Extraits de l'entretien de M. Alain Juppé, ministre des affaires étrangères et européennes, avec le quotidien allemand "Frankfurter Allgemeine Zeitung" le 29 août 2011 à Berlin, sur le clivage entre la France et l'Allemagne sur l'intervention militaire en Libye, la reconstruction de ce pays, la gestion de la crise de la zone euro, les dysfonctionnements du tandem franco-allemand et l'intégration européenne.

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Média : Frankfurter Allgemeine Zeitung

Texte intégral

Q - Sur l'Irak, il y a eu une coopération sans faille entre la France et l'Allemagne. Pourquoi cette fois cela ne s'est-il pas produit sur la Libye ?
R - Chacun a fait ses choix. La France a considéré qu'une intervention militaire était indispensable, compte tenu de la menace de ce qu'il faut appeler la folie de Kadhafi faisait peser sur les populations civiles, en particulier sur la population de Bengazi. L'Allemagne a un fait un choix différent, et j'ai eu l'occasion de le dire à plusieurs reprises, je respecte le choix de l'Allemagne, c'est à l'Allemagne de décider ce qu'est son engagement et pas à la France. Il n'en reste pas moins que, dès le départ de l'opération, et notamment au moment de la conférence de Paris, en mars, à laquelle la chancelière était présente, je crois me souvenir qu'elle a dit «nous ne participerons pas mais nous ne sommes pas neutres».
Q - Est-ce que la France a cru ou su à l'avance que l'Allemagne allait s'abstenir au Conseil de sécurité ?
R - Oui, bien sûr, très rapidement. Très rapidement mon homologue m'a indiqué que l'Allemagne n'était pas favorable à une intervention militaire. Comme je l'ai dit lors d'une conférence de presse que nous avons faite à Bruxelles ensemble, nous partagions le même objectif - permettre au peuple libyen de retrouver sa liberté et d'accéder à la démocratie. Nous n'étions pas d'accord sur les moyens : nous pensions que la force était indispensable, l'Allemagne pensait que les sanctions suffisaient - d'ailleurs, le fait que les sanctions aient été prises montrent qu'il n'y avait pas de désaccord sur l'objectif, il s'agissait bien de se débarrasser de Kadhafi, nous étions d'accord de ce point de vue. L'Allemagne a pensé que les sanctions suffisaient ; je l'ai expliqué longuement, les sanctions, c'est quelque chose qui produit de l'effet à moyen terme, il faut des mois avant que les sanctions soient efficaces. Or il s'agissait d'une question d'heures et de jours, d'où la divergence d'appréciation qui a été la nôtre. On ne va pas en faire un drame.
Q - Vous avez compris et accepté les raisons ?
R - Accepté, bien sûr, je n'ai pas à les refuser. Et compris aussi : à partir du moment où l'on considère que la force ne doit pas être utilisée dans ce genre de situation, c'est une analyse, la nôtre n'était pas la même, dont acte. Aujourd'hui, nous nous retrouvons au coude à coude pour aider à la reconstruction de la Libye, en donnant au Conseil national de transition les moyens financiers et juridiques de faire son travail.
Q - Quelles seront les conséquences pour la politique extérieure et de sécurité de l'Europe ?
R - Vous avez évoqué l'Irak. Je pense que là, le clivage est moins grave, car nous étions d'accord sur les objectifs et nous le restons aujourd'hui. Je ne crois pas que cela affaiblisse la capacité de l'Union européenne à s'engager aux côtés de la Libye nouvelle. Bien sûr, il aurait mieux valu être ensemble.
Q - La France a déjà renforcé sa coopération avec la Grande Bretagne ces dernières années : avec l'Allemagne, on ne voit pas les mêmes progrès.
R - Je ne partage pas votre sentiment. Sur la gestion de la crise de la Zone euro et, au-delà, de la crise financière mondiale, c'est avec l'Allemagne que nous avons travaillé en étroite liaison, et nous avons franchi des étapes tout à fait considérables ; l'idée d'un gouvernement économique de la Zone euro n'était pas généralement accepté il y a deux ans, elle l'est aujourd'hui.
Il y a des domaines dans lesquels on a progressé. C'est vrai que dans ce domaine là, on a eu une différence d'appréciation, mais même en matière de politique de sécurité, nous avons certes signé le traité de Lancaster House avec la Grande-Bretagne pour mutualiser certains moyens mais nous travaillons au coude à coude avec l'Allemagne et avec la Pologne dans le cadre du Triangle de Weimar pour essayer de faire avancer la PESD. Nous avons soutenu ensemble le rapport de Catherine Ashton et avons bien l'intention de ne pas laisser retomber les choses.
