Déclaration de M. Pierre Bérégovoy, ministre de l'économie des finances et du budget, sur le projet de loi relatif à la participation des organismes financiers à la lutte contre le blanchiment des capitaux provenant du trafic de stupéfiants, à l'Assemblée nationale le 7 juin 1990.

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Circonstance : Examen du projet de loi sur la participation des organismes financiers à la lutte contre le blanchiment à l'Assemblée nationale le 7 juin 1990

Texte intégral

Monsieur le Président,
Mesdames et Messieurs les Députés,
Votre rapporteur a fort bien présenté le contenu et l'intention de ce projet de loi relatif à la participation des organismes financiers à la lutte contre le blanchiment des capitaux provenant du trafic de stupéfiants. Je le remercie de son approche très constructive ainsi que des propositions qu'il a faites pour améliorer ce projet.
Il sera question, au cours de notre débat, de règles de droit et de vie des affaires. Ces règles définissent le comportement des acteurs économiques et sociaux dans le monde des démocraties et des économies de marché où la libre concurrence et la libre circulation des hommes, des marchandises et des capitaux est la loi commune. Nous devons veiller à les respecter et à les faire respecter.
Ces règles fixent des droits et des devoirs. Nous savons que la liberté n'est pas la licence et que le marché ne saurait autoriser n'importe qui à faire n'importe quoi. Donc, quand c'est nécessaire, il faut les renforcer. C'est le sens de ce projet de loi qui est à la fois un texte de combat et de morale.
Un texte de combat, car nous devons mobiliser toutes nos énergies, toutes les bonnes volontés, pour cerner et saisir les bénéfices considérables que procure le trafic de drogue. Un texte de morale, car ces bénéfices sont un scandale, devant lequel toute indulgence est coupable et il n'est pas de secret professionnel, d'usage commercial qui puissent être opposés au devoir qu'ont tous les hommes libres de concourir à la recherche et à la capture de cet argent criminel.
Afin de bien faire comprendre la volonté du Gouvernement et l'esprit de ce projet de loi, je voudrais rappeler sa genèse. Il est le fruit d'un accord international, lui-même issu d'une impulsion politique, donnée par les Chefs d'État eux-mêmes.
Lors du Sommet de l'Arche, en juillet 1989, les Chefs d'État et de Gouvernement ont, à l'initiative du Président de la République et du Président des États-Unis d'Amérique, décidé de convoquer un groupe d'experts chargé "d'évaluer les résultats de la coopération déjà mise en uvre pour prévenir - c'est-à-dire empêcher - l'utilisation du système bancaire et des institutions financières aux fins de blanchir l'argent, et d'étudier des mesures préventives supplémentaires". Au moment de mettre en uvre cette décision du Sommet, mon Collègue américain M. BRADY et moi-même avions insisté pour que ce groupe d'experts ne soit pas un groupe d'étude de plus mais un groupe chargé de proposer des actions concrètes.
La France, et plus particulièrement mon ministère, a été chargée de présider et d'animer ce groupe d'action financière, qui a associé 15 pays - les Sept, plus l'Australie, l'Autriche, la Belgique, l'Espagne, le Luxembourg, les Pays-Bas, la Suède et la Suisse, auxquels s'est jointe la Commission des Communautés Européennes. Le GAFI, ainsi qu'on l'appelle communément, a travaillé vite et bien.
Son rapport contient quarante recommandations très précises. Ce texte a été formellement approuvé par tous les Gouvernements et il a été ensuite rendu public. J'ai demandé qu'il soit diffusé à tous les parlementaires et le 30 mai j'ai réuni mes Collègues des Finances des pays concernés ainsi que le représentant de la CEE. Nous avons confirmé à cette occasion notre détermination commune à mettre en uvre toutes les recommandations du GAFI et nous avons prévu de réunir à nouveau le GAFI, dans quelques mois, pour nous assurer que ces recommandations étaient bien exécutées.
