Déclaration de M. Bernard Kouchner, ministre des affaires étrangères et européennes, sur la liberté d'expression sur Internet, Paris le 8 juillet 2010.

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Circonstance : Réunion "Internet et liberté d'expression" à Paris le 8 juillet 2010

Texte intégral

Cher Maxime,
Mesdames et Messieurs,
Chers Amis,
Merci d'avoir répondu à notre invitation. La liberté d'expression sur Internet est, à n'en pas douter, l'un des enjeux politiques majeurs du XXIème siècle. C'est, d'autres (Hillary Clinton) l'ont dit et j'en suis également convaincu, une des nouvelles frontières de notre temps.
Quelques pays du Nord de l'Europe, et désormais les Etats-Unis, commencent à se mobiliser sur cette question. Mais cette mobilisation est insuffisante.
C'est pourquoi Maxime Verhagen et moi avons décidé de nous saisir de ce sujet et proposé une initiative d'envergure : la mise en place d'un Groupe Pilote regroupant les pays et l'ensemble des acteurs non étatiques prêts à aller de l'avant pour défendre la liberté d'expression sur Internet. Rendez-vous est pris pour octobre prochain : la France et les Pays-Bas organiseront à Paris une première réunion de niveau ministériel, qui s'appuiera, soyez-en assurés, sur vos recommandations.
Pourquoi une telle initiative ?
Avec le développement d'Internet, jamais la liberté d'expression et de communication n'aura connue telle révolution ! S'appuyant sur des techniques toujours plus puissantes, les mots, les images, les savoirs circulent à une vitesse accélérée dans un espace sans frontières. Un espace sans équivalent pour l'exercice de la liberté d'expression et d'opinion à travers le monde est en train de se constituer ; une véritable agora mondiale à laquelle participeront, en 2015, trois milliards et demie de personnes - la moitié de l'humanité !
L'Internet est un formidable atout pour le développement humain. C'est aussi devenu un puissant facteur de démocratisation. Un outil irremplaçable de mise à bas des murs qui enferment.
Pour les peuples opprimés, pour tous ceux que les régimes autoritaires privent du droit de s'exprimer et de décider de leur avenir, ce réseau est devenu un outil de résistance irremplaçable et porteur d'espoir. Un seul exemple, parmi tant d'autres : l'Iran. Après les élections présidentielles de 2009 et la répression qui a suivi, Internet a été un relais essentiel, un catalyseur pour l'opposition démocratique au point que Shireen Ebadi a proposé de décerner à l'Internet le Prix Nobel de la Paix.
En offrant un accès élargi à l'information et à la communication, Internet, contribue, dans de nombreux pays, pour la première fois de l'histoire, à l'affirmation d'une opinion publique et d'une société civile.
C'est un instrument privilégié pour la défense des droits fondamentaux de la personne humaine. Aujourd'hui, avec Internet et la téléphonie mobile, il est possible de faire connaître instantanément et dans le monde entier, une violation des droits de l'Homme commise en un endroit particulier de la planète. C'est une avancée considérable.
Mais ne soyons pas naïfs. Les révolutions technologiques peuvent apporter le meilleur comme le pire. Ne fermons pas les yeux sur les dérives possibles, au risque de voir ce formidable progrès se transformer en régression. Car Internet peut aussi être détourné de ce que doit être sa vocation : un espace de liberté. Si les droits fondamentaux sont bafoués, le réseau peut se transformer, comme tout média, mais avec une puissance décuplée, en instrument de propagande, de désinformation, de répression et de surveillance.
La tentation répressive est toujours là. Plus que jamais. Le nombre de pays qui pratiquent la censure, en usent pour surveiller et punir pour délits d'opinion, progresse à un rythme inquiétant : il a été multiplié par deux en un an seulement, selon le dernier rapport de Reporters sans frontières.
Autre dérive inquiétante : les atteintes à la vie privée. Parce que chaque jour, nous confions à cet outil des informations sur nous-mêmes et nos proches, parce que nous y partageons nos idées et nos convictions, notre vulnérabilité s'accroît. Nous nous exposons en même temps que nous nous exprimons. C'est tout l'enjeu de la protection des données personnelles et de ce droit à l'oubli numérique, défendus par ma collègue Nathalie Kosciusko-Morizet.
Je pense aussi à d'autres menaces. Internet ne doit pas devenir le véhicule des haines raciales ou religieuses, le réceptacle de la pédo-pornographie ou des tentatives de certains groupes de transformer le réseau en un outil de guerre, de propagande ou de recrutement pour accomplir des actes terroristes.
Des instruments internationaux existent déjà pour faire face à ces dangers. Il y a en particulier la Convention du Conseil de l'Europe sur la cybercriminalité et son protocole additionnel sur la diffusion de matériel raciste et xénophobe. La France fut l'un des premiers pays à y adhérer et j'appelle l'ensemble des Etats, au-delà du Conseil de l'Europe, à y souscrire.
