Déclaration de M. François Bayrou, président de l'UDF, sur la nécessité de relancer le projet européen après l'échec du référendum sur la constitution européenne, Paris le 13 mai 2006.

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Circonstance : Colloque UDF sur l'avenir de l'Europe, à Paris le 13 mai 2006

Texte intégral

Mes chers amis,
Je voudrais traduire d'abord un sentiment que j'ai mis du temps à analyser au cours de cette journée : un étrange sentiment de bonheur. Pourquoi au fond ce colloque, cette rencontre est-elle aussi heureuse ? J'ai fini par comprendre que cette rencontre était la première fois, depuis onze mois et demi, que j'entends en France parler positivement d'Europe.
Depuis le référendum du 29 mai, c'est la première rencontre aussi nombreuse, chaleureuse à tous les sens du terme, et qui regarde l'Europe non pas comme la charge, la contrainte, la crise - Dieu sait pourtant que la crise et réelle - comme un chance manquée, un fatalité, mais comme un horizon qui de nouveau peut s'éclairer.
Je vous dis ma gratitude pour votre participation si engagée.
Cette rencontre a une deuxième signification. Si on entend et on écoute ce que vous avez exprimé à votre manière, pour notre famille politique, pour le message que nous avons à apporter à tous les Français, l'Europe est de retour, le sujet européen - malgré l'incident que nous avons rencontré - est de nouveau central.
On parle beaucoup des 55% qui ont voté non, et peut-être seraient-ils aujourd'hui encore plus nombreux si on refaisait le vote. Mais il faut aussi qu'on pense aux 45% qui ont voté oui et n'ont pas de porte-parole dans le débat français. Et parmi ceux qui ont voté non et qui au fond croyaient à l'Europe, les "non" européens. Peut-être y en a-t-il dans cette salle... Je ne parle pas tout à fait au hasard !
Deux sondages disent quelque chose du défi que nous avons choisi de relever.
Pensez-vous qu'il faut une Constitution européenne ? Réponse : Oui à 65%.
Si l'on soumet à nouveau à référendum la Constitution du 29 mai dernier, la réponse est oui à 27%.
Ce texte a laissé un mauvais souvenir aux Français. Cela donne la dimension du défi.
Quelque chose qui est beaucoup plus important encore que la Constitution européenne : il n'est aucun sujet de notre avenir national qui puisse trouver de réponse satisfaisante sans la dimension européenne. Comprenez-moi bien, l'Europe est bien entendu affaire de foi, d'engagement, d'idéal, et je suis heureux d'être à la tête de la famille politique qui compta Robert Schumann parmi ses militants et élus, qu'il y ait cette famille qui partage la foi européenne, mais l'Europe est aussi affaire de nécessité.
Nous en sommes au onzième des colloques de l'UDF, consacrés aux grands chapitres de la politique de la France, à chaque fois nous avons constaté que la dimension européenne était une clé :
Premier sujet, la croissance.
Peut-on avoir dans une zone à monnaie unique, une politique de croissance qui ne soit conduite ensemble ? Y a-t-il dans le monde une entité à monnaie unique qui ne discute de politique économique ? Une politique de croissance doit être au moins concertée au niveau de la zone euro. Il n'est pas imaginable que cette définition de politique économique se fasse sans que les citoyens y soient associés.
Deuxième question. L'énergie.
Tout le monde voit bien que nous allons vers une crise provoquée par le déséquilibre entre l'offre et la demande d'énergie fossile. Tout le monde voit bien qu'il faut réfléchir d'une part à la sécurité des approvisionnements, d'autre part à la diversification de la production énergétique. Peut-on imaginer que le dialogue entre la Russie productrice de gaz, et nous pays consommateur, se fasse par des dialogues nationaux ? (Le Luxembourg a certes des armes que nous n'avons pas !) Face à la Russie et à son choix de re-politiser sa fourniture d'énergie à ses clients, la dimension politique de l'Europe est essentielle.
Troisième chapitre. L'environnement.
Nous avons souscrit des engagements à Kyoto ; on en est loin ; quand bien même nous les respecterions, quand bien même nous passerions de 15 à 21 ou 25% d'énergie renouvelable, imaginons même que nous réussissions, pure hypothèse d'école, à ne plus émettre de gaz à effet de serre, est-ce que vous imaginez que cela changerait notre atmosphère ? Je suis désolé de dire que les vents font que l'atmosphère de la France ne changerait en rien. L'atmosphère est plus large que les frontières de l'hexagone.
Ceci oblige à la dimension européenne, et cela engage la vie quotidienne de nos concitoyens ! Ça veut dire qu'il faut une dimension démocratique, que les citoyens ont leur mot à dire.
