Texte intégral
Il faut prendre toute la mesure de ce moment historique. C'est la première fois que des pays sont unis pour aborder la question des risques migratoires entre l'Afrique occidentale, l'Afrique centrale, l'Afrique du Nord et l'Union européenne. C'est la première fois que ces pays se rassemblent autour de la même table. Que nous soyons pays de transit, pays d'origine ou pays de destination, nous devons travailler en commun sur les questions d'immigration.
Nous le faisons d'une manière totalement novatrice, dans un esprit d'écoute, de dialogue et d'échange et avec la conviction que la migration établit un trait d'union entre nous et que personne ne peut se résigner aux drames humains qui jalonnent le parcours de la migration illégale.
La grande nouveauté de ce que nous allons construire pendant ces deux journées de Rabat, ce que j'appellerai l'esprit de Rabat, c'est que pour la première fois on étudie cette question dans sa globalité en abordant à la fois le développement et la sécurité.
- Premièrement, il s'agit de favoriser le développement durable et le co-développement. Comme le ministre marocain vient de le dire, la situation actuelle conduit les hommes et les femmes à vouloir s'expatrier dans des conditions qui les mettent en péril, tout le long de leur voyage. Ces atteintes aux Droits de l'Homme, au droit de la personne, aucun pays, surtout pas la France, ne peut s'y résigner.
- Deuxièmement, il faut organiser, ensemble, la mobilité des migrants, l'accès à la migration légale qui constitue une source d'enrichissement mutuel.
- Troisièmement, il est nécessaire de combattre, ensemble, de manière résolue, l'immigration irrégulière, source de dérives, de frustrations et d'incompréhensions.
La sécurité est également l'affaire de tous. Aucun Etat africain, aucun Etat européen, aucun citoyen européen, aucun citoyen africain ne peut accepter les maux que provoquent la migration illégale du pays d'origine jusqu'au pays de destination : les dangers très probables qui attendent celles et ceux qui tentent la traversée dans des conditions terribles, les déséquilibres économiques et sociaux - à commencer par la fuite des cerveaux. Tout cela ne peut plus durer.
Ce sont bien les flux migratoires qui nous réunissent aujourd'hui et je voudrais simplement dire que notre présence à tous marque ici le refus de la fatalité et du cynisme. Et ce qui me paraît intéressant est que nous n'avons entendu parler que de choses très concrètes.
Je prends deux exemples :
Le micro-crédit, c'était 6 millions de bénéficiaires il y a cinq ans. Aujourd'hui, c'est plus de 110 millions de bénéficiaires. Le micro-crédit, c'est la manifestation de la volonté de ceux qui veulent entreprendre, c'est probablement un bon exemple de ce qu'il faut que nous mettions en place. Mon homologue espagnol et moi-même avons évoqué cette question ce matin.
Il y a aussi tout le domaine de la santé. Comment peut-on accepter l'idée qu'un homme ou une femme laisse son enfant malade alors que les médicaments existent ? C'est tout le sens du projet UNITAID, la mise en oeuvre d'une Facilité Internationale d'Achat de Médicaments.
C'est de tout cela dont il faut que nous parlions.
En ce qui concerne le levier bancaire et financier assuré par le co-développement, le ministre d'Etat, ministre de l'Intérieur, Nicolas Sarkozy, a fait une proposition sur la fiscalité des personnes immigrées qui, dans la mesure où elles investiraient dans leur pays d'origine, bénéficieraient de conditions fiscales particulières. Il faut ajouter les investissements du secteur privé, à la fois africain et européen.
Voilà, Mesdames et Messieurs, ce dont il s'agit. Nous avons souhaité cette rencontre, c'est un début, une première, il faut que nous continuions.
Q - (A propos de l'absence de concertation à l'égard du phénomène migratoire.)
(A propos d'une politique européenne d'incitation fiscale aux investissements dans les pays d'origine.)
R - Il faut bien comprendre que cette première réunion est historique car elle est basée sur un partenariat qui réunit autour d'une même table les pays d'origine, les pays de transit et les pays de destination pour travailler sur cet enjeu partagé, phénomène majeur de la mondialisation qu'est aujourd'hui l'immigration.
Pour être efficace, cette réflexion collective doit reposer sur trois piliers : premièrement, une politique d'intégration de l'immigration irrégulière ; deuxièmement, l'amélioration de l'accueil, voire le cas échéant l'intégration d'immigrants réguliers, troisièmement, le renforcement de la politique de développement avec une double logique : conforter les incitations au retour, au co-développement et réduire les incitations au départ.
D'abord il faut comprendre qu'aujourd'hui, si nous voulons réussir cette immigration, il faut qu'elle soit concertée. J'appelle cela "l'immigration concertée". Cette immigration concertée est une immigration qui est choisie par deux pays, la France et le Mali par exemple. Nous devons très bien nous concerter, comme l'a dit le ministre de l'Intérieur, ministre d'Etat, choisir ensemble et pas uniquement sur les diplômes, mais aussi sur les compétences ou la motivation.