L'actualité, presque chaque jour, nous le signale. Une bataille est engagée entre d'un côté, les tenants d'un Internet universel, ouvert, respectueux des droits de l'Homme, fondé sur la liberté d'expression, la tolérance, le respect de la vie privée et, de l'autre, ceux qui voudraient transformer l'Internet en un espace fermé et surveillé, au service d'un régime, d'une propagande et de tous les fanatismes.
Qu'on ne se méprenne pas sur le sens de notre engagement, cette bataille n'est pas idéologique. Elle n'oppose pas l'Occident au reste du monde. L'ensemble de la communauté internationale - plus de 180 Etats - a reconnu la pleine applicabilité à l'Internet de la Déclaration universelle des droits de l'Homme, en particulier de l'article 19 sur la liberté d'expression et d'opinion. C'était dans le cadre du Sommet mondial sur la société de l'Information en 2003 et 2005. Ces engagements pris doivent être respectés.
Le 3 mai dernier, à l'occasion de la Journée mondiale pour la liberté de la presse, avec certains d'entre vous, nous avons défini des pistes de réflexion Aujourd'hui, avec nos amis néerlandais nous souhaitons franchir une étape supplémentaire : concrétiser notre détermination à protéger les libertés sur l'Internet à travers des initiatives associant aussi bien les Etats, les organisations internationales que les représentants de la société civile et du secteur privé.
Ces chantiers sur lesquels nous allons travailler aujourd'hui et pour lesquels nous avons besoin de mobiliser toutes les compétences, toute votre expertise, quels sont-ils ? Laissez-moi vous les rappeler.
D'abord, la mise en place, au niveau international, d'un mécanisme d'observation en matière de liberté d'expression et d'opinion sur Internet. Fédérant l'ensemble des initiatives prises dans ce sens, notamment par les acteurs de la société civile, il permettrait de constituer un groupe de pression suffisamment puissant pour interpeller les Etats qui manquent à leurs engagements.
Deuxièmement, l'élaboration d'un code de conduite auquel les entreprises privées exportatrices de technologies de filtrage et de brouillage pourraient souscrire pour protéger leur réputation et faire face aux pressions.
Troisièmement, l'aide aux défenseurs des droits de l'Homme et aux cyberdissidents, qui doivent bénéficier du même soutien que les autres victimes de répression politique. Je remercie nos amis néerlandais pour toutes les propositions qu'ils ont déjà pu faire dans ce sens et souhaite que cette journée permette d'identifier les modalités possibles de ce soutien. Jean-François Julliard de Reporters sans frontières, particulièrement actif dans ce domaine, nous fera part de ses analyses et propositions. Il nous faut aller de l'avant !
Enfin, quatrième initiative, qui me tient particulièrement à coeur : l'opportunité de donner une traduction juridique à l'universalité d'Internet, lui conférer un statut qui le rapproche d'un espace international afin de contrecarrer ceux qui utilisent l'argument de la souveraineté contre les libertés fondamentales. Je sais que c'est un travail de longue haleine et particulièrement exigeant. Mais je me réjouis d'apprendre que certains d'entre vous, au plus haut niveau, réfléchissent aussi à cette nécessité. Franck La Rue, rapporteur spécial de l'ONU pour la liberté d'expression, a d'ores et déjà engagé une réflexion sur ce sujet. Nous sommes nombreux ici à attendre la publication de son rapport en juin prochain. Le Conseil de l'Europe travaille également sur cet enjeu.
Mais ne nous y trompons pas ! La liberté que nous appelons de nos voeux sur Internet n'est pas une liberté absolue. Elle comporte des limitations. Et ces limitations sont justes et légitimes si elles sont déterminées non par quelques uns, mais par tous à travers les mécanismes de la démocratie ; si elles sont encadrées par la loi et ne relèvent pas de l'arbitraire ; si elles visent à protéger d'autres droits fondamentaux, tels que le droit à la vie privée et le droit de propriété intellectuelle ; si les sanctions qu'elles instaurent sont proportionnées au délit ou au crime.
C'est dans cet esprit que s'inscrit l'initiative franco-néerlandaise, que nos discussions et vos contributions permettront, j'en suis convaincu, de consolider.
Chers Amis,
La protection des droits de l'Homme, de la liberté d'expression et d'opinion, sur l'Internet définit les contours du monde que nous voulons pour demain. Indépendamment des convictions des uns et des autres, l'universalisme auquel nous tenons s'applique ici aussi. C'est un objectif qui nous concerne tous.
"Que ce soit la presse, la tribune ou le théâtre, aucun des soupiraux par où s'échappe la liberté de l'intelligence ne peut être fermé sans péril". Cet appel que lançait Victor Hugo il y a près de 150 ans doit guider notre combat commun pour le XXIème siècle.
Je vous remercie.Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 19 juillet 2010