Nous sommes en présence d'un texte qui a une force comparable à un accord international. Certes, il ne revêt pas la forme juridique habituelle d'une convention internationale, mais l'engagement solennel de tous les Gouvernements, le caractère substantiel des recommandations ont valeur d'obligation morale et celle-ci est impérative. L'État qui n'appliquerait pas scrupuleusement ces recommandations se mettrait en marge de la communauté internationale.
Le trafic de drogue est un trafic international. Pour blanchir leurs profits criminels, les trafiquants s'engouffrent dans les moindres failles du système financier international. La lutte isolée de quelques États peut donner des résultats. Elle n'est pas à la hauteur de ce qu'il faut faire. Seule une action internationale bien coordonnée peut être pleinement efficace.
C'est pourquoi le Gouvernement a décidé de mettre en uvre, sans délai, toutes les recommandations du GAFI. Plusieurs nécessitaient des modifications législatives. C'est l'objet de ce projet de loi et du projet complémentaire qui adapte la législation française aux dispositions de la Convention de Vienne du 20 décembre 1988 contre le trafic illicite de stupéfiants. Ce second projet, adopté en Conseil des Ministres à l'initiative du Garde des Sceaux, a été déposé au Sénat, où il viendra en discussion la semaine prochaine. Il vise à étendre les mesures de confiscation et à permettre l'exécution en France de décisions de justice étrangères, pour des affaires de blanchiment.
Une concertation sérieuse a été menée avec les professions concernées. Je me suis efforcé de bien leur faire comprendre l'intention du projet de loi qui vous est soumis aujourd'hui. Leur adhésion a été acquise rapidement et je m'en suis réjouis, car nous avons besoin d'une coopération spontanée, permanente et confiante des professions financières, pour détecter les capitaux issus du trafic de la drogue et les appréhender. Ces professions sont les seules à détenir certaines informations importantes ou à pouvoir y accéder. Leur expérience, leur compétence, leur savoir-faire, leur professionnalisme en un mot, constituent pour les services en charge de la lutte contre le blanchiment des capitaux, une aide indispensable et très précieuse.
La principale disposition du projet de loi est la procédure de déclaration des soupçons à un service spécialisé du Ministère des Finances, en charge du traitement du renseignement et de l'action contre les circuits financiers clandestins - la cellule TRACFIN, que Michel CHARASSE et moi-même avons récemment créée.
L'initiative viendra des banques, ou des autres professions financières. A elles d'apprécier si une opération obscure, inhabituelle est susceptible de constituer un acte de blanchiment, et d'en informer TRACFIN.
La confiance mutuelle est essentielle au succès de cette coopération. Elle permet de tout dire. Elle implique le secret. Ce secret sera absolu. L'article 13 du projet prévoit que le service ne pourra utiliser les informations reçues des banques qu'aux seules fins de la lutte contre le blanchiment. Naturellement, les agents de TRACFIN pourront coopérer avec leurs homologues de la police judiciaire spécialisés dans la lutte contre la grande délinquance financière ou avec leurs homologues étrangers. Ces échanges d'informations resteront couverts par le secret. En d'autres termes, je garantis, conformément à la lettre du texte qui vous est soumis, qu'il n'y aura aucune utilisation fiscale détournée des informations spontanément communiquées par les banques. Le fisc a des droits de communication, qu'il peut exercer de sa propre initiative. Ces droits demeurent inchangés. Il n'a pas accès en revanche aux renseignements recueillis par TRACFIN auprès des banques.
Je viens d'évoquer la coopération entre les agents de TRACFIN et leurs collègues de la Police. On a beaucoup écrit sur des rivalités supposées entre des services de l'État. Ce sont des chimères. Où qu'ils soient, les fonctionnaires servent l'État et je ne connais qu'un seul État. Les agents des finances affectés à TRACFIN auront une responsabilité en matière de collecte et d'exploitation du renseignement. Ils échangeront ces renseignements avec leurs collègues habilités de la Police. Dès que des présomptions seront réunies, la Justice sera saisie et il appartiendra à la police judiciaire, ou à la douane dans son domaine propre, de conduire des enquêtes. Il y a partage des tâches, en fonction des compétences respectives; il doit y avoir une étroite coopération. Le Ministre de l'Intérieur et moi-même y veillerons.
