Interview de Mme Michèle Alliot-Marie, ministre de la justice et des libertés, à I-Télé le 10 mars 2010, sur l'opposition de nombreux magistrats aux projets gouvernementaux de réforme de la justice, notamment la réforme de la procédure pénale avec la suppression du juge d'instruction.

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Média : Itélé

Texte intégral

L. Bazin.- Et notre invitée politique ce matin, c'est peu dire qu'elle est attendue, c'est M. Alliot-Marie. Bonjour !

Bonjour.

Ministre de la Justice, ministre des prisons aussi, ça a son importance ce matin puisque paraît le rapport du contrôleur des prisons, on va en parler bien évidemment, au moment où les César ont couronné "Le Prophète", ce n'est pas inintéressant de voir dans quel état sont les prisons françaises et de voir comment vous pouvez y remédier. C'était d'abord, et c'est là qu'on vous attend ce matin, journée morte dans un certain nombre de tribunaux, 3 à 5.000 professionnels de la justice dans la rue hier contre votre réforme disent certains, exprimant en tout cas une forme de colère, notamment contre la suppression du juge d'instruction, mais aussi - on ne va pas rentrer dans des détails qui sont un peu techniques - contre le fait que vous vouliez rendre prescriptibles les abus de biens sociaux. Est-ce que, oui ou non, c'est la revanche du politique contre les juges ? Est-ce que vous voulez tordre le cou aux juges ?

Alors, d'abord, ce que je veux dire, c'est que ce n'est pas parce que les professionnels de la justice, tous les professionnels de la justice, ont été peu nombreux à manifester ou à faire grève hier que je ne les entends pas...

Ce ne sont pas des gens qui descendent dans la rue facilement, M. Alliot-Marie...

Ce ne sont pas des gens qui descendent dans la rue...

Quand il en descend 5.000, c'est quand même beaucoup !

Pas 5.000, 2.300 précisément...

Chiffre du Gouvernement...

Mais peu importe. Encore une fois, même s'ils étaient encore moins nombreux, tous réunis avec les avocats, les magistrats, du personnel pénitentiaire, donc des gens extrêmement divers, peu importe, moi, ce qui m'intéresse, c'est de les entendre, d'entendre effectivement leurs difficultés quotidiennes liées au budget, parce que pendant des décennies et des décennies, les budgets de la justice n'ont pas été à la hauteur. Et si nous rattrapons beaucoup depuis 2002 - 50 % d'augmentation, une augmentation considérable du nombre des postes - , il y a encore...

53 euros par Français, c'est 106 par Allemand...

Absolument, absolument, c'est une réalité qui date depuis plus de cinquante ans, et donc à rattraper, ça ne se rattrape pas du jour au lendemain. Je les écoute, nous essaierons d'améliorer la situation au fur et à mesure, parce que ce n'est pas du jour au lendemain et dans la situation actuelle qu'on peut le faire. Mais j'entends bien cela et je vais sur le terrain pour l'entendre. Deuxièmement, il y a des réorganisations, effectivement, qui gênent, qui dérangent. Il y avait les personnels, notamment qui s'occupent de la prévention de la jeunesse, et qui admettent mal la mise en oeuvre d'une décision, où les conseils généraux ont plus de poids. Mais c'est une décision qui remonte à des années, qui s'applique maintenant. Et puis, il y a aussi la réforme, vous l'avez dit, du code de procédure pénale, et là, ce que j'entends aussi, c'est qu'il y a un véritable problème, un mal être finalement du monde de la justice, puisque chaque fois qu'il y a une réforme, quelle qu'elle soit, il y a une mobilisation dans la rue. Toutes les réformes : la réforme Perben...

Si je vous comprends bien, ils sont malheureux, donc ils ne peuvent pas vous entendre, c'est ce que je comprends ?

...La réforme Perben, la réforme Toubon, la réforme Guigou, la réforme Lebranchu. A chaque fois, il y a eu des gens dans la rue, et parfois...

La réforme Dati sur la carte judiciaire...

Et la réforme Dati sur la carte judiciaire...

Ne l'oubliez pas !

Non, non, bien sûr... Et parfois beaucoup plus nombreux qu'il y a là, puisque je crois que madame Lebranchu avait réussi à mettre 4.000 avocats, rien que des avocats, dans la rue. Donc il y a un problème, la réforme fait peur. Pourquoi est-ce que la réforme fait peur ? Probablement aussi parce que les personnels de la justice ne se sentent pas suffisamment reconnus dans toute notre société. Et moi, mon rôle, c'est justement de remettre la justice, de remettre les personnels de la justice au coeur du fonctionnement de nos institutions, parce qu'un pays qui ne respecte pas sa justice, un pays qui n'a pas le sentiment que les règles sont les mêmes pour tout le monde et qu'elles sont appliquées de la même façon à tout le monde, c'est un pays qui ne peut pas réussir son unité.

