Interview de M. Lionel Jospin, Premier ministre, dans la "Folha de Sao Paulo" le 7 avril 2001, sur le modèle social européen, les valeurs de la social-démocratie et l'avenir de l'Union européenne élargie, sur la perception française de la mondialisation, sur le projet de bouclier antimissile américain et sur l'abandon par les Etats-Unis de leurs engagements vis-à-vis du protocole de Kyoto.

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Circonstance : Voyage officiel de M. Jospin au Brésil et en Argentine du 4 au 7 avril 2001

Média : Folha de Sao Paulo

Texte intégral

Q - On dit que la France est un pays relativement protectionniste, qu'en pensez-vous?
R - La France est membre de l'Union européenne et donc elle a le même tarif extérieur, la même protection que tous les autres membres de l'Union européenne. Il n'y a pas de protection particulière à la France puisque c'est un marché unique, avec un tarif extérieur. D'autre part, cette même Union européenne a participé depuis 30 ans à une série de "rounds" successifs, à de grandes négociations commerciales à travers lesquelles elle a progressivement abaissé ses protections douanières, tarifaires et non tarifaires. Donc, le marché européen certainement aujourd'hui est un des marchés les plus ouverts, plus ouvert que le marché américain. Je pense que cette image est une image ancienne.
Dans le cadre des négociations entre le Mercosul et l'Union européenne, naturellement chacun défend des intérêts comme dans toutes négociations commerciales. J'ai indiqué aujourd'hui dans mes conversations avec le président Cardoso ou devant la presse, qu'il me semblait que si on voulait avancer rapidement dans les négociations, il fallait que les négociations portent sur l'ensemble des questions, sur les produits agricoles, mais aussi sur les biens industriels, mais aussi sur les services, qu'elles portent sur les obstacles tarifaires mais aussi sur les obstacles non tarifaires. Donc, je crois que cette image d'une Europe ou d'une France protectionniste est une image ancienne qui ne correspond pas à la réalité, d'ailleurs nous importons beaucoup plus de produits agricoles que les Etats-Unis et les produits agricoles brésiliens sont plus nombreux sur le marché français que sur le marché américain.
Q - Et quelle est la perception française de la mondialisation?
R - La perception française est que la mondialisation est d'abord un fait. C'est une donnée. Cela ne sert à rien de dire qu'on est pour ou contre la mondialisation. Le monde s'est unifié, il s'est unifié d'une façon très inégale, mais enfin il est unifié. Et en plus les nouvelles techniques de communication font qu'il y a une très grande rapidité, parfois une instantanéité des communications, des mouvements de capitaux, par exemple, des mouvements financiers, cela c'est une réalité. Cette réalité n'est pas négative, l'unification du monde plutôt que la compartimentation du monde est une donnée plutôt positive. On sait très bien que quand l'économie mondiale s'est enfermée dans des blocs cela a correspondu à des phases de tensions et cela a souvent produit des guerres. Mais il faut veiller à ce que cette mondialisation soit, si j'ose dire, civilisée, harmonisée, régulée. Qu'il y ait des règles, de même qu'il y a des règles dans notre société, dans nos deux sociétés, ou dans nos économies, de même il doit y avoir des règles dans l'économie mondiale. Que ce soit pour les capitaux spéculatifs, que ce soit pour faire face aux crises spéculatives, comme on en a connues. On en a connu en Russie, en Asie, on en a connu en Amérique latine. Que ce soit pour le commerce, ou pour protéger l'environnement, ou pour veiller à ce que, nos cultures, la culture brésilienne, qui est extraordinairement riche et créative, ou la culture française qui est très importante, continuent à exister.
Q - On a vu dans plusieurs pays européens l'arrivée de la gauche au pouvoir. Qu'est-ce qui a changé depuis le début de ce phénomène?
