Texte intégral
Q - Parlons du Sommet de Göteborg, dont vous revenez, auquel vous avez participé avec le président et le Premier ministre. Les violences ont marqué ce sommet. Est-ce que la police suédoise n'a pas maîtrisé la situation ? Est-ce qu'elle a fait preuve d'impréparation comme on a cru le comprendre lors d'un échange entre le président Chirac et le Premier ministre suédois qui est passé sur la télévision ?
R - Je crois qu'on peut dire que la police suédoise n'est pas tout à fait préparée à ça. C'est d'ailleurs une tâche très compliquée de faire du maintien de l'ordre efficace et en même temps pacifique et qui évite les heurts. Il y a quelques pays qui y arrivent bien, mais c'est très rare. C'est d'ailleurs une des choses qu'on aura intérêt à apprendre au plus grand nombre de pays possible, pour éviter des dérapages. Cela dit la violence est en face aussi. Il y a maintenant dans ces manifestations politiques, comme dans les grandes manifestations sportives, depuis longtemps, des groupes de casseurs qui se déplacent. Alors il faut bien distinguer les casseurs et d'autre part les manifestants pacifiques qui viennent manifester contre la mondialisation. On peut se demander si c'est intelligent d'aller manifester contre la mondialisation à l'occasion de sommets qui essayent de réguler la mondialisation. C'est un paradoxe de fond que je voudrais relever. Par exemple, à Göteborg, une grande partie des travaux a été consacrée au développement durable et jamais l'Union européenne n'a été aussi précise et aussi ambitieuse dans la façon de combiner la croissance économique et le développement avec le respect de l'environnement.
Q - Apparemment, ce n'était pas compris, pas évident ?
R - Ce n'est pas compris sans doute par des gens qui ne veulent pas le comprendre mais je crois qu'ils font souvent un contresens. Là, je parle des manifestants respectables qui ont le droit de manifester - c'est garanti dans toute démocratie - mais qui souvent vont manifester là où l'on tente d'organiser la mondialisation, alors qu'il y a toutes sortes de lieux - il est vrai que c'est plus difficile à saisir - où la mondialisation se développe chaque jour d'une façon plus brutale et plus sauvage et devant lesquels personne ne manifeste jamais. Ils sont allés à Seattle, par exemple, pour empêcher la nouvelle négociation de l'OMC qu'ils ont contribué à empêcher.
Mais si l'on avait pu engager ces négociations, cela aurait été pour introduire plus de critères sociaux et d'environnement dans les négociations commerciales. Cela aurait été un plus pour la mondialisation humanisée. Donc, il y a un vrai contresens des manifestants respectables, pacifiques, politiques.
Q - Revenons aux casseurs et à cette menace. Cela veut dire que tous les sommets vont se dérouler dans un bunker désormais, gardé par des milliers de policiers, peut-être même de soldats ?
R - Il n'y a pas que les sommets. Toutes les manifestations sportives, tous les grands rassemblements sont hypothéqués par ce problème. Ce qui est également absurde, c'est que cela n'empêche pas les débats de se tenir. Et à Göteborg, les débats se sont tenus exactement comme s'il ne s'était rien passé. Je parle des travaux entre les chefs d'Etat et de gouvernement. Mais cela paralyse une ville, cela entraîne des dégâts. Ils ont cassé plein de boutiques par exemple. Les gens normaux qui vaquent à leur occupation sont gênés et les manifestants normaux sont amalgamés après. Il faut prendre les choses sur tous les fronts. Il faut, entre autres, et vous aviez raison d'en parler, faire des progrès en matière de maintien de l'ordre et que ceux qui ont la meilleure expérience sur ce plan, ceux qui arrivent à maintenir l'ordre sans blesser qui que soit
Q - Qui par exemple ?
R - Par exemple, je trouve qu'en France, la façon dont on a géré les Conseils européens de Biarritz et de Nice
Q - Il y a eu des violences aussi.
R - Oui, mais elles ont été mieux contenues. Il n'y a pas eu de dérapages, pas d'affrontements, pas de blessés véritables.
Q - Il y avait une interdiction de passer les frontières à l'époque. C'est ce que vous souhaitez encore ?
R - Je ne sais pas. Je ne suis pas ministre de l'Intérieur, ni chef de la police. Mais je pense qu'il faut que les spécialistes des polices démocratiques modernes se réunissent pour savoir comment gérer ce problème. Il faut également le débat de fond, avec les vrais manifestants sur le fond, ce que d'ailleurs les Suédois avaient fait avant. Mais ça, les casseurs s'en fichent.