Quatrième sujet. Marielle [de Sarnez] et Sandro [Gozi] ont très bien dit que, si vous voulez une politique de régulation des mouvements de population, vous ne pouvez la faire dans un espace européen tant qu'il est sans frontières. Ça ne peut donc être que dans l'espace européen que cette question est traitée, ou alors il faut revenir à des frontières imperméables, ce dont le Pyrénéen que je suis se permet de douter, connaissant autrefois beaucoup de contrebandiers ! Ça veut dire que nous devons avoir une dimension démocratique, discuter avec les citoyens.
Le projet européen, n'est pas seulement un idéal mais une nécessité pour les réalistes, ceux qui veulent appréhender dans la réalité les problèmes de nos sociétés.
Il y a un décalage énorme entre cette attente et la manière dont les citoyens reçoivent ces questions, la situation de l'Europe dans le débat national. Il faut une lecture juste du référendum sur le traité constitutionnel européen. Il ne faut pas économiser cette lecture, il faut conduire une réflexion précise sans évacuer ou éluder ce qui s'est passé.
Ce que pour ma part j'ai lu dans cette crise, c'est d'abord une crise liée à la perception de la France de la modernité. Les Français ont identifié Europe et évolution du monde, ont ressenti que les gouvernants voulaient se servir de l'Europe pour imposer une certaine évolution du monde, vécue comme une contrainte qui ne répondait pas à leurs attentes.
Ils ont répondu deux choses. Premièrement, vous ne nous obligerez pas à accepter un projet qui ne nous correspond pas. Nous refusons la confiscation par des experts du choix de société que nous avons à conduire. Deuxièmement, la dimension du projet, qui est une dimension "marchande", "financière", "ultralibérale", ne correspond pas aux valeurs et aux espoirs qui sont les nôtres.
Et ces deux choses-là, ils l'ont dit d'autant plus qu'ils se sentaient en déphasage avec l'évolution du temps.
J'ai fait un calcul : si vous prenez les chefs-lieux de tous les départements français, ceux qui vivent au coeur des villes, avec souvent un immobilier assez cher, ont voté « oui » majoritairement. Au sommet de la pyramide, Paris, qui est la ville de France qui a voté le plus oui. Alors que dès que vous entrez dans les banlieues et le rural c'est massivement « non ».
Ceci dit quelque chose de notre pays, quelque chose de très important. Je ne partage pas l'idée selon laquelle « ce sont des gens qui ont été abusés ». Simplement, leurs raisons n'étaient pas les mêmes. Les Anglais, qui ont une langue très éloquente, disent « in » et « out ». Les gens du « in » ont voté « oui » et ceux du « out » on dit « non ». Ce n'est pas étroitement corrélé au niveau de salaire, les retraités, qui ne sont pas très riches, ont voté « oui », alors que d'autres avec un niveau plus élevé ont voté « non ».
Or cette double affirmation de nos concitoyens, c'est pour nous une souffrance, parce que précisément l'Europe a été inventée en accord profond avec leur double attente. Quand ils disent « nous voulons dire notre mot sur notre destin », c'est la vocation de l'Europe d'être la clé de la liberté de choix, non pas de la fatalité. L'Europe est un moyen pour écrire l'avenir, non pour le subir. En tout cas, c'est ainsi que les pères fondateurs, pardon de parler en leur nom, l'ont voulue. Deuxièmement, ils veulent un projet de société qui ne soit pas soumis aux impératifs dominants dans le monde, et l'Europe est faite pour défendre un projet de société, l'idée de solidarité - on a parlé du modèle rhénan. Il existe un modèle européen, qui est en résistance avec les valeurs dominantes dans le monde.
Il y a là un quiproquo qui ne doit pas être éludé. Il faut entrer hardiment et le lever, et pour cela, ma conviction est qu'on ne pourra pas se contenter de reprendre le projet rejeté le 29 mai, on ne pourra pas se contenter de bricolage, de prendre telle partie et non telle autre, et au passage, comme l'ont dit Nicolas Sarkozy et Ségolène Royal, de se contenter d'une ratification parlementaire. Je ne crois pas qu'on puisse le faire, je crois que le choix du peuple ne peut être changé que par le peuple. Autrement on va nourrir le sentiment de rejet des citoyens à l'égard d'un projet qu'on leur imposerait.
Je suis partisan de choisir un axe, celui de la simplification. Pardon pour le caractère modeste de cette proposition, mais je pense que c'est une clé de l'intérêt démocratique de cette Europe que nous avons à construire.