Ce texte de coopération n'est pas un texte de compromis. Il doit demeurer un texte de fermeté et d'audace. Il contient plusieurs innovations juridiques de première importance.
La principale est la levée du secret bancaire, condition de la mise en uvre de la déclaration de soupçons. Jusqu'ici, en vertu d'un accord de Bâle de décembre 1988, les banques devaient seulement s'abstenir de prêter leur concours à des opérations qui leur paraissaient liées au blanchiment de capitaux. Elles devront désormais agir, informer TRACFIN, en s'affranchissant ainsi elles-mêmes de leur obligation de secret professionnel et en maintenant leur client dans l'ignorance de cette démarche.
C'est une révolution juridique. Elle est justifiée par la gravité des crimes en causes. Je suis sûr que les banques agiront à bon escient.
Cette déclaration est obligatoire. La recommandation au GAFI nous laissait le choix entre une procédure facultative et une procédure obligatoire. J'ai préféré retenir cette seconde solution, afin qu'il n'y ait aucune ambiguïté sur la détermination du Gouvernement. Il n'y a pas matière à sanction pénale. La bonne foi est présumée et seuls la complicité ou le recel constituent des délits. Mais il s'agit d'une obligation professionnelle, qui peut donner lieu à sanction par l'autorité de contrôle, lorsque le défaut de déclaration résulte d"'une carence des procédures internes de contrôle ou d'un grave défaut de vigilance".
Une autre innovation juridique du projet réside dans la possibilité, pour le service qui reçoit les déclarations, de bloquer les fonds, à titre conservatoire, en amont de toute procédure judiciaire. Cette décision peut être immédiate et n'a pas à être motivée. Au-delà de douze heures, elle doit être confirmée par un ordre de séquestre, délivré par l'autorité judiciaire. C'est une mesure exceptionnelle : il ne servirait à rien de détecter une opération de blanchiment et de laisser s'évanouir les fonds vers une destination étrangère indulgente et protectrice.
Enfin, je mentionnerai, dans le même esprit, la proposition de supprimer l'anonymat bancaire. Les banquiers doivent connaître l'identité réelle de leurs clients habituels ou occasionnels. Je ne soupçonne pas les transactions anonymes actuellement pratiquées dans notre pays - qu'il s'agisse des de servir en blanchiment des capitaux. Elles correspondent à de veilles habitudes et obéissent à d'autres mobiles. Il s'agit de prévenir les risques : l'imagination des trafiquants est inépuisable et ils sont prompts à utiliser toute brèche. En revanche, il n'y a pas de raison de supprimer l'anonymat vis-à-vis du fisc, lorsqu'il existe. Celui-ci demeurera, assorti de sa fiscalité forfaitaire, plutôt lourde, comme il est juste puisque le prélèvement fiscal est de 52 % sur les revenus.
Monsieur le Président,
Mesdames et Messieurs les Députés,
La lutte que la communauté internationale engage contre le trafic de drogue et contre le blanchiment des profits considérables qu'il engendre est une uvre difficile et de longue haleine. Ce projet est une première étape. D'autres suivront. Le rapport du GAFI a d'ores et déjà identifié des domaines où des réflexions puis des actions complémentaires sont nécessaires. Sur la suggestion de M. COLCOMBET, votre commission des lois a proposé d'étendre dès maintenant, sous une forme adaptée, la procédure de déclaration à des professions non financières. Je salue cette initiative et je l'appuie, sous réserve de quelques aménagements que je vous soumettrai lors de la discussion de cet amendement.
Mais, aujourd'hui, notre tâche prioritaire est d'appliquer sans délai et sans faille les 40 recommandations qui ont fait l'objet d'un accord international.
Je compte sur votre soutien et j'espère qu'il se manifestera de manière unanime. Je crois que nous pouvons être tous unis pour défendre les valeurs morales qui fondent nos sociétés, pour défendre contre le crime organisé la vie des femmes et des hommes menacés par l'usage de la drogue ainsi que celle de nos enfants qui en sont souvent les premières victimes.