Q - Revenons au contenu de ce sommet. Les Quinze disent, alors que l'Irlande a dit non à l'élargissement, "the show must go on", c'est-à-dire nous continuons le Traité de Nice, l'élargissement comme si de rien n'était. Est-ce que c'est la meilleure manière de répondre sur la déconnexion des peuples et des gouvernants ?
R - C'est vous qui dites "déconnexion des peuples". Les analyses du "non" irlandais...
Q - Il y a un non irlandais. Est-ce qu'il n'y a pas eu un peu d'arrogance dans la manière de le traiter ?
R - Ce n'est pas du tout arrogant. C'est une volonté de persévérer dans une ambition européenne légitime. Il y a quand même quinze gouvernements démocratiques qui ont négocié laborieusement ce traité, mais qui l'ont négocié. Ils y sont arrivés. Ils sont tous démocratiques, représentatifs. Il y a plusieurs pays qui ont déjà ratifié, d'ailleurs les députés français ont adopté le traité. Les Irlandais, en réalité, ont voté à 32 %.
Q - En fait, c'est une majorité. Est-ce que, à chaque vote majoritaire, on distingue ?
R - Tenez compte aussi de ce que disent les Irlandais eux-mêmes. Les dirigeants irlandais eux-mêmes répondent qu'ils n'écartent pas la possibilité de poser à nouveau la question. S'il y avait eu un vote hostile avec une participation à 80 %, 60 % de non, ils ne raisonneraient sans doute pas comme ça. Si l'on était à la fin du délai que nous nous sommes donné pour achever de ratifier, c'est-à-dire à la fin 2002, on ne pourrait peut-être pas dire cela non plus. Mais vous voyez qu'il n'y a eu que 32 % de participation, 52 ou 53 % de "non", donc quelque chose comme 16 ou 17 % des Irlandais qui sont contre cette affaire-là, alors que depuis l'origine l'Irlande est un des pays les plus pro-européens et que les analystes eux-mêmes disent que seuls les gens hostiles en Irlande sont allés voter, trouvant que le Traité de Nice allait trop loin. Donc, ils ne sont pas allés voter pour dire "on est déconnecté". Ce sont des théories fabriquées après. Ils sont allés voter pour dire "on ne veut pas de l'Europe de la Défense ; on ne veut pas de l'harmonisation fiscale ; on ne veut pas de charte des droits fondamentaux ; etc."
Q - Donc on continue ?
R - On continue. Cela n'a rien d'arrogant. Il faut garder un peu son sang-froid et ne pas être déstabilisé à la première brise.
Q - Hubert Védrine, parlons de l'Algérie, puisqu'il y a une déclaration des Quinze demandant un peu un sursaut des dirigeants algériens. Est-ce que vous vous adressez autant au président Bouteflika qu'aux militaires qui contrôlent vraiment la situation en Algérie ?
R - En effet, c'est à noter parce que c'est assez rare que le Conseil européen, que l'Union européenne s'exprime sur l'Algérie, puisque tout le monde mesure la complexité de la chose pour ne pas s'exprimer pour le plaisir de s'exprimer si cela doit avoir des effets pervers.
Q - Alors, concrètement, vous avez des réactions déjà ?
R - Non, il n'y a pas de réactions encore. Mais les Quinze ont estimé qu'ils ne pouvaient pas rester silencieux devant l'aggravation de la situation en Algérie. Ils ont donc exprimé leur préoccupation et leur sympathie, mais surtout ils ont appelé à une initiative politique de grande ampleur, sans la préciser, parce que ce n'est pas à nous, Européens, de le préciser, c'est aux Algériens.
Q - Vous êtes optimistes ? Vous avez l'impression que ce sera un coup d'épée dans l'eau, j'ai envie de dire, comme d'habitude ?
