Déclaration de Mme Christine Lagarde, ministre de l'économie, des finances et de l'emploi, sur l'expansion qualitative et quantitative de la contrefaçon ainsi que les moyens à mettre en oeuvre pour lutter contre ses méfaits, Paris le 19 septembre 2007.

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Circonstance : Session extraordinaire sur le projet de loi de lutte contre la contrefaçon Paris le 19 septembre 2007

Texte intégral

Monsieur le Président, (Christian Poncelet)
Monsieur le Président de la Commission des lois, (Jean-Jacques Hyest)
Monsieur le Rapporteur, (Laurent Béteille)
Mesdames et Messieurs les Sénateurs,
La contrefaçon ne date pas d'hier. On peut ainsi admirer, au Musée de la Contrefaçon, le bouchon d'une amphore gallo-romaine, datant de plus de deux millénaires, et qui imite une marque célèbre de l'époque, la marque Sestius.
I Mais aujourd'hui, la contrefaçon donne le vertige.
Elle donne le vertige par son ampleur : ce ne sont pas quelques amphores, mais quinze tonnes de faux bocaux de salades tunisiennes qui ont été interceptées l'année dernière au port de Marseille. Comme cet exemple le montre bien, les textiles ou les produits de luxe ne sont pas les seuls à être visés : la contrefaçon touche tous les secteurs de l'économie marchande, depuis les médicaments jusqu'aux jouets, en passant par les pièces de rechange automobile. Au total, la contrefaçon pourrait représenter jusqu'à 10 % du commerce mondial, pour un montant de profits illicites compris entre 250 et 400 milliards d'euros par an, soit l'ensemble des prestations sociales que reçoivent les Français !
Ce phénomène est en pleine expansion. Expansion quantitative : en trois ans, le nombre d'articles saisis par les douanes françaises a triplé. Expansion qualitative : la contrefaçon ne concerne plus seulement les biens matériels, mais aussi immatériels, comme les créations musicales ou artistiques. Expansion géographique, enfin : aux zones désormais « traditionnelles » de la contrefaçon, en Chine, en Thaïlande ou à Taïwan, s'ajoutent désormais des pays comme le Pakistan, ou, plus proche de nous, la Turquie ou même l'Italie. La mondialisation de l'économie se double d'une mondialisation de la contrefaçon, qui peut nous laisser craindre une véritable contrefaçon de la mondialisation, où des fantômes siglés parcourent la planète et s'échangent au rabais.
La contrefaçon donne aussi le vertige par la gravité de ses conséquences. Car la contrefaçon est un danger pour l'esprit : en privant les entreprises qui ont investi de longues années dans la R&D des fruits de leur travail, elle décourage les autres de poursuivre leurs efforts d'innovation. A quoi bon consentir de lourds efforts pour déposer de nouveaux brevets, si le premier plagiaire venu peut empocher la mise ?
La contrefaçon est un danger pour le corps : la bonne santé des consommateurs est menacée par la contrefaçon de médicaments ou de jouets, comme l'actualité vient nous le rappeler régulièrement : par exemple les enfants chinois empoisonnés par du lait en poudre.
La contrefaçon est un danger pour la société : elle nuit à l'ordre public en favorisant l'essor du travail clandestin et des réseaux mafieux.
La contrefaçon est un danger pour l'économie : en France, elle serait responsable de la perte de 30000 emplois par an.
Enfin, si la contrefaçon donne le vertige, c'est tout simplement qu'elle engendre dans les esprits la plus totale confusion. Comment reconnaître l'original de la copie, quand les logos sont identiques ? Quel est le juste prix, quand un objet d'apparence semblable peut être vendu dix euros dans la rue et cent derrière une vitrine ? Où est le vrai, où est le faux ? Les consommateurs perdent leurs repères et les entreprises leur identité. Platon, oui, Platon déjà, au Ve siècle avant notre ère, parlait de « vertige » en dénonçant dans son dialogue du Sophiste les producteurs d'illusions, les marchands de copies, les trafiquants d'images...
Pour toutes ces raisons, le renforcement de la lutte contre la contrefaçon s'avère plus que jamais nécessaire. Le Comité national anti-contrefaçon (CNAC), réuni la semaine dernière par Hervé Novelli, a d'ailleurs souligné le consensus qui règne aujourd'hui sur le sujet, de la part des institutions publiques comme des partenaires privés.