Je suis en train de mettre en oeuvre des Centres d'Etude en France dans la plupart des ambassades. De quoi s'agit-il ? Ce sont des centres dans lesquels des jeunes diplômés manifestent leur volonté de venir en France pour suivre un enseignement supérieur ou un autre type de formation. Il me semble important de connaître la motivation des personnes, d'être sûr qu'ils ont envie de venir, qu'ils y viennent de leur propre chef qu'ils ont un projet de vie, à la fois pour eux-mêmes et pour leur pays et qu'ils ont envie de revenir dans leur pays. Ces centres ne sont pas uniquement destinés à dire à ceux qui ne veulent pas revenir dans leur pays qu'ils ne viendront pas en France. Ce n'est pas cela ; c'est un dialogue, une sorte de contrat entre ce partenaire et la France. L'immigration, lorsqu'elle est concertée et choisie, présente un intérêt mutuel, un intérêt partagé, un intérêt de partenaire.
Votre idée de proposer des partenariats aux ingénieurs dans l'enseignement supérieur du pays d'origine me paraît excellente. C'est certainement l'avenir ; je ferai une remarque là-dessus : les Etats-Unis sont en train de devenir un pays "monde", c'est-à-dire que la plupart des élites du monde entier veulent suivre leurs études dans les grandes universités américaines. Les étudiants reviennent ensuite chez eux et constituent des amicales comme celle des anciens d'Harvard ou des anciens de l'Université de Los Angeles. La France poursuit le même objectif.
Concernant votre troisième question, sur la fiscalité européenne, je crois qu'on ne peut pas être pour un développement des pays du Sud, en particulier de l'Afrique, si on ne fait pas tout pour inciter ceux qui gagnent de l'argent dans nos pays à investir en Afrique. Il y aurait un double langage. Je trouve que la proposition du ministre d'Etat est une excellente proposition. Est-ce qu'elle doit être élargie aux autres pays européens ? Je l'espère. Mais vous savez qu'il n'y a pas de système européen d'harmonisation fiscale, c'est là un souhait des gouvernements des pays de l'Union européenne.
Q - (A propos de la situation en Somalie et au Darfour)
R - Vous avez totalement raison, ces deux sujets sont en réalité indissociables. Il y a bien sûr la dignité humaine qui me paraît importante. Pourquoi ? Je parlais de micro-crédit tout à l'heure. Je suis frappé par ce qui se passe chez quelqu'un qui gagne moins de deux dollars par jour dès l'instant où il commence à avoir un projet personnel de vie : cela s'appelle retrouver sa dignité. Lorsque la dignité est retrouvée, vous avez moins tendance à suivre les milices ou les bandes illégales pour participer à une guerre civile. J'en suis persuadé. Vous avez raison, tant qu'il n'y a pas de désarmement des milices, tant qu'il n'y a pas de souveraineté des Etats, la difficulté subsiste.
Vous savez que la France est très impliquée dans les opérations de maintien de la paix. Nous sommes très sensibles à cela. Nous sommes très inquiets au sujet des camps de réfugiés du Soudan et du Darfour. Nous pensons qu'avec l'Union africaine, l'Union européenne pourrait s'entendre pour créer une force internationale sous l'égide des Nations unies, comme vous le proposiez. La sécurité, le maintien de la paix, sont probablement la clé de la croissance.
Q - (A propos des difficultés économiques rencontrées par les pays du Sud)
R - Je crois qu'il y a trois facteurs :
Le premier, c'est le facteur financier. J'observe que la plupart des banques, dans le monde, s'intéresse à 20 % de la population mondiale ; des centaines de millions d'euros sont prêtés aux riches. Plus vous êtes riche et plus on vous prête et moins vous êtes riche, plus on hésite à vous prêter.
Le micro-crédit est en train de tout changer. La plupart des grandes banques ont pris conscience de l'avantage de consentir de petits prêts à 80 % de la population mondiale. Cela peut totalement changer les flux financiers dans le monde. Vous allez me dire que c'est idéaliste ; non, c'est le début de quelque chose. Ils étaient 6 millions de petits emprunteurs il y a cinq ans, ils sont 110 millions aujourd'hui. C'est quelque chose qui commence à devenir vraiment important. Je ne parle pas des pays émergents mais des pays vraiment très pauvres. Et quand des pays riches commencent à s'intéresser à ce genre de chose avec leurs moyens financiers, il faut être attentif. 98 % des gens remboursent avec des intérêts importants et c'est un élément majeur.
Le deuxième facteur est le facteur individuel. Obtenir 1 000 dollars de prêt pour tenter sa chance en lançant un petit commerce, c'est passer de l'ombre à la lumière. C'est un facteur individuel et personne ne peut mentir avec cela ; il suffit de comprendre dans vos propres vies respectives et personnelles l'importance de cet espoir.
Enfin, troisième élément majeur, c'est que le micro-crédit est basé sur une micro-irrigation de contacts personnels, de terrain ; et cela, c'est non seulement important pour ce qui est du micro-crédit, mais également pour donner des conseils de prévention sanitaire ou pour faire passer un message à chacun, pas uniquement par la télévision mais à travers quelqu'un qui vient chez vous.
Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 12 juillet 2006