Europe 1

Texte intégral

Q- La justice est devenue la passion numéro 1 des Français... Ils découvrent avec effroi l'état de la Justice, un champ couvert de dégâts, de blessures, de dysfonctionnements constants... Aurons-nous cette fois, une vaste et vraie réforme de la justice qui ne soit pas la énième du genre ?
R- Je suis sensible au fait que la commission Outreau de l'Assemblée nationale qui est télévisée serve quelque peu de purification générale. Tous ceux qui ont le temps de regarder, tous les membres de cette commission sont profondément émus. C'est une bonne première étape mais il ne faut pas en rester là. La deuxième étape, c'est qu'il faudra reprendre son sang-froid et légiférer avec un peu de distance. Mais je crois qu'il fallait commencer par là et c'est bien ce qui s'est passé.
Q- D'accord, mais la vraie réforme de la justice aura-t-elle lieu ?
R- On peut le penser, car les prémices, précisément, c'est d'abord d'être nombreux à y réfléchir. Je dis "nombreux" parce qu'il faut qu'il y ait des spécialistes et des non spécialistes.
Q- Est-ce qu'elle aura lieu avant la fin de l'actuel mandat du président de la République ?
R- On peut l'espérer. J'entendais à votre antenne, hier, le président A. Vallini qui préside la commission Outreau, à l'assemblée, dire qu'il allait justement un peu anticiper les conclusions de sa commission pour permettre au Parlement d'avoir une sortie utile, parce que c'est l'intérêt du Parlement, c'est l'intérêt du Gouvernement d'avoir une traduction législative.
Q- Mais vous, attendrez-vous la fin des travaux de la commission d'enquête ou engagerez-vous cette réforme avant ?
R- Bien entendu, je vais attendre la fin. Pourquoi ? Parce que derrière Outreau, c'est toute la France qui réfléchit, c'est d'ailleurs un peu ce qui nous est proposé : que ce soit une grande réflexion nationale, mais je le répète, déboucher sur une sérénité qui nous permettra de bien légiférer.
Q- La campagne présidentielle s'accélèrera sans doute début janvier 2007. Si le rapport est remis en mai, la réforme passera-t-elle ? Si c'est en juin, on dit qu'elle ne passera pas et qu'elle n'aura pas lieu.
R- Tout le monde sait qu'il faut six à sept mois. Si c'était une réforme constitutionnelle, ce serait effectivement un petit peu plus long. Il faut vraiment s'y consacrer avec un rythme soutenu si nous démarrions en mai. Cela devrait tenir dans le calendrier.
Q- Le président de la République veut-il cette réforme de la justice ? Est-ce qu'il estime qu'elle sera de son ressort, qu'elle aura lieu de son temps ou en 2007, peut-être avec lui ou avec son successeur ?
R- Je crois qu'il le souhaite très sincèrement. Il faut maintenant que tous les éléments soient réunis, tous les éléments de la réflexion. En ce moment, on met sur la table les questions et ensuite, je le répète, avec sérénité, nous essayerons de trouver les éléments d'une bonne réforme.
Q- Le 8 février, les acquittés seront présents lors de l'audition du juge Burgaud, tout autour de lui. Toutes les télévisions, Europe 1, transmettront sans doute en direct son audition ; est-ce que le face à face Burgaud/les acquittés peut être serein ?
R- Non. C'est bien pour cela que nous ne ferons pas la réforme l'après-midi même de l'audition. Tout le monde comprend que ce ne sera pas le moment le plus serein. Pour autant, c'est ce que les uns et les autres, si j'ai bien compris, ont désiré. Je ne me prononce pas, je constate que comme vous. Je dirais simplement un mot qui n'est pas connu des gens : un juge d'instruction - on l'entend à travers les témoignages de la commission Outreau -, vous entendez dire qu'il ne questionne qu'à charge, jamais à décharge. La vérité pratique - j'aimerais éclairer ceux qui nous écoutent - c'est qu'un juge d'instruction consigne par écrit ce qu'il vous décharge. Mais évidemment, il ne vous pose des questions que là où il y a problème. Donc, vous avez toujours le sentiment, quand vous êtes mis en examen, que le juge d'instruction juge à charge, mais ce n'est pas fatalement vrai. Donc, il y a aussi l'apparence qui est quelquefois trompeuse. Je ne parle pas de cette affaire en particulier, je parle en général...