C'est pourquoi je suis heureuse aujourd'hui de venir défendre devant vous, Mesdames et Messieurs les Sénateurs, ce projet de loi contre la contrefaçon, destiné à inscrire dans notre droit interne un certain nombre de textes communautaires sur le sujet, et principalement la directive 2004/48/CE. Hervé Novelli, qui a grandement contribué à la préparation de ce texte, me remplacera sur ce banc pour la discussion des articles, car je dois m'envoler pour la Chine ce soir.
II Pour lutter contre la contrefaçon
Notre projet de loi propose une série de mesures qui devraient grandement faciliter la tâche de nos services administratifs et judiciaires.
J'aimerais vous présenter les choses de la manière la plus concrète possible. Quand on découvre un cas de contrefaçon, quelles sont les actions qui doivent être menées ? (1) D'abord, prouver qu'il s'agit bien d'une contrefaçon ; (2) ensuite, agir vite pour limiter les dégâts occasionnés, et (3) si possible démanteler le réseau ; enfin, (4) juger efficacement le délit et (5) dédommager les victimes. Je vais revenir sur toutes ces étapes, en vous montrant pour chacune d'entre elles comment notre projet de loi entend renforcer les procédures existantes.
(1) Pour prouver qu'il s'agit d'une contrefaçon, le titulaire de droits dispose déjà de la saisie-contrefaçon, lui permettant d'agir sur le champ. Pierre angulaire de notre arsenal juridique en la matière, de nombreux systèmes de droits étrangers nous envient aujourd'hui. La saisie-contrefaçon a prouvé son efficacité par le passé, et nous nous attacherons dans ce projet de loi à en étoffer le dispositif.
(2) Pour limiter les dégâts occasionnés, nous allons renforcer les mesures provisoires qui peuvent être prononcées à l'encontre des contrefacteurs, comme la saisie conservatoire des biens ou le blocage des comptes bancaires, et instaurer d'autres mesures provisoires à l'encontre cette fois des intermédiaires (notamment ceux qui sévissent sur Internet). De plus, les titulaires de droits de propriété intellectuelle pourront désormais demander au juge de faire rappeler des circuits commerciaux les marchandises contrefaites.
(3) Pour démanteler plus aisément les réseaux, ce projet de loi va consacrer le droit d'information, qui permet d'exiger que les personnes interpelées fournissent des informations sur l'origine de leur marchandise et leurs réseaux de distribution.
(4) Pour juger efficacement les cas de contrefaçons, notre droit prévoit déjà la spécialisation de certains contentieux de propriété industrielle, par exemple dans les domaines des produits semi-conducteurs ou des marques communautaires. Notre projet de loi, en mettant en oeuvre le Règlement numéro 6 / 2002 de la Communauté européenne, permettra de spécialiser également les actions relatives aux dessins et modèles communautaires.
Étant donné la complexité juridique et technique du contentieux, il est vrai que ce principe de spécialisation des juridictions pourrait être étendu à tous les droits de propriété intellectuelle. Je vous remercie, M. Béteille, du travail scrupuleux et approfondi que vous avez mené pour défendre cette idée. Le Gouvernement se montrera a priori très favorable à l'amendement que proposera en ce sens le Président Hyest.
(5) Enfin, pour mieux dédommager les victimes de la contrefaçon, le projet de loi permettra au juge de calculer les dommages et intérêts en prenant en compte, au titre du préjudice causé, les bénéfices réalisés par le contrefacteur. Si ceux-ci ne peuvent être prouvés, le plaignant aura la possibilité de demander au juge un montant forfaitaire de dommages et intérêts.
Cette nouvelle disposition juridique représente un progrès essentiel : comment décourager la contrefaçon, si l'on ne fait pas payer ceux qui en sont responsables ?
Voilà donc l'ensemble des mesures que nous vous proposons d'adopter pour mieux réprimer la contrefaçon. N'oublions jamais que lutter contre la contrefaçon, c'est aussi défendre la propriété industrielle.
III Dans certains domaines comme le médicament, le droit de la propriété industrielle doit toutefois connaître quelques aménagements.
Notre projet de loi prévoit ainsi l'octroi de licences obligatoires pour les brevets de produits pharmaceutiques destinés à être exportés vers des pays connaissant des problèmes de santé publique, c'est-à-dire essentiellement des pays en voie de développement. Il n'y aura plus besoin de "contrefaire" des médicaments que l'on pourra tout simplement "faire" de manière légale. Au lieu d'être copiés mal et vendus chers, ils seront fabriqués dans de bonnes conditions et profiteront à tous.