Une partie importante du rejet est venue du caractère illisible des textes qui étaient en face de nous. J'ai écrit un livre pour essayer de les expliquer ! Quand vous envoyez 300 pages écrites en petits caractères, il y a quelque chose d'impossible, même pour le lecteur averti, pour le lecteur très averti, pour le lecteur très très averti présent dans cette salle ! Combien parmi vous ont le texte proposé au référendum dans son intégralité, à part Chantal Cutajar dont c'est le métier ? Vingt dans cette salle ! C'est bien ! Je vous félicite ! Et qui s'en souvient ?... (rire, applaudissements ). Si je faisais un petit test, il y aurait quelques surprises.
Mais cela n'est que la partie émergée de l'iceberg. Le tout n'est pas de comprendre le texte, mais de comprendre comment ça marche vraiment, l'Europe, pour des citoyens, des représentants du peuple, des gouvernants.
Il y a une chose qui m'indigne depuis longtemps, c'est qu'aucun d'entre nous ne soit vraiment informé de l'agenda européen.
En 1999, lors de la campagne européenne, outre de proposer une Constitution pour l'Europe, j'avais proposé qu'aucune décision ne puisse être prise sans être annoncée six mois avant aux citoyens par voie de presse. Il faut faire vivre l'Europe par les citoyens, et pour cela suivre et respecter le temps des citoyens. Pour cela, il faut des procédures qui obligent à respecter des règles, des délais, qui respectent le temps du citoyen, lui donnent le temps de s'investir. Et il faut aussi une formation civique de tous les citoyens à l'Europe, ceci à l'école, à la télévision ... Que ce ne soit plus un labyrinthe, mais une maison où chacun puisse trouver sa place.
Il y a une deuxième contrainte qui n'est pas de simplification, mais d'inspiration : que nous disions quelle est la vocation de l'Europe, à quelle attente elle répond. Quelque chose qui dise les principes, et après un nombre de règles très limité, en un nombre de pages très limité.
Une fois que cet effort aura été mené, je crois qu'il faut aller au bout des ratifications. Ceux qui ne se sont pas prononcés sur le traité constitutionnel, on peut leur demander de le faire, même si c'est non ! Cela me fera mal voir des spécialistes de la réalité européenne. Mais ça ne sert à rien de se mettre un bandeau sur les yeux. Nous avons à affronter la réalité de la conviction des opinions publiques des pays de l'Union, travailler avec des peuples réels, pas avec des peuples souhaités.
Si les peuples européens rencontrent des hommes d'Etat capables, avec eux, de trouver des mots justes, de parler avec leurs mots de leurs craintes inexprimées, alors ils les écouteront, ils trouveront avec eux un vrai dialogue, une nouvelle orientation.
Mais s'ils considèrent qu'ils ont en face d'eux des gens qui peignent la réalité autrement qu'elle n'est, ils auront un mouvement de rejet dont nous n'aurons pas fini de subir les conséquences, toutes négatives y compris pour l'Europe.
Et naturellement, l'orientation que j'évoque aboutirait à une consultation européenne, dont la date possible est celle des élections européennes de 2009. Parce que ce jour-là, tous les citoyens sont appelés à se prononcer sur l'Europe. C'est ce jour-là qu'on peut reprendre les idées européennes.
Cela me paraît répondre à l'exigence de l'heure. Je rappelle que nous avons des rendez-vous insitutionnels, qui se déclenchent dès lors que les adhésions supplémentaires auront été réalisées.
Je voudrais dire un mot de l'esprit européen, et des conséquences possibles pour notre Union, de cet esprit.
Je suis en désaccord profond avec ceux qui pensent que les problèmes européens se régleront par un consortium des gros pays, réglé par le nombre des dizaines de millions d'habitants, et que les autres suivraient. C'est une double erreur.
D'abord parce que cela avaliserait dans la réalité européenne un principe que nous refusons au plan international. Le général de Gaulle et d'autres se sont battus pour que l'influence ne soit pas seulement une question de nombre d'habitants.
Je pense au contraire que l'idée européenne, la vocation européenne, c'est de ne pas considérer qu'on compte quand on est gros (j'ai dit "gros", je n'ai pas dit "grand" !), et non quand on est moins nombreux.
Ensuite, c'est se condamner à l'impuissance. Le Luxembourg est en train de prouver qu'on peut avoir de l'influence sur les autres pays, y compris dans le domaine de la compensation bancaire, même avec moins de 500 000 habitants. Mais ce n'est pas mon propos. Nous reconnaissons la même dignité aux petits pays et aux grands. Le premier Ministre du Luxembourg est une figure de proue de la vie politique européenne - des premiers ministres de grands pays comptent moins que lui ! Ceci est l'Europe. Nous pensons que nous ne sommes pas étrangers mais concitoyens, et entre concitoyens certains peuvent vous apprendre des choses même s'ils sont plus petits, ce n'est pas le nombre qui fait la qualité. L'Europe doit se former en considérant que ce n'est pas le nombre qui fait l'influence.
