Interview de Mme Nathalie Kosciusko-Morizet, secrétaire d'Etat à la prospective et au développement de l'économie numérique, à Europe 1 le 10 juillet 2009, sur le "déclassement social", notamment dans la fonction publique, et l'investissement public pour réduire la fracture numérique.

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Média : Europe 1

Texte intégral

A. Caron.- Est-ce qu'aujourd'hui, nous vivons moins bien que nos parents ? Un rapport du Centre d'analyse stratégique montre que oui, le déclassement social a progressé pour les trentenaires et les quadragénaires. Et pourtant, ce même rapport indique que les Français auraient une perception faussée des choses, et qu'ils vivent mieux qu'ils le croient. N. Kosciusko-Morizet, bonjour. Vous êtes la secrétaire d'Etat chargée de la prospective et du développement de l'économie numérique, et c'est vous qui vous avez commandé ce rapport. D'abord, une précision : ce sujet n'a évidemment rien à voir avec l'économie numérique ; pourquoi avoir décidé de vous y intéresser ?

Cela a à voir avec la prospective.

Voilà ! La prospective, c'est un domaine assez large.

Car pour moi la prospective, ce n'est pas seulement, et ce n'est même pas trop prévoir le taux de croissance à l'horizon de dix, quinze ou vingt ans. C'est surtout, avant tout, comprendre ce qui se passe dans la société et quelles sont les différentes voies possibles qui s'offrent à nous pour pouvoir choisir. Et j'ai commandé ce rapport après la lecture du livre d'un sociologue, C. Peugny, qui s'appelait, "le déclassement", qui est sorti début 2009. Je l'ai trouvé à la fois très percutant et en même temps, j'ai eu envie d'avoir des regards croisés sur le sujet en quelque sorte.

Justement, je voudrais que l'on revienne un instant sur cette notion de déclassement social, pas très facile à définir, parce qu'il y a des critères objectifs, le boulot qu'on occupe par exemple, mais il y a aussi des choses qui sont vraiment de l'ordre du ressenti.

En fait, le critère objectif, c'est : est-ce qu'une personne a réussi à maintenir la position sociale de ses parents ? Est-ce que : vos parents étaient profs, vous êtes prof ou au moins prof ? Et puis après, il y a des critères qui sont de l'ordre du ressenti, qui sont : est-ce que vous avez un job qui est du niveau des études que vous avez faites ? Ou : est-ce que vous vous sentez contraint par les dépenses obligatoires que vous êtes obligé de faire ? Par exemple, vous pouvez avoir un pouvoir d'achat qui s'est tout à fait maintenu ou qui a progressé, mais au lieu d'avoir 20 % de dépenses contraintes comme à la fin des années 70, vous avez maintenant presque 40 % notamment à cause du coût du logement et du coût de l'énergie. Et derrière tout ça, ce que l'on voit, c'est que le déclassement objectif, celui que l'on mesure socialement, il a un peu augmenté, il est passé de 18 % à 22, 25% des Français en trente ans, mais surtout, le déclassement ressenti à travers par exemple ce décalage entre les diplômes et la réalité de son travail, lui, il a probablement augmenté aussi. Ceci dit, il faut nuancer, parce qu'il y a toujours 40 % de Français qui prennent l'ascenseur social. Dans les Français qui sont nés après 1940, il y a 40 % des Français qui ont une situation sociale qui est supérieure à celle de leurs parents.

Cela veut dire qu'il y en a 60 qui stagnent ou qui régressent ?

Oui.

Donc, une majorité !

Oui, mais cela veut dire qu'il y en a plus qui sont montés, en quelque sorte, que plus qui "sont descendus" - entre guillemets - ; et puis surtout, là où il faut nuancer, c'est qu'il n'y a pas une catégorie de Français qui serait déclassée ; en fait, cela peut concerner tout l'arc social, à la fois des fils de cadres et des fils d'ouvriers, mais surtout, cela concerne d'abord des filles. C'est-à-dire que ce que l'on voit, c'est que cela concerne d'abord des jeunes et d'abord des femmes. Ce qui est particulièrement choquant quand on le présente autrement. Dans une famille, cela veut dire que la fille a plus de risques de se retrouver dans une situation sociale inférieure à celle de ses parents que le frère.

