Interview de Mme Marylise Lebranchu, ministre de la justice, à Europe 1 le 13 avril 2001, sur les mesures visant à intensifier la lutte contre la violence et l'insécurité, en accélérant notamment l'application des sanctions prises contre les jeunes délinquants et en renforçant leur prise en chege éducative et psychologique.

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Média : Europe 1

Texte intégral

J.-P. Elkabbach Vous êtes donc chargée depuis le séminaire d'hier, avec D. Vaillant et ses policiers, de lutter contre la violence - on le comprend : elle est partout - mais aussi de lutter contre l'impunité. Est-ce que cela veut dire que vous reconnaissez au niveau du Gouvernement ce que disent depuis longtemps nos concitoyens : "Il y a des jeunes qui sont arrêtés, vite relâchés et qui récidivent" ?
- "C'est très important effectivement parce que souvent la peine est prononcée - une sanction de réparation, une sanction de rappel à la loi - mais comme on ne peut pas la mettre en application tout de suite, le jeune repart et il est convoqué six mois ou huit mois après. Cela n'a plus de sens. Donner du sens à la sanction, c'est faire que le jeune tout de suite, lorsqu'il va sortir de l'audience, soit pris en charge par l'application des peines. On va renforcer immédiatement les moyens avec des postes qui permettront de prendre en charge ce jeune afin qu'il ne retourne pas dans son quartier."
Qui le juge ?
- "Les magistrats prononcent vraiment les peines. L'impunité, ce n'est pas une réalité, c'est un problème de délais. Ce sentiment d'impunité, je l'ai rencontré partout dans les réunions publiques où les gens disaient qu'ils n'étaient pas punis. Ils sont punis mais trop tard car il y a six mois qu'ils sont déjà revenu et c'est vrai qu'entre-temps, parfois ils ont malheureusement été repris."
Donc vous souhaitez avoir la sanction plus vite ?
- "Beaucoup plus vite, avec une prise en charge éducative qui soit effective. J'ai des problèmes de recrutement mais le Premier ministre hier les a parfaitement entendus. J'ai de grandes ouvertures de concours de postes : 1 000 postes pour les jeunes en trois ans. Mais le problème pour les éducateurs par exemple - et les syndicats ont raison de le dire -, pour ces jeunes qui viennent d'être recrutés - ils ont entre 22 et 24 ans - est qu'ils se retrouvent à une dizaine chargés de s'occuper de jeunes qui ont 16 ou 17 ans et qui sont assez violents. Cela ne peut pas marcher. Il me faut des concours exceptionnels pour embaucher des gens qui sont ailleurs, qui sont psychologues, éducateurs ailleurs, qui ont une quarantaine d'années et qui vont pouvoir m'aider à prendre en charge et aider les personnels à prendre en charge les plus jeunes."
Vous allez aussi développer les centres de placement immédiat et les centres d'éducation renforcée. J'ai envie de vous demander dans quel ordre ? Cela commence par des centres de placements immédiats ?
- ",On juge des jeunes sur de faits graves. Il ne faut pas qu'il y ait de tabous pour les mineurs : il y a actuellement de mineurs qui sont privés de liberté."
Quand vous dites mineurs, c'est moins de 18 ans, entre 12 ou 14 ans. A plusieurs reprises, vous avez exprimé votre inquiétude sur la délinquance qui gagnait les jeunes de 12 à 14 ans. Qu'est-ce qu'ils font ? Et au service de qui sont-ils ?
- "Beaucoup de phénomène de bandes, beaucoup d'organisations. Des jeunes sont quasi recrutés par d'autres pour faire du vol à la portière, pour faire aussi du petit trafic - stupéfiants, économie parallèle, revente d'objets volés. Souvent, quand on arrête ces jeunes, ils sont quasi employés par d'autres. C'est pourquoi, avec D. Vaillant, on a décidé dans une circulaire d'action publique de faire une action prioritaire contre les bandes avec une action parallèle de lutte contre l'économie souterraine, c'est-à-dire contre ces trafics organisés par des plus vieux qui embauchent des jeunes comme main d'oeuvre, qui deviennent donc de délinquants quasi entourés comme dans une entreprise. C'est ce qu'il faut casser."
Maintenant on les prend, on les juge et on les met dans des centres de placement immédiat ?
- "Ils sont suivis par des centres éducatifs renforcés et on met à côté - c'est la décision qu'on a prise aussi - des centres de formations professionnelle encadrés avec l'aide d'artisans. Mais pour organiser cela, on a besoin des élus locaux, on a besoin de partenaires extérieurs."