Nous traduisons ainsi dans notre droit le Règlement numéro 816 / 2006 du Conseil et du Parlement européen, qui lui-même applique une décision du Conseil Général de l'OMC datée du 30 août 2003. Cette décision met en oeuvre le paragraphe 6 de la Déclaration de Doha du 14 novembre 2001, relatif à l'accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (ADPIC).
Cette longue et complexe chaîne juridique, de Doha à Paris en passant par Bruxelles vise une chose très simple et très humaine : permettre aux populations les plus défavorisées, partout sur la planète, de pouvoir se procurer les médicaments nécessaires à leur survie, surtout en cas de pandémies. La France est fière de pouvoir participer à une initiative aussi généreuse, conforme à sa tradition humaniste et à l'idée qu'elle se fait du progrès universel. La mondialisation ne s'applique pas seulement aux marchandises, mais aussi aux valeurs.
Naturellement, les médicaments en question continueront à être protégés par brevet, ce qui permettra aux titulaires des droits de propriété intellectuelle de s'opposer à toute réimportation ou commercialisation sur le territoire français. Ainsi un bon équilibre devrait être préservé entre les intérêts de nos entreprises, et les besoins des sociétés en voie de développement.
IV La lutte contre la contrefaçon ne s'arrête pas à ce projet de loi.
Elle se poursuit d'abord au niveau national : Christine Albanel et moi-même avons ainsi confié il y a quinze jours à Denis Olivennes une mission consacrée à la lutte contre le téléchargement illicite. J'espère qu'elle aboutira rapidement à des propositions concrètes, afin de mieux lutter contre une des formes les plus biaisées de la contrefaçon, à savoir la réplication illicite et sans limite d'une oeuvre de l'esprit.
De plus, nous allégerons dans la prochaine loi de finances la fiscalité relative à la propriété intellectuelle : un taux réduit de 15 % sera appliqué aux revenus tirés des cessions de brevets, ce qui permettra de supprimer l'écart de coût fiscal entre l'octroi de licence et la cession de brevet. Nous assouplirons également le régime fiscal des apports de brevet. Quant à la réduction actuellement accordée aux PME sur les principales redevances de dépôt de brevets, nous allons la doubler, de 25 % à 50 %.
Mais bien sûr, la lutte contre la contrefaçon se joue pour l'essentiel au niveau européen et international. Car la contrefaçon est un phénomène qui par nature défie les frontières : une pratique de plus en plus répandue consiste par exemple, pour échapper aux contrôles, à fractionner les envois en petites quantités, par la voie postale ou le fret express.
Dans le cadre communautaire, un projet de texte d'harmonisation des mesures pénales en matière de défense des droits de propriété intellectuelle est en cours de discussion, et la France participe activement aux négociations. Par ailleurs, la création d'un système juridictionnel unifié pour le contentieux des brevets en Europe me paraît un élément essentiel pour améliorer la compétitivité de nos entreprises. Le gouvernement souhaite que cette question soit traitée rapidement.
Sur la scène internationale, la France n'est pas en reste : lors de G8 d'Heiligendamm, en juin dernier, nous avons proposé la création d'une structure internationale, un véritable GAFI contrefaçon, destiné à protéger et à promouvoir l'innovation. Nous nous employons désormais auprès de nos différents partenaires à traduire ce projet dans les faits. A court terme, des mesures sur la coopération douanière ou l'assistance technique des pays en développement devraient être mises en place, tandis que les discussions de fond à plus long terme ont été confiées à l'OCDE dans le cadre du processus dit d'Heiligendamm.
Comme vous pouvez-vous en rendre compte, Mesdames et Messieurs les Sénateurs, nous agissons hic et nunc quand nous pouvons le faire, et nous préparons le terrain pour l'avenir là où nous devons le faire.
J'espère vous avoir convaincus, Mesdames et Messieurs les Sénateurs, que le gouvernement prend au sérieux la menace de la contrefaçon et met en oeuvre tous les moyens dont il dispose pour lutter efficacement contre ses méfaits. Les marchands de contrefaçon nous donnaient le vertige ? Nous allons leur remettre les pieds sur terre. Je suis pour ma part bien certaine que notre projet de loi remisera définitivement un certain nombre de contrefaçons au musée du même nom.
Je vous remercie.
Source http://www.minefe.gouv.fr, le 21 septembre 2007