R - On ne peut pas dire "comme d'habitude". Il y a des choses qui ont des effets, d'autres moins. Mais là, j'espère que cette expression de l'Europe sera comprise par une majorité d'Algériens, quel que soit leur choix politique. Ils comprendront que c'est une démarche positive. D'ailleurs, l'Europe a déclaré qu'elle était prête à accompagner le mouvement de réforme, de modernisation de l'Algérie si l'Algérie le souhaitait. Et si le président Bouteflika peut tirer de cette expression européenne les éléments pour prendre des initiatives utiles, tant mieux. Mais on ne s'est pas adressé qu'à lui.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 19 juin 2001)
R - Je crois qu'on peut dire que la police suédoise n'est pas tout à fait préparée à ça. C'est d'ailleurs une tâche très compliquée de faire du maintien de l'ordre efficace et en même temps pacifique et qui évite les heurts. Il y a quelques pays qui y arrivent bien, mais c'est très rare. C'est d'ailleurs une des choses qu'on aura intérêt à apprendre au plus grand nombre de pays possible, pour éviter des dérapages. Cela dit la violence est en face aussi. Il y a maintenant dans ces manifestations politiques, comme dans les grandes manifestations sportives, depuis longtemps, des groupes de casseurs qui se déplacent. Alors il faut bien distinguer les casseurs et d'autre part les manifestants pacifiques qui viennent manifester contre la mondialisation. On peut se demander si c'est intelligent d'aller manifester contre la mondialisation à l'occasion de sommets qui essayent de réguler la mondialisation. C'est un paradoxe de fond que je voudrais relever. Par exemple, à Göteborg, une grande partie des travaux a été consacrée au développement durable et jamais l'Union européenne n'a été aussi précise et aussi ambitieuse dans la façon de combiner la croissance économique et le développement avec le respect de l'environnement.
Q - Apparemment, ce n'était pas compris, pas évident ?
R - Ce n'est pas compris sans doute par des gens qui ne veulent pas le comprendre mais je crois qu'ils font souvent un contresens. Là, je parle des manifestants respectables qui ont le droit de manifester - c'est garanti dans toute démocratie - mais qui souvent vont manifester là où l'on tente d'organiser la mondialisation, alors qu'il y a toutes sortes de lieux - il est vrai que c'est plus difficile à saisir - où la mondialisation se développe chaque jour d'une façon plus brutale et plus sauvage et devant lesquels personne ne manifeste jamais. Ils sont allés à Seattle, par exemple, pour empêcher la nouvelle négociation de l'OMC qu'ils ont contribué à empêcher.
Mais si l'on avait pu engager ces négociations, cela aurait été pour introduire plus de critères sociaux et d'environnement dans les négociations commerciales. Cela aurait été un plus pour la mondialisation humanisée. Donc, il y a un vrai contresens des manifestants respectables, pacifiques, politiques.
Q - Revenons aux casseurs et à cette menace. Cela veut dire que tous les sommets vont se dérouler dans un bunker désormais, gardé par des milliers de policiers, peut-être même de soldats ?
R - Il n'y a pas que les sommets. Toutes les manifestations sportives, tous les grands rassemblements sont hypothéqués par ce problème. Ce qui est également absurde, c'est que cela n'empêche pas les débats de se tenir. Et à Göteborg, les débats se sont tenus exactement comme s'il ne s'était rien passé. Je parle des travaux entre les chefs d'Etat et de gouvernement. Mais cela paralyse une ville, cela entraîne des dégâts. Ils ont cassé plein de boutiques par exemple. Les gens normaux qui vaquent à leur occupation sont gênés et les manifestants normaux sont amalgamés après. Il faut prendre les choses sur tous les fronts. Il faut, entre autres, et vous aviez raison d'en parler, faire des progrès en matière de maintien de l'ordre et que ceux qui ont la meilleure expérience sur ce plan, ceux qui arrivent à maintenir l'ordre sans blesser qui que soit
Q - Qui par exemple ?
R - Par exemple, je trouve qu'en France, la façon dont on a géré les Conseils européens de Biarritz et de Nice
Q - Il y a eu des violences aussi.
R - Oui, mais elles ont été mieux contenues. Il n'y a pas eu de dérapages, pas d'affrontements, pas de blessés véritables.
Q - Il y avait une interdiction de passer les frontières à l'époque. C'est ce que vous souhaitez encore ?
R - Je ne sais pas. Je ne suis pas ministre de l'Intérieur, ni chef de la police. Mais je pense qu'il faut que les spécialistes des polices démocratiques modernes se réunissent pour savoir comment gérer ce problème. Il faut également le débat de fond, avec les vrais manifestants sur le fond, ce que d'ailleurs les Suédois avaient fait avant. Mais ça, les casseurs s'en fichent.