Q - Mme Ashton était totalement absente sur le conflit libyen. N'est-ce pas une fonction superflue, si dans une grande crise, la Haute Représentante de l'Europe n'a rien à dire ?
R - Ce n'est pas tout à fait exact. Elle n'a pas été tout à fait absente. À chaque réunion du Conseil Affaires étrangères, sous sa présidence, nous avons discuté de la Libye. Elle est très active sur la préparation du «jour d'après», l'implication de l'Union européenne dans l'action humanitaire, dans la construction d'un État de droit, et dans la surveillance des élections : l'Union européenne sera très présente. Il était normal que dans la période militaire, le projecteur ait été mis sur l'Otan, plus que sur l'Union européenne.
Q - On a d'abord dit que le renversement de Kadhafi n'était pas le but de l'engagement militaire en Libye, mais n'était-ce pas finalement le vrai but de cet engagement ?
R - Si. Je l'ai dit dès le départ : on nous dit que ce n'était pas dans la résolution du Conseil de sécurité : bien sûr ! La résolution avait pour but de donner un cadre juridique à une intervention militaire : rien n'empêchait par ailleurs un certain nombre de diplomaties de dire «nous considérons que Kadhafi est discrédité». Je l'ai dit très tôt, on m'a même accusé de l'avoir dit trop tôt - puisque j'ai dit «les jours de Kadhafi sont comptés». Dès le départ, le fameux «régime change» était à l'ordre du jour, et je vous rappelle que le Conseil européen l'a dit très vite, de même que le G8 aussi à Deauville : «Kadhafi doit partir».
Q - Le mandat de l'ONU, critiqué par la Russie, par la Chine aussi je crois, était bien la protection de la population civile ? Pouvez-vous encore compter sur la Chine et la Russie, dans le cas de la Syrie ?
R - D'abord, nous avons respecté - la Russie ne partage pas ce point de vue - les résolutions du Conseil de sécurité : depuis six mois, il y a eu plusieurs milliers de frappes aériennes, les dommages collatéraux sur les populations civiles sont quasiment inexistants. Un cas porte à discussion, qui porte sur une dizaine de personnes, ce qui est toujours trop. Il n'y a pas eu de dommages collatéraux, donc nous avons bien joué notre rôle, qui était de bombarder des cibles militaires et de protéger des populations civiles et non de les attaquer. La Russie a une position différente. J'ai dit à Moscou très clairement que nous avons divergé sur les moyens. La position de la Russie est un peu difficile à suivre : je vous rappelle que M. Medvedev à Deauville a souscrit à une déclaration qui disait «Kadhafi doit partir». Aujourd'hui, il semble qu'on nous explique qu'il faut que Kadhafi se remette autour de la table pour qu'on discute de l'avenir de la Libye. Non. Nous, nous soutenons absolument le Conseil national de transition lorsqu'il dit : «la ligne rouge, c'est le départ de Kadhafi du pouvoir». Ce qu'il devient est ensuit l'affaire des Libyens. Mais on n'a pas fait tout ce qu'on a fait pour retrouver Kadhafi autour de la table des ministres à Tripoli.
Q - La Libye a-t-elle besoin d'une force de paix, de stabilisation ?
R - Certainement car cela va être difficile, le Conseil de transition est un organisme jeune et mal organisé avec des tensions internes. Ils vont avoir besoin de l'aide internationale d'abord financière : je me réjouis qu'on ait commencé à dégeler les avoirs libyens, il s'agit de rendre à la Libye l'argent qui est à la Libye, et qui avait été détourné, en vérité, par le régime précédent. Il faut aussi un soutien juridique et organisationnel, et je pense que l'Union européenne a un rôle à jouer.
Q - Faut-il une force militaire ?
R - Pas militaire, mais une force d'observateurs. On distingue toujours le «peace building» du «peace keeping». C'est une force de reconstruction et non d'intervention militaire.
Q - L'Union européenne a-t-elle un rôle à jouer dans le domaine?
R - Nous sommes membres de l'ONU. C'est plus, de notre point de vue, le rôle des Nations unies que celui de l'OTAN.
Q - Et le rôle de l'Allemagne ?
R - L'Allemagne sera présente, il n'y a jamais eu d'ambiguïté. L'Allemagne est tout à fait désireuse de participer à reconstruction de la Libye.
Q - Vous acceptez que l'Allemagne participe à une force militaire ?