Le rapport montre aussi qu'il y a un vrai souci avec les bacheliers. Les bacheliers forment le groupe le plus exposé au déclassement, tant salarial que professionnel. Il y a un vrai souci de ce côté-là.

Oui, ce que l'on observe, c'est qu'il y a une vraie période de déclassement souvent en début de vie professionnelle. On est amenés à accepter un premier travail qui est en décalage par rapport à son diplôme et à ce qu'il pouvait laisser espérer. Alors, ce décalage se rattrape pour partie au bout de trois années de travail, en fait, où on retrouve quelque chose qui est de son niveau, mais pas complètement. On a là 10 % de personnes qui restent en fait dans un statut, dans un job qui est inférieur à ce à quoi ils pouvaient prétendre.

Ce qu'on dit aussi dans ce rapport, c'est que l'Etat, finalement a une forte part de responsabilité dans ce qui se passe. Dans la fonction publique, par exemple, c'est une catastrophe : 64 % des jeunes qui sont recrutés dans la fonction publique ont un diplôme qui est supérieur ou très supérieur au diplôme qui est en principe requis pour passer le concours. Que préconisez-vous pour changer cela ? Est-ce que vous allez alerter E. Woerth ? Est-ce que vous allez alerter V. Pécresse ? Vous parliez de la famille tout à l'heure, est-ce que vous allez voir la secrétaire d'Etat à la Famille ?

C'est un des problèmes du statut de la fonction publique, c'est qu'il est tellement attractif en fait, que les personnes qui sont surdiplômées vont quand même passer le concours. Vous ne pouvez pas interdire aux gens, sous prétexte qu'ils ont des diplômes, de passer un concours qui est d'une catégorie a priori inférieure à ce à quoi ils auraient pu prétendre. En revanche, il y a plein de solutions pour faire en sorte de tirer chacun au maximum de ce qu'il peut faire. Il y a plein d'idées et moi je compte envoyer ce rapport à tous mes collègues en surlignant en quelque sorte ce qui relève des missions de chacun.

Est-ce que c'est juste un rapport comme ça, qui permet juste de signaler quelques points sur lesquels il faut se pencher ou est-ce que suite à ce rapport, vous allez vraiment demander une réunion, vous allez demander une espèce de transversalité entre les ministères ?

Non, ça a vocation à éclairer tous les travaux qui sont menés en ce moment, notamment les travaux de réflexion dans le cadre de l'emprunt national. Pourquoi ? Parce que l'emprunt national, ce n'est pas seulement des investissements pour l'avenir, c'est aussi des investissements pour la société. Il faut que les investissements servent aussi à resserrer le lien social.

Ça va servir à beaucoup de choses... Cet emprunt national, vous avez déjà dit que vous vouliez qu'il serve aussi pour les nouvelles technologies. Il ne va pas y avoir de l'argent pour tout !

Je pense à la fracture numérique. On parle toujours de fracture géographique. On dit qu'il y a des territoires qui sont moins bien connectés que d'autres, c'est vrai. Mais quand vous regardez la réalité, il y a aussi une fracture sociale, il y a aussi une fracture culturelle en fait vis-à-vis du numérique. Donc les investissements que l'on fait pour l'avenir sont des investissements qui doivent nous permettre aussi d'avoir une société plus équilibrée dans laquelle chacun trouve sa place. Et ce travail sur le déclassement social, il éclaire un certain nombre de phénomènes qui font qu'il y a des personnes qui ne trouvent pas leur place.

Donc pour vous, le déclassement social a un rapport également avec le développement du numérique. C'est ce que vous êtes en train de dire d'une certaine manière ?

Le déclassement a un rapport avec tout ce qui entraîne des frustrations dans la société, donc avec toutes les politiques publiques.

Source : Premier ministre, Service d'Information du Gouvernement, le 31 juillet 2009