R - Oui, c'est vrai, il y avait un certain nombre de pays européens qui avaient des gouvernements sociaux-démocrates ou des coalitions dans lesquelles les partis socialistes ou sociaux-démocrates étaient présents. Et puis il y a eu successivement en 1996 l'élection de la coalition avec M. Prodi en Italie, puis en avril 97 la victoire des Travaillistes avec Tony Blair en Grande-Bretagne, en juin 97 la victoire de la gauche en France, j'ai été nommé Premier ministre et l'année suivante, la victoire des sociaux-démocrates en Allemagne. Donc, quatre des plus grands pays de l'Europe, en dehors de l'Espagne, où le mouvement s'est fait dans le sens inverse, ont maintenant des gouvernements de gauche. Je crois que c'est ce qui nous a permis, même s'il y a des différences importantes entre ces gouvernements, de rechercher la croissance la plus forte possible, la coordination des politiques économiques, l'efficacité économique mais en continuant à uvrer pour la justice sociale. L'idée qu'il y avait un modèle social européen particulier à préserver a vu le jour. C'est ce qui a permis, je crois, que ces questions occupent une place plus grande dans les débats européens et la France a beaucoup contribué, par ses propositions dans les Conseils européens, à ce que l'on insiste beaucoup plus sur ces questions. Grâce à ces croissances, nous avons vu notamment le chômage reculer fortement dans le pays et tout particulièrement en France où le chômage a reculé de plus d'un million de personnes depuis moins de quatre ans.
Q - La troisième voie, a-t-elle a perdu de son élan ou demeure-t-elle un modèle, à votre avis?
R - Je ne crois plus trop aux modèles. Je pense qu'il y a des valeurs communes à ce qu'on appelle la sociale démocratie, en Europe et on peut trouver aussi des courants de ce type au Brésil, même le président se réclame de telles idées, mais il y a aussi des tempéraments nationaux et la personnalité des dirigeants, sans parler des coalitions politiques dont ils font l'objet. Ce n'est pas pareil quand vous avez un parti travailliste qui gagne tout seul ou quand vous avez eu une majorité plurielle de cinq partis comme en France. Donc, des valeurs communes, pas de modèles, c'est fini la période des modèles, mais des cheminements propres à chaque nation et puis des dialogues entre ces différents gouvernements, de façon à s'inspirer des meilleures réussites, voilà ce qu'on a fait.
Q - Que pensez-vous en fait de la position brésilienne vis-à-vis du protocole de Kyoto?
R - Je la trouve excellente ! Nous avons la même. Je comprends particulièrement que le pays dans lequel a eu lieu le premier Sommet de la Terre en 1992 soit comme nous stupéfait et très inquiet de voir la nouvelle administration américaine dire "nous renonçons aux engagements américains sur le Protocole de Kyoto". Je crois, que nous devons, un certain nombre de pays, le Brésil, la France, les pays européens qui ont adopté d'ailleurs une position commune de ce point de vue, nous tourner vers nos amis américains et leur dire : "reconsidérez votre position. Vous ne pouvez pas rester sur cette position". On n'est pas sur la question de savoir comment il faut se comporter vis-à-vis de l'Iraq ou quelle politique on doit mener dans les Balkans, ou si on est plus proche de tel ou tel dans le conflit du Proche Orient, ou bien ce qu'il faut faire sur la mondialisation. Là on est sur une question de vie et de mort pour la planète à terme. Il y a maintenant un consensus des scientifiques qui nous dit que le réchauffement de la planète aura des conséquences désastreuses pour un certain nombre de pays avec la montée des mers, que déjà il a des conséquences sur le climat extrêmement pernicieuses et à terme la survie de la planète est menacée. C'est une obligation absolue et donc les Américains ne peuvent pas renoncer à leurs obligations sur ce point.
Q- Et quelles doivent être les relations entre l'Union européenne et le Mercosur ou peut-être un jour la ZLEA?
R - Les meilleures. Ce sont deux choses différentes. Le Mercosur, c'est un effort d'intégration régionale. La ZLEA, comme projet, c'est une zone de libre échange américaine, allant du nord du Canada jusqu'à la Terre de Feu. Je crois qu'on ne peut pas comparer les deux choses. Mais en tout cas en ce qui concerne l'Union européenne et le Mercosur, qui sont engagés dans des négociations, les relations doivent être excellentes. Sur le plan commercial, mais aussi sur le terrain de la coopération. Je pense qu'il faut avoir une vision plus large que le simple commerce.