Combien de temps restent-ils dans ces centres ?
- "Ils restent trois mois en centre de placement immédiat où on fait le bilan à la fois juridique mais aussi affectif, psychologique, psychiatrique parfois."
Et on les renvoie chez leur mère ?
- "On reçoit aussi les familles quand elles existent. C'est très important."
Qu'est-ce qu'on en fait au bout de trois mois quand on a fait leur bilan ?
- "Ils peuvent partir en centre d'éducation renforcée ou alors ils peuvent partir en centre de formation professionnelle renforcée. Parfois, ils retournent chez leur mère quand les faits ne sont pas très graves, mais avec une mesure de suivi extérieur. C'est pourquoi l'action des collèges de J. Lang est importante pour moi."
Le porte-parole de Matignon, Y. Colmou, parlait de 100 collèges dans la région Ile-de-France. Vous allez donc avec J. Lang et D. Vaillant essayer d'agir. Quand ils sont dans ces centres de placement immédiat, que se passe-t-il ? D'abord est-ce que ce sont des centres qui sont prêts de chez eux ou peuvent-ils être déplacés ?
- "Le problème est justement là. Vous avez raison : on n'a pas assez de centres près des zones où il y a le plus de mineurs en déviance. On a un gros problème avec les magistrats qui nous demandent de les déplacer ?.""
Quelle est votre réponse ?
- "Oui. Le jeune a droit à la responsabilité et à la dignité. S'il a fait une grosse bêtise, s'il a cassé la loi comme il disent, il faut le reconnaître digne de la sanction. Si on lui dit :" pour toi il n'y a pas de centre donc tu va retourner à la maison" à la limite il est aussi déstabilisé que s'il a eu sa sanction et risque de récidiver très vite."
Pendant cette période, il n'a pas de liberté. Est-ce que ce n'est pas une forme de prison qui ne dit pas son nom ?
- "Je pense qu'il ne faut pas qu'il y ait de tabous. Il est hors de question de mettre tous les mineurs en prison parce qu'ils ont tagué les murs. On n'en est pas là, on n'est pas dans ces excès complètement fous."
Cependant ?
- "Cependant, s'il y a eu un acte grave, je vous rappelle quand même qu'en dehors des centres de placements immédiats il y a actuellement 600 mineurs en prison, j'ai le feu vert pour créer ces centre de détention pour les mineurs. Ce n'est pas la peine de se cacher derrière son petit doigt ; quand il y a des faits graves, très graves, avec des agressions physiques de gens il n'y a aucune raison pour qu'on les laisse dehors."
La gauche avait évolué dans les mots, elle va évoluer et même se convertir dans la pratique. Vous êtes sans état d'âme apparemment ?
- "Sans état d'âme parce que les personnels que nous avons, les travailleurs sociaux à l'intérieur des prisons qui vont les suivre à l'extérieur - c'est ce qu'il y a de nouveau aussi : une chaîne qui va se créer intérieur-extérieur - sont capables avec les familles, quand elles sont là, de les remettre sur les rails. Cela vaut le coup. Ce n'est la peine d'avoir un langage angélique qui abandonne ces mineurs à leur sort et qui en fait des récidivistes."
Autrement dit, aux municipales la gauche a reçu une fessée qui lui a fait du bien ?
- "Oui, j'ai fait 22 réunions publiques et pendant ces 22 réunions, on m'a parlé de ce problème-là. J'estime qu'il est important. Si on m'en parle 22 fois, c'est que c'est un vrai problème."
Pour appliquer cette politique contre l'impunité, donc de sanction, vous avez les magistrats et vous demandez l'aide maintenant de l'association des maires et des élus locaux. De quelle façon ?
- "C'est simple. Les maires me disent qu'il faudrait des centres de placement immédiat. Je leur dis : "d'accord je vais en faire un." Je vais dans un département, dans une commune et personne ne veut du centre de placement immédiat parce qu'ils ont peur. Les voisins disent : "on va nous amener des délinquants et des familles de délinquants." J'ai besoin des élus d'abord pour construire des centres en question et puis, lorsqu'on fait des travaux d'intérêts généraux par exemple, il faut que cela soit fait dans de bonnes conditions pour le jeune. Autrement, cela ne sert pas. On a besoin d'une mobilisation et on a besoin d'une mobilisation entre les procureurs et les préfets. C'est pour cela qu'ils seront obligés de faire des compte-rendus publics. On a devenir transparent sur ce qu'on a fait ensemble, ce qui est quand même nouveau."
Comme la gauche est en train d'évoluer, est-ce que vous iriez jusqu'à ce que demande M. Goasguen de Démocratie libérale, abaisser à 13 ans la majorité pénale ?