Q- Mais ça, c'est la théorie et l'aspect général, mais on peut parler de ce juge-là.
R- C'est une autre question...
Q- ... Est-ce que le juge qui ne veut pas présenter d'excuses, parce qu'il dit que ce serait reconnaître une faute, fait un acte qui vous surpris ? Le regrettez-vous ?
R- Je ne veux pas alimenter la polémique. Sur ce point précis, je ne pense pas comme monsieur Burgaud, mais globalement, je ne veux pas alimenter la polémique, parce que ce n'est pas mon rôle. Je rappelle qu'en tant que garde des Sceaux, j'ai saisi. Et la seule structure que je croirais dans cette affaire c'est l'inspection générale des services judiciaires pour regarder l'ensemble du procès à Outreau, souligner les dysfonctionnements et me faire des propositions. Je rappelle, et le président de la commission l'a bien précisé à votre antenne, la commission Outreau n'est pas là pour inspecter le travail des magistrats. Elle est là pour essayer de comprendre, afin de pouvoir légiférer sur le code de procédure pénale. Comprendre est une chose, juger en est une autre. Attention que cette commission ne soit pas l'occasion de juger, ce serait, à mon avis, partiel et partial.
Q- Mais l'inspection a commencé à interroger pendant cinq heures, l'autre jour, le juge ; à votre avis et d'après ce que vous savez, a-t-il rempli son rôle de manière impartiale ?
R- Je ne veux pas me tenir au courant avant la fin de l'inspection ; pourquoi ? Parce que vous avez un jugement partiel de la question. Et c'est un peu ce que je veux dire pour la commission Outreau : si l'on va d'émotion en émotion, on n'arrivera pas à faire la synthèse. C'est pareil pour l'inspection : je ne suis pas tenu informé. A la fin, je me tiendrai évidemment informé dans le détail, et si je devais saisir le Conseil supérieur de la magistrature dans sa partie disciplinaire, je le ferai. Mais ce n'est pas la commission parlementaire qui saisit le CSM, c'est le garde des Sceaux. Et le garde des Sceaux ne le fait pas sur une commission parlementaire mais sur le travail de l'inspection générale des services.
Q- Et s'il y a des erreurs, le garde des Sceaux, ministre de la Justice estime-t-il que le juge peut continuer son métier sans sanction et dans conséquence ?
R- Ce n'est pas moi qui pourrais le juger mais comme je vous l'ai dit, le CSM dans sa partie disciplinaire.
Q- F. Burgaud fait partie du personnel de la justice, est-ce le ministère de la Justice qui va payer ses frais de justice ?
R- Il y a un règle et même des textes législatifs tout à fait clairs : à partir du moment où un fonctionnaire ou un magistrat est mis en cause, et qu'il doit se défendre devant une juridiction, son avocat lui est payé. Je rappelle que la commission parlementaire n'est pas une juridiction. Donc, aucun texte ne prévoit qu'on lui paye un avocat. Il en va de même de l'inspection judiciaire : il serait quand même paradoxal que ce soit moi-même qui diligente l'inspection des services judiciaires et moi-même qui dise "je vous paie un avocat pour vous défendre". Ce n'est pas devant ce type de structure que l'avocat est payé mais quand il y a un procès où un fonctionnaire est impliqué, et a fortiori un magistrat.
Q- Vous avez noté que N. Sarkozy a proposé qu'un juge responsable paye pour ses erreurs, au moins en partie.
R- C'est tout le débat de l'action récursoire, en mot très simple : l'Etat est responsable dans un dysfonctionnement, et ensuite, c'est l'Etat qui paye pour le dysfonctionnement causé par un fonctionnaire. L'action récursoire, c'est l'Etat qui a payé et il va dire "je vais faire payer une partie aux fonctionnaires. Ce n'est jamais appliqué mais cela fait partie des questions, dans le cadre de la réflexion qu'a demandée le président de la République sur la responsabilité, cela fait partie des réflexions que nous menons.