J'entends. J'ai le sentiment que vous faites de la calinothérapie, dans ce que vous êtes en train de dire, pour ne pas répondre sur le fond, à la question fondamentale qui est de savoir si oui ou non vous voulez museler la justice, comme je l'ai entendu dans la rue ou lu sur des pancartes hier ? C'est fini, par exemple, il n'y aura plus de perquisitions à l'Elysée, il n'y aura plus de perquisitions à l'UMP, voilà ce que je lisais.

Mais ceci est totalement faux ! Au contraire, et nous pouvons reprendre, et j'en serais très heureuse d'ailleurs...

Mais on le fait, on le fait...

Parce que je n'aime pas le soupçon, parce que le soupçon, il porte sur la justice, et je vous le disais, c'est trop important la justice pour notre pays et pour l'unité du pays. Donc je veux que tous les soupçons soient levés. Et c'est bien la raison pour laquelle aussi, je fais une vaste concertation, une vaste concertation sur un sujet essentiel, celui de la réforme de la procédure pénale, où tout le monde est associé, et pendant plus de deux mois...

Ça veut dire, pour parler clair, M. Alliot-Marie, que ce qui est sur la table aujourd'hui, notamment, la suppression du juge d'instruction, comme il existe, vous pouvez revenir dessus ?

La suppression du juge d'instruction, c'est l'un des fondements de la réforme. Pourquoi - et ceux qui veulent que l'on revienne là-dessus veulent finalement la fin de la réforme, ils ne veulent pas la réforme, ils ont peur de la réforme. Pourquoi ? Parce que les juges d'instruction, aujourd'hui, il faut quand même bien voir ce que c'est 3 % des affaires. Dans 97 % de toutes les affaires pénales, c'est le Parquet qui agit...

Quelles affaires M. Alliot-Marie ?

Quelles affaires...

Pardon, l'Angolagate...

...Les crimes, tous les crimes de sang...

L'affaire Elf dans le passé, l'affaire Deviers-Joncour, les affaires politico-financières, pardon de le dire...

Absolument, et c'est bien la raison...

Et c'est bien là que le soupçon est né, non ?

...C'est bien la raison pour laquelle, avec le groupe de travail que j'ai constitué autour de moi, et qui comporte des universitaires, des magistrats, des avocats, des parlementaires de la majorité et de l'opposition, nous avons vu, mot par mot et phrase par phrase, pour éliminer tous les soupçons. Aucune affaire ne pourra échapper à la justice, et encore beaucoup moins qu'aujourd'hui. La preuve, simplement...

Si demain le Parquet veut aller perquisitionner à l'UMP, il ne devra pas avertir avant la ministre de la Justice, qui donnera un feu vert ou pas ?

Mais ce n'est pas ça le problème... Non, la ministre de la Justice ne donnera pas un feu vert...

Vous serez avertie ?

Etre avertie, oui, qu'est-ce que ça change ?

Et vous ne passerez pas un coup de fil à X. Bertrand pour le prévenir ?

Non. D'abord, parce que je ne le saurais pas forcément à ce moment-là...

Voyez où est le soupçon, vous comprenez bien.

Non, mais le soupçon, je vais vous le dire, soyons clairs, et moi, je suis prête à répondre à tout. Le soupçon, c'est de dire : le ministre de la Justice peut empêcher que des affaires soient ouvertes. Dans le texte, c'est totalement...

Oui, c'est ce que dit E. Joly, c'est ce que dit L. Vichnievsky, qui ont été toutes les deux juges d'instruction.

Oui, enfin, j'ai entendu E. Joly l'autre jour, et elle a dit énormément de bêtises, comme si elle ne connaissait pas les choses. Mais je pense qu'elle a d'autres préoccupations aujourd'hui qui sont des préoccupations politiques et non pas des préoccupations juridiques. Nous avons veillé, effectivement, à ce que aucune affaire ne puisse être empêchée d'être ouverte, et ceci, parce que les parties civiles peuvent intervenir, et qu'on ne pourra pas les en empêcher, et que si le procureur refusait, eh bien, elles pourraient s'adresser à un juge indépendant, le juge de l'enquête et des libertés, qui peut obliger à ouvrir l'affaire. Le ministre de la Justice a non seulement interdiction d'interdire l'ouverture d'une affaire, mais le procureur a même le devoir de désobéir, et pourrait être poursuivi lui-même s'il agissait d'une façon qui serait contraire en la matière. Et nous avons...