- "Pourquoi faire ? Aujourd'hui un jeune de 13 ans qui est dans une situation difficile ou bien est pris en charge de manière éducative parce que c'est un jeune ou bien est privé de liberté de façon temporaire ou non parce qu'il a fait un acte grave. Qu'est-ce que cela changera ? C'est une l'hypothèse à l'emporte pièce."
Vous reconnaissez pour les citoyens un droit à la sécurité ?
- "Et pour les jeunes un droit à la lutte contre la récidive pour eux-mêmes. Il faut leur rendre ce service."
Maintenant c'est Daniel plus Marylise : "ma police de proximité arrête, tes magistrats punissent." C'est une sorte de tandem pour lancer la terreur contre les mineurs ?
- " Ce n'est pas un problème de terreur. C'est un problème de réalisme et c'est un problème d'engagement par rapport à une société et par rapport aux mineurs eux-mêmes. Si on les abandonne dans leur bandes, dans leurs économie souterraine, dans leurs trafics, est-ce qu'on leur rendrait vraiment service ? Je crois qu'il faut que cette société se sente responsable de la sécurité. Il faut aussi qu'elle se sente responsable des délinquants qu'elle a généré. La société est violente : les adultes sont violents, ils ont des comportements violents tout le temps ; des façons de demander et de récriminer qui sont violentes et ils voudraient que les mineurs soient sages. Il faut se regarder soi-même."
L'opposition a réagi avec ironie aux mesures qui ont été prises par le séminaire. "Jospin achète un répit à coup des milliards avec une facture pour l'après 2002." "Elles sentent, dit J.-P. Raffarin, un parfum électoraliste." Est-ce que les mesures qui ont été prises sont définitives ? Vous n'allez pas aller au-delà ou bien il y en a d'autres qui vont arriver pour répondre aussi au PC qui les réclament ?
- "Il y en a sûrement d'autres. Hier, c'était une réunion de gouvernement qui suivait un séminaire mais qui sera suivie d'autres réunions de gouvernement. Prenez par exemple le dossier sécurité et surtout le dossier de prise en charge des mineurs : on est dans la continuité de ce qu'on voulait faire. La circulaire d'action publique est prête. Donc, on est vraiment dan cette continuité. Ce n'est pas fini. On est au mois d'avril."
Il y a encore de l'argent à distribuer ?
- "On a des arbitrages budgétaires. Ce n'est pas un problème d'argent à distribuer, c'est un problème de priorités à définir. Il y aura donc jusqu'en juillet des discussions budgétaires entre nous. Et puis, le Parlement arrive au mois de septembre pour le budget lui-même et sa discussion. Je crois qu'il faut surtout arrêter de penser que tout d'un coup, il y aurait des distributions de bonbons et après on ferme le paquet. Le problème n'est pas là."
Vous avez encore de bonbons ?
- "C'est un problème de cohérence politique. Ce n'est pas un problème de réserve."
Y a-t-il a encore des bonbons ?
- "'Il y a de priorités à définir. Je crois que chacun d'entre nous était d'accord pour qu'au fur et à mesure que la discussion budgétaire s'engage et que le Parlement va avoir ses propres demandes on évolue."
C'est encore une année de cohabitation. Ce n'est pas une année de trop ?
- "Non. Je ne comprends pas ce qui se passe depuis quelques temps : pour de faits que j'ignore, on dit que tout d'un coup : "Ca y est, c'est fini. On est quasi à genoux." Non, on est déterminés à aller jusqu'au bout parce qu'on a l'impression de ne pas avoir fini notre travail. Cette espèce de volonté de faire encore ressemble presque à un acharnement à réussir, c'est intéressant."
Même L. Jospin ne comprend pas ce qui arrive ?
- "Sûrement pas. On n'en a pas parlé hier. Je ne sais pas s'il a essayé de comprendre. Comme moi je ne comprends pas et que je ne suis pas capable de lui donner une réflexion, je crois qu'il doit être dans le même état."
Un juge d'instruction des Vosges enquête sur une plainte contre C. Pierret pour détournement de suffrages. Il veut convoquer le Premier ministre a propos du cumul de mandats. Qu'est-ce que vous en pensez en tant que ministre de la Justice ?
- "Même si je n'interviens pas dans les affaires d'une manière globale, je pense que les parquetiers et les procureurs concernant les plaintes ont beaucoup de choses à faire et je n'ai pas eu l'impression que cette déclaration était très importante pour la société française."

(Source http://sig.premier-ministre.gouv.fr, le 13 avril 2001)