Q- Vous montrez bien que l'émotion n'est pas une bonne alliée de la justice, elle ne pas être la vengeance. Mais Outreau a reflété comme un miroir l'état de la société et de l'opinion, à un moment donné, d'abord pour la répression, ensuite pour l'acquittement, tout le monde y a sa part. Etes-vous sûr que votre prédécesseur n'a jamais donné d'instruction de fermeté ?
R- A ma connaissance formelle...
Q- Qu'est-ce que cela veut dire ?
R- C'est-à-dire que je n'ai aucun élément, je vous affirme que non... Ou
alors, si je me trompe, qu'on me le démontre.
Q- Ni d'instruction ni de recommandation, dans un sens ou un autre ?
R- Non, mais écoutez... Il faut bien comprendre que les instructions du Garde des Sceaux sont générales. C'est rarissimement, dans une affaire particulière. Et quand c'est une affaire particulière, c'est écrit et joint au dossier. Donc je dis que "non".
Q- Sur le fond, le juge ne peut pas être, selon l'excellente formule de R. Badinter, "Maigret pour l'enquête et Salomon pour apprécier les charges et décider". Etes-vous favorable à la suppression du juge d'instruction ? C'est un débat depuis cinquante ans...
R- Ce serait facile pour moi de vous dire "oui" ou "non", mais je veux respecter le Parlement. Le Parlement va y réfléchir inévitablement. C'est donc une question ouverte, qui mérite d'être examinée. Je tente de le dire en deux mots très rapides : à partir du moment où ce n'est pas le juge qui fait l'enquête, l'enquête se fait à l'audience. C'est le système américain, qu'on a tous un peu dans l'oeil quand on regarde les séries télévisées. Et à l'audience, vous voyez bien que chacun amène ses témoins, amène ses preuves. Cela veut dire que la défense va être obligée de financer des enquêtes, de payer un avocat pendant des mois
et des mois, si ce n'est des années, donc c'est beaucoup plus coûteux...
Q- Donc ce système est donc mauvais pour le justiciable, d'après vous ?
R- Il est inégal pour le justiciable. Peut-on régler ce problème avec le fait que ce serait l'Etat qui paierait pour les parties ? Sans doute un peu, vu les prix. Deuxième chose, et c'est très important, je voudrais très rapidement repréciser de quoi il s'agit, lorsque l'on dit que les procureurs dépendent du ministre de la Justice : instruction générale du ministère de la Justice pour éviter d'avoir des politiques pénales, des actions publiques qui soient différentes dans les 180 tribunaux de grande instance français... Il ne s'agit pas d'intervenir dans des affaires, en disant "poursuivez ou ne poursuivez pas M. Elkabbach". Ce n'est pas vrai. Je répète que s'il y a des instructions individuelles, ce qui est rarissime, elles sont écrites et jointes au dossier.
Q- Quelle est votre préférence, d'après votre expérience : faut-il encadrer le juge d'instruction ou renforcer la collégialité ? Par exemple, pour les pôles de grande criminalité, de santé publique, de terrorisme ou le pôle financier, il y a un collège. Peut-on en faire autant pour la circonstance ?
R- Vous venez déjà d'annoncer la vraie piste de réflexion. C'est que nous vivons aujourd'hui dans un siècle où tout va vers la collégialité, parce que l'on a besoin de différentes spécialités pour faire avancer les choses. Je propose effectivement un pôle départemental de l'instruction, où il y aura un vice-président, où les plus anciens pourront conseiller les plus jeunes juges d'instruction. Ce sont ces équipes, ce sont ces binômes qui, demain, pourraient, à mes yeux, très largement éviter quelques errances que nous dénonçons.
Q- Les avocats réclament, on l'a entendu encore hier, en plus, que soient renforcés les droits de la défense...