Oui, j'entends, mais c'est bien le ministre de la Justice qui donne des promotions, c'est bien le Gouvernement... Enfin, vous comprenez...

Non, ce qui est important, ce n'est pas le ministre de la Justice qui donne des promotions ; tout ça aussi, c'est des histoires, quand vous voyez le fonctionnement régulier, vous voyez que tout ceci est préparé par l'administration d'une façon tout à fait normale. Et de plus, aujourd'hui, et grâce à la réforme constitutionnelle qu'a voulue le président de la République, que je viens de faire passer, toutes les nominations passent par le Conseil supérieur de la magistrature. Et d'autre part, vous avez également la possibilité que non seulement la victime, mais aujourd'hui quelqu'un qui n'est pas victime, ce qu'on appelle une partie citoyenne, fasse ouvrir une enquête si personne ne le faisait...

Donc vous êtes en train de faire une révolution quasi historique, voilà ce que j'entends...

C'est une révolution historique, c'est une refondation de la procédure pénale. Il n'y en a pas eu beaucoup dans notre histoire...

Vous comprenez qu'il y ait besoin de l'expliquer...

Il y en a une au moment de la Révolution française, il y en a une en 1958, et il y en a une maintenant qui tente à clarifier, qui tente à éliminer tout soupçon. Et c'est parce que je veux éliminer tout soupçon que je fais une concertation aussi importante, pour que tout le monde puisse dire "là, il y a un risque de quelque chose", et nous y répondons. Nous avons commencé, depuis quatre mois, à essayer de tout trouver. Mais encore une fois, je suis ouverte...

Alors, vous allez continuer à répondre, oui, oui...

Nous allons continuer à répondre, et je suis prête sur tout.

Soyez ouverte. Ecoutez M. Aubry. (Extrait de l'interview de M. Aubry à France Inter) . "Justice couchée", a dit M. Aubry.

Alors, premièrement, aucun risque, je vous l'ai dit - et on pourrait le développer, mais on n'a pas le temps -, aucun risque qu'aucune affaire ne puisse être enterrée. Deuxièmement, des garanties pour la défense comme pour les victimes, puisque, aujourd'hui, vous avez un problème, que ce soit le Parquet ou que ce soit le juge d'instruction, chacun est dans son affaire, à la fois la partie, il enquête, et le juge de l'enquête. Et donc, à partir de ce moment-là, vous pouvez avoir des affaires comme Outreau, vous pouvez avoir y compris des affaires comme celle d'hier, où le Parti républicain a finalement été blanchi au bout de dix années...

Au bout de quinze ans.

Ou quinze années. Quinze années où des juges d'instruction ont laissé traîner une enquête. Dans ce que nous préparons, cela sera impossible, puisque vous aurez, d'une part la personne qui mène l'enquête à charge et à décharge, madame Aubry, et d'autre part, quelqu'un à qui la défense ou les victimes peuvent s'adresser si elles estiment que le Parquet ne mène pas bien l'enquête, refuse de faire certains actes...

J'ai entendu...

Et qui est le juge de l'enquête et des libertés.

J'ai entendu...

Un juge ayant les mêmes garanties d'indépendance qu'aujourd'hui le juge d'instruction. Et c'est ce dialogue, c'est ce dialogue contradictoire qui permet d'éviter qu'il y ait des abus.

Et vous irez au bout ?

Et nous irons au bout, bien entendu, en essayant d'avoir le meilleur texte...

En aucun cas, cette réforme ne sera mise de côté ?

...Le meilleur texte possible, en écoutant tout le monde, et en demandant à chacun d'apporter sa vision, de quoi la perfectionner, car ce que je souhaite, c'est effectivement que les Français soient fiers de leur justice et qu'ils n'aient pas peur de la justice. Et c'est là toutes les garanties que nous devons apporter. Nous allons à la fois garantir les droits de la défense, mieux que ça ne l'est aujourd'hui, nous allons garantir qu'aucune affaire ne pourra échapper, nous allons augmenter les droits des victimes, qu'il ne faut pas non plus oublier.

On l'a entendu, parce que vous l'avez dit à plusieurs reprises. Il reste trois minutes, j'ai une question importante, c'est le contrôleur général des prisons qui remet un rapport - il est indépendant le contrôleur général des prisons - qui est assez édifiant : un détenu sur cinq seulement travaille alors que la loi pénitentiaire de 2009 avait inscrit une obligation de travail à ceux qui le demandent...

Absolument...

Qu'est-ce qu'on peut faire pour répondre à ça, parce qu'on est en train de laisser cette prison finalement faillir à son devoir de réinsertion ?