Q - Revenons au contenu de ce sommet. Les Quinze disent, alors que l'Irlande a dit non à l'élargissement, "the show must go on", c'est-à-dire nous continuons le Traité de Nice, l'élargissement comme si de rien n'était. Est-ce que c'est la meilleure manière de répondre sur la déconnexion des peuples et des gouvernants ?
R - C'est vous qui dites "déconnexion des peuples". Les analyses du "non" irlandais...
Q - Il y a un non irlandais. Est-ce qu'il n'y a pas eu un peu d'arrogance dans la manière de le traiter ?
R - Ce n'est pas du tout arrogant. C'est une volonté de persévérer dans une ambition européenne légitime. Il y a quand même quinze gouvernements démocratiques qui ont négocié laborieusement ce traité, mais qui l'ont négocié. Ils y sont arrivés. Ils sont tous démocratiques, représentatifs. Il y a plusieurs pays qui ont déjà ratifié, d'ailleurs les députés français ont adopté le traité. Les Irlandais, en réalité, ont voté à 32 %.
Q - En fait, c'est une majorité. Est-ce que, à chaque vote majoritaire, on distingue ?
R - Tenez compte aussi de ce que disent les Irlandais eux-mêmes. Les dirigeants irlandais eux-mêmes répondent qu'ils n'écartent pas la possibilité de poser à nouveau la question. S'il y avait eu un vote hostile avec une participation à 80 %, 60 % de non, ils ne raisonneraient sans doute pas comme ça. Si l'on était à la fin du délai que nous nous sommes donné pour achever de ratifier, c'est-à-dire à la fin 2002, on ne pourrait peut-être pas dire cela non plus. Mais vous voyez qu'il n'y a eu que 32 % de participation, 52 ou 53 % de "non", donc quelque chose comme 16 ou 17 % des Irlandais qui sont contre cette affaire-là, alors que depuis l'origine l'Irlande est un des pays les plus pro-européens et que les analystes eux-mêmes disent que seuls les gens hostiles en Irlande sont allés voter, trouvant que le Traité de Nice allait trop loin. Donc, ils ne sont pas allés voter pour dire "on est déconnecté". Ce sont des théories fabriquées après. Ils sont allés voter pour dire "on ne veut pas de l'Europe de la Défense ; on ne veut pas de l'harmonisation fiscale ; on ne veut pas de charte des droits fondamentaux ; etc."
Q - Donc on continue ?
R - On continue. Cela n'a rien d'arrogant. Il faut garder un peu son sang-froid et ne pas être déstabilisé à la première brise.
Q - Hubert Védrine, parlons de l'Algérie, puisqu'il y a une déclaration des Quinze demandant un peu un sursaut des dirigeants algériens. Est-ce que vous vous adressez autant au président Bouteflika qu'aux militaires qui contrôlent vraiment la situation en Algérie ?
R - En effet, c'est à noter parce que c'est assez rare que le Conseil européen, que l'Union européenne s'exprime sur l'Algérie, puisque tout le monde mesure la complexité de la chose pour ne pas s'exprimer pour le plaisir de s'exprimer si cela doit avoir des effets pervers.
Q - Alors, concrètement, vous avez des réactions déjà ?
R - Non, il n'y a pas de réactions encore. Mais les Quinze ont estimé qu'ils ne pouvaient pas rester silencieux devant l'aggravation de la situation en Algérie. Ils ont donc exprimé leur préoccupation et leur sympathie, mais surtout ils ont appelé à une initiative politique de grande ampleur, sans la préciser, parce que ce n'est pas à nous, Européens, de le préciser, c'est aux Algériens.
Q - Vous êtes optimistes ? Vous avez l'impression que ce sera un coup d'épée dans l'eau, j'ai envie de dire, comme d'habitude ?
R - On ne peut pas dire "comme d'habitude". Il y a des choses qui ont des effets, d'autres moins. Mais là, j'espère que cette expression de l'Europe sera comprise par une majorité d'Algériens, quel que soit leur choix politique. Ils comprendront que c'est une démarche positive. D'ailleurs, l'Europe a déclaré qu'elle était prête à accompagner le mouvement de réforme, de modernisation de l'Algérie si l'Algérie le souhaitait. Et si le président Bouteflika peut tirer de cette expression européenne les éléments pour prendre des initiatives utiles, tant mieux. Mais on ne s'est pas adressé qu'à lui.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 19 juin 2001)