Q - Et comment voyez-vous la scène politique brésilienne?
R - Je la trouve passionnante.
Q - Vous vous identifiez davantage à Cardoso ou à Marta?
R - Non, je la trouve passionnante, mais je ne me mêle pas de porter des jugements. Et je vais rencontrer dans ce voyage des personnalités différentes, au premier chef le président de la République, d'abord parce que c'est le président de la République, c'est un voyage politique que je fais, c'est un voyage officiel du Premier ministre français, donc c'est cela le caractère de ma visite. Si je rencontre des personnalités, c'est d'abord parce qu'elles sont ou ils sont gouverneurs d'un Etat ou maire d'une ville. Voilà ma réponse. Pour le reste, nous savons que le centre et la gauche brésiliennes sont très divers, comme l'est d'ailleurs la gauche française et il est normal que se nouent de multiples liens. En tout cas, je connais Fernando Henrique Cardoso depuis plus de 20 ans et je connais Marta Suplicy depuis à peine plus de 20 jours. Je l'ai rencontrée à Paris quand elle est venue soutenir notre candidat à la mairie de Paris. Cela a d'ailleurs été efficace, il a gagné.
Q - Qu'attendez-vous en fait à la fin de ce voyage? Est-ce qu'il y avait des buts spécifiques que vous vouliez atteindre ? Croyez-vous que vous avez jusqu'ici réussi ?
R - Ce voyage est encore en cours, j'entends le goûter totalement et ne pas déjà envisager sa fin.
Q - C'est la première fois que vous venez au Brésil?
R - Non, c'est la quatrième fois, mais c'est la première fois dans une fonction officielle. Je suis venu comme responsable du Parti socialiste, deux fois, je suis venu passer de très belles vacances, une fois, et là je viens comme Premier ministre.
Q - Quelle est la vision française vis-à-vis du bouclier antimissile américain ?
R - Nous n'avons jamais été favorables à une telle démarche, parce qu'elle nous paraît pouvoir bouleverser les équilibres stratégiques que nous avons sus maîtriser jusqu'ici. La nouvelle administration américaine a repris le projet de l'administration antérieure et veut, semble-t-il le pousser plus loin. Nous voulons d'abord comprendre ce que cette administration veut faire, nous voulons aussi savoir comment elle apprécie la faisabilité technique de cette construction très ambitieuse. Notre attitude a priori n'était pas favorable au projet antérieur. Nous formulerons notre jugement définitif lorsque nous saurons quelles sont vraiment les intentions de l'administration américaine et comment ce projet avancera. Nous voulons, sans a priori particulièrement favorable, examiner cela sérieusement et tranquillement.
Q - Comment voyez-vous l'avenir de l'Union européenne?
R - Je crois que l'Union européenne a retrouvé le chemin de la croissance, alors que l'économie américaine est en train d'atterrir, que l'économie japonaise est encore dans une situation encore assez difficile. Je pense donc que la perspective de la décennie qui est devant nous devrait être positive, si nous savons garder des politiques tournées vers la croissance et l'emploi. L'adoption de l'euro pratique, c'est-à-dire pour tous les européens (les Douze) va être une décision très importante. L'euro nous a déjà protégé contre les crises spéculatives à l'intérieure de l'Union européenne. Il reste à en faire une des grandes monnaies de la planète, cela peut être une monnaie solide, puisque les fondamentaux de l'économie européenne sont bons. Maintenant l'Europe est devant une véritable interrogation dans la mesure où elle va s'élargir et personne ne sait encore très bien ce que sera une Europe à 20, à 25 et à 30. On comprend que ce sera l'Europe du continent. On comprend que ce sera l'Europe réunifiée mais sur quel modèle ? Avec quelle présence au monde ? Avec quel mode de fonctionnement ? Parce que décider à 20 ou à 25, ce n'est aussi facile que de décider à 5, à 9 et même à 15. Il est normal que l'Europe commence et engage un débat interne à chaque nation, puis un débat européen sur l'avenir de l'Europe, ce débat devant être terminé dans la perspective de 2004, au moment où commenceront peut-être les prochains élargissements./.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 12 avril 2001)