Absolument. Et ça, c'est une de mes préoccupations majeures, là aussi, ce n'est pas quelque chose de nouveau. Il est indispensable, à la fois, d'avoir des conditions d'emprisonnement qui garantissent une meilleure dignité des gens, si on veut que par la suite, ils puissent se réinsérer. D'ici cinq ans, vous aurez 30 % des prisons qui seront des prisons neuves ou nouvelles ou rénovées, donc dignes...

Ça ne vous donne pas de travail en atelier...

Vous en aurez 50 %...

J'entends tout ça...

...Qui auront moins de trente ans d'ici 2017. Deuxièmement, c'est moi qui ai fait inscrire dans la loi pénitentiaire, fin 2009, qu'il y avait une obligation d'activité pour les détenus, on ne peut pas laisser quelqu'un 22 heures sur 24 dans une cellule...

Mais s'il n'y a pas de travail, M. Alliot-Marie ?

Eh bien il faut en créer ! Et pas du travail, comme je l'ai vu dans certaines prisons, où on demande à des gens de faire un travail que des machines pourraient faire, par exemple, mettre des oignons dans des filets. Ceci doit changer, il faut du vrai travail, comme je l'ai vu à Rennes, quand on a créé une plateforme de renseignement, qui est tenue par des personnes, des femmes qui sont emprisonnées. Il faut multiplier ça, c'est une action que nous menons avec le Medef, que je mène avec un certain nombre de grandes entreprises...

Mais on entend que ce sera long, j'entends ça ?

Il faut un certain temps, ça ne peut pas se faire du jour au lendemain...

Ça vous a choquée "Le Prophète" de J. Audiard, ça vous a choquée ce film ?

Ça ne m'a pas choquée, je trouve que c'est un très beau film, dont J. Audiard d'ailleurs dit lui-même qu'il ne s'agit pas d'un documentaire...

C'est quand même la fabrique d'un caïd en prison, à cause de la prison, en partie...

Non, ce n'est pas... Il vous le dit très clairement, c'est une oeuvre de fiction, ce n'est pas un documentaire sur les prisons, cela ne veut pas dire que ce n'est pas intéressant d'avoir un film comme celui-ci, qui permet peut-être à un certain nombre de personnes qui ne se rendent pas compte de ce qu'est la réalité et l'utilité de la prison, pour lutter contre la récidive, de comprendre ce qu'il en est. Mais par ailleurs, il est évident qu'il revient au ministre de la Justice d'agir pour améliorer la situation, pour faire des prisons un véritable lieu de lutte contre la récidive. Le président de la République a décidé qu'il y aurait 5.000 prisons nouvelles qui justement prendraient mieux en compte ce besoin d'activité, de formation scolaire, parce que beaucoup ont besoin de formation comportementale et de formation professionnelle, il est de ma responsabilité désormais de lancer ce mouvement, et de faire en sorte très vite d'agir et d'agir concrètement.

J'ai entendu, et ils l'auront entendu aussi. J'ai une dernière question sur les régionales : vous êtes l'une des plus demandées, avec C. Lagarde et F. Fillon, je crois - je ne veux pas vous faire rougir ce matin. Vingt ministres candidats, la plupart des ministres sont en campagne aujourd'hui, on peut dire ; le Président a dit hier, je m'en lave les mains, je ne change rien si c'est mauvais...

Simplement, ce qu'il faut dire, c'est que, aujourd'hui, nous avons un programme...

Ça peut ne rien changer ?

...Un programme qui a été choisi par les Français, au moment de l'élection présidentielle...

Oui, donc on ne change rien ?

Notre premier devoir, c'est de mettre en oeuvre les engagements qui ont été pris au moment de la présidentielle, en tenant compte d'un certain nombre de faits, notamment la crise qui est survenue. Notre devoir, c'est effectivement au plan national d'améliorer l'emploi, de moderniser notre pays...

Et de ne pas écouter le résultat des urnes s'il est mauvais ?

Et de ne laisser personne sur le bord du chemin. Ce qui est important...

D'un mot...

Ce pourquoi nous nous battons, les uns et les autres, c'est pour faire en sorte qu'il y ait une conjonction des efforts de tous, la France a besoin d'être forte face à la crise actuelle, face à la concurrence internationale. Pour que la France soit forte, nous avons besoin de régions fortes, et quand j'entends certains présidents de région dire "la région doit être un contre-pouvoir", c'est une absurdité, notre pays sera fort quand nos régions seront fortes, nos régions seront fortes quand la France sera forte. Et pour ça, il faut que tout le monde tire dans le même sens.

Vous ne m'avez pas répondu, mais comme c'est terminé, j'en termine avec vous. Merci d'avoir été notre invitée ce matin. Bonne journée.

Merci à vous.

Source : Premier ministre, Service d'Information du Gouvernement, le 11 mars 2010