Deuxièmement, l'évolution vers le futur de l'Europe exige de nous une réflexion plus large que celle conduite jusqu'à ce jour.
J'espère que le scénario que je viens d'esquisser en matière institutionnelle pourra se réaliser - cela dépend de l'engagement des responsables politiques.
Je considère comme un chance que Romano Prodi vienne d'être élu à la tête du gouvernement italien (applaudissements ).
Parce que je suis heureux qu'il soit de notre famille politique ; en dépit de ses alliances - je le dis pour les journalistes qui ont de mauvaises idées ! - et parce que c'est très important qu'un des pays fondateurs, au lieu d'être dans l'euro scepticisme où M. Berlusconi s'était installé, retrouve l'adhésion européenne ; et j'espère que la France, dans un an, pourra en dire autant ! (applaudissements ).
Si ce scénario idéal ne se réalise pas, nous devons reprendre la réflexion : dans quel cadre démocratique l'intégration européenne peut-elle s'envisager ? C'est une réflexion à laquelle nous devons apporter notre pierre, comme Guy Verhofstadt vient de le faire. Cette réflexion sera frappée de l'urgence. Je ne crois pas que nous puissions laisser tomber le projet d'intégration européenne simplement parce que la vitesse d'élargissement l'aura rendu impossible.
Il faut réfléchir en deux étapes.
Les pays qui ont l'euro en partage ont fait un pas vers un mode d'intégration qui leur offre la possibilité, et leur impose la nécessité, de réfléchir ensemble à une intégration politique et démocratique. Cet ensemble de pays européens, qui est ouvert, qui le voudra pourra entrer, devra reprendre le flambeau si les autres laissent tomber. Nous devons assumer cette réflexion sur l'Europe politique de l'euro, la démocratie autour de l'euro. Si se constitue ce coeur politique et démocratique de l'Europe, nous pourrons envisager autrement la question des frontières. S'il existe une Europe intime, forte, solidaire, capable d'assumer un certain nombre d'obligations et de missions, alors nous pouvons imaginer que le cercle s'ouvre davantage pour ceux qui n'appartiendraient pas à cette intimité. Un président de la République autrefois, il n'était pas de nos rangs, avait évoqué cette idée, c'était François Mitterrand. Il m'est si souvent arrivé de le critiquer que je peux marquer l'intérêt de la formule qu'il avait choisie alors. Il avait dit "L'Europe de l'avenir, ce pourrait être une fédération dans une confédération" ; il voulait dire un coeur très fédéré dans un ensemble plus large. Cet ensemble pourrait être régi par le traité de Nice, et nous pourrions peut-être y associer des pays périphériques.
C'est une réflexion que j'ouvre devant vous, je ne prétends pas conclure.
Ce qui serait le pire, c'est que nous nous trouvions - ceux qui veulent construire une Europe plus forte - réduits à l'impuissance parce que nous aurions laissé s'élargir inconsidérément le cercle.
Nous avons manqué à une responsabilité historique, à l'égard des engagements pris, ceux d'élargir après l'approfondissement. Ce qui n'était pas seulement une précaution, mais une fidélité à l'esprit européen, à l'idéal et à l'Histoire.
C'est ce projet qui doit être repris aujourd'hui.
Une dernière chose en forme de conclusion.
Rien de tout cela ne se fera, si ceux qui ont, dans un an, la charge de la France, n'ont pas, chevillées au corps, la volonté, la foi, l'idéal européens. C'est comme ça, l'histoire : c'est en grande partie de la France que dépend le destin de l'Europe. Nous avons les premiers à écrire cette page d'histoire, nous n'en écrirons pas la suite.
La campagne électorale dont l'échéance est dans un an est très importante pour le destin européen. Si, comme je le crois, nous pouvons faire de cette histoire européenne une chance pour la France, il faudrait que les futurs gouvernants français assument l'intimité entre l'Europe et la France.
Que l'Europe ne soit plus un Ministère délégué, un chapitre de l'action gouvernmentale, mais une composante de chacun des choix de la politique de notre pays.
Cela veut dire qu'il ne doit pas y avoir de conseil européen sans que ceux qui vont y participer viennent devant la représentation nationale dire ce que seront les positions qu'ils défendront dans l'enceinte européenne.
Simplification et transparence.
Si les Français voyaient en temps réel les positions défendues par les gouvernants, ce serait un bouleversement fondamental dans la façon dont l'Europe est perçue.
Il n'y a pas d'avenir pour la France sans un projet européen voulu, assumé, défendu devant les Français, simplifié pour eux, et sans que les Français aient eu à choisir des dirigeants qui assument la foi et la volonté européennes.
Je vous remercie.Source http://www.udf.org, le 16 mai 2006