R- Mais bien entendu, ce n'est pas moi qui dirais le contraire. Et il y a des moments où, le président de la République l'avait dit lui-même, il faut, là encore, faire en sorte que les droits de défense soient plus importants. Il y a des moments où ils sont trop absents.
Q- Dans votre réforme, parlerez-vous des excès de la détention provisoire ?
R- Je le dis toujours. Je rappelle d'ailleurs que le code de procédure pénale a dit lui-même que c'est l'exception. Et c'est trop devenu la règle, il y a un aspect culturel dans cette affaire, plus que législatif...
Q- Du respect de la présomption d'innocence ?
R- Là aussi, on espérait, en changeant de mots - on n'est plus "mis en accusation", mais on est "mis en examen". Eh bien, culturellement, cela reste encore flou trop vite. Et tout le monde y a sa part...
Q- Voulez-vous dire que la presse aussi ?
R- Aussi...
Q- Le président de la République avait demandé une réforme du Conseil supérieur de la magistrature, qu'il soit plus ouvert à d'autres que les magistrats. Confirmez-vous que cette réforme aura bien lieu ?
R- Je le pense. Le président de la République attend lui-même les réflexions des parlementaires. C'est à la sortie de ces réflexions que l'ensemble du pouvoir exécutif, à commencer par le président de la République, qui est lui-même constitutionnellement le président du Conseil supérieur de la magistrature, décidera ou pas cette réforme.
Q- Cela veut-il dire que s'il y a cette réforme, les magistrats ne garderaient plus la majorité au sein du Conseil supérieur de la magistrature ?
R- C'est probable, puisque actuellement, il y a une majorité d'un pour les magistrats. Si on devait changer, ce serait pour qu'il y ait une majorité de non magistrats au sein du CSM. Je ne verrai pas, comme M. Van Ruymbeke l'a proposé, un CSM où il n'y aurait aucun magistrat ! Cela me paraît plus qu'excessif !
Q- Une nouvelle fois, de toutes parts, montent les critiques sur l'état déplorable et scandaleux des prisons. Aurez-vous le temps de l'améliorer et peut-être de l'humaniser ?
R- C'est sûrement l'un des points les plus douloureux de la démocratie française. Certaines prisons sont quasi invisitable par nous, tellement on a honte. C'est le premier point et on ne peut pas ne pas le rappeler. Le deuxième point est que, pour avoir un parc de prisons en bon état, il faut que tous les gouvernements, sans s'arrêter, humanisent et construisent. Or je constate qu'en un siècle, il y a le Gouvernement de J. Chirac, en 1986-1988, qui a construit 13.000 prisons, celui de Balladur-Méhaignerie qui en a construit 4.500, et puis surtout celui précédent, Raffarin-Perben, 13.300. Le reste, zéro ! Donc il est clair qu'on ne peut pas faire, une législature sur deux, l'humanisation des prisons, et l'autre législature, au moment où on le fait, dire qu'il ne se passe rien. Tout sera grosso modo réglé en 2008, au moment où les prisons qui ont été commandées en 2003 sortiront de terre.
Q- Avec cette majorité ou une autre, ce Président ou un autre ?
R- Si c'est une autre majorité, cela les fera sans doute réfléchir...
Q- Le modèle social français est souvent en débat, mais une chose est sûre : le système judiciaire et carcéral français n'est pas un modèle et est déjà jugé et condamné par les Français... C'est terrible, mais c'est comme ça !
R- Parce que nous sommes vraiment responsable globalement. Pour certains, nous n'avons pas voulu faire les efforts budgétaires nécessaires. Avoir des prisons dignes de la démocratie française, cela coûte cher. Je constate que ce sont des gouvernements de droite qui ont eu ce courage et je voudrais que cette prise de conscience générale fasse que maintenant, plus jamais, nous n'arrêtions d'humaniser les prisons, quelles que soient les majorités au pouvoir.
Q- Vous disiez hier que "le débat sur la justice est ouvert". Et vous ajoutiez : "Vive le débat !". Eh bien, j'ai l'impression que vous allez être servi !
R- Merci.Source: premier-ministre, Service d'information du gouvernement, le 20 janvier 2006