R - À une mission de paix. Si les Nations unies mettent en place une force d'observateurs sur le terrain et si l'Allemagne souhaite participer, la France sera ravie, bien sûr.
Q - Vous avez déjà parlé de l'euro : vous trouvez idéal le management de la crise européenne ?
R - Il n'a pas été idéal, car il est long. Se mettre d'accord à dix-sept, même si l'Allemagne et la France ont un rôle déterminant à jouer, c'est toujours un peu compliqué. Mais on y est arrivé. Les décisions prises le 21 juillet, celles qui ont été annoncées le 16 août, sont de bonnes décisions. Ce n'est pas réglé pour autant, la situation est fragile, les marchés sont nerveux. Il faut souligner que n'est pas une crise simplement de la Zone euro, c'est aussi une crise américaine, une crise du surendettement mondial, c'est une crise plus globale.
Mais ce que je crois, et j'ai vu des déclarations de la présidence polonaise qui m'ont stupéfié, qui parlent de la dissolution de la Zone euro, c'est que la dissolution de la Zone euro, c'est la dissolution de l'Europe : dans ce cas, tout est permis. Tout à l'heure, Guido Westerwelle a beaucoup parlé de la paix. Les jeunes générations ont l'air de considérer que la paix est un bien acquis pour toujours. Lorsque vous voyez en Europe la montée des nationalismes et extrémismes, il ne faut pas jouer avec le feu. Plus que jamais la construction européenne reste pour nous un bien commun essentiel, et donc la sauvegarde de la Zone euro.
Q - Donc l'euro n'est pas en danger ?
R - Je n'ai pas dit qu'il n'était pas en danger, l'euro est attaqué. Remarquez qu'il n'a d'ailleurs jamais été aussi fort qu'aujourd'hui, c'est pour cela que les mécanismes de marché sont souvent incompréhensibles : les bourses baissent, même le yen n'a jamais été aussi fort, parce que le dollar est faible et menacé. On a donc des turbulences, mais je pense que la Zone euro a la capacité de se défendre C'est surtout une question de volonté politique. Les marchés sont des entités très difficiles à analyser, qui réagissent sur des impressions. L'expression d'une forte volonté politique, notamment franco-allemande, disant : «nous ne laisserons pas se disloquer la Zone euro, nous ferons ce qui est nécessaire pour sauver l'euro», c'est déjà absolument capital.
Q - Les déclarations doivent toutefois être suivies de faits : le président Sarkozy et Mme Merkel se sont mis d'accord pour l'harmonisation des politiques fiscales en Europe et pour inclure une Règle d'or.
R - Voilà encore un exemple qui montre que ce qui paraissait impossible il y a quelque temps…
(…)
Q - Le président et la chancelière ont parlé d'un gouvernement économique qui était encore récemment un mot tabou en Allemagne. M. Trichet, a parlé d'un ministre des Finances européen : cela vous semble-t-il un projet à court terme ?
R - Le concept même de gouvernement économique, selon lequel on ne peut pas avoir une monnaie unique si on n'a pas des politiques économiques et des politiques budgétaires étroitement coordonnées, et même des politiques fiscales harmonisées, j'y adhère, c'est le bon sens, la monnaie n'est pas quelque chose de désincarné, elle est le reflet d'un ensemble d'économies. Il est absolument indispensable de progresser dans ce sens. À partir du moment où ce concept a été accepté, à dix-sept, quels sont les mécanismes ? La France et l'Allemagne ont proposé des réunions régulières, au plus haut niveau des chefs d'État et de gouvernement, car c'est là que sont prises les vraies décisions et sont données les impulsions, un président stable de la Zone euro. Vous savez, lorsque M. Van Rompuy a été nommé, il y avait au début un grand scepticisme. On voit aujourd'hui qu'il joue bien son rôle, il s'affirme petit à petit, c'est une institution nouvelle et cela marche assez bien…
Q - … Observation qui n'est pas partagée par tout le monde…
R - Il fait un travail utile et sur la Zone euro cela peut être un progrès. Faut-il aller au-delà ? Créer une structure permanente, un secrétariat, on verra. Tout ce qui va dans le sens du renforcement de ce gouvernement économique est soutenu par la France
Q - La France a une conception de la souveraineté nationale qui dépasse celle de l'Allemagne. La France est une force nucléaire. Une coordination de la politique fiscale en Europe, c'est un abandon d'une partie de la souveraineté nationale ?
R - Oui, bien sûr. Le premier abandon fort de la souveraineté nationale, c'est qu'une politique n'a plus à être décidée à Paris, mais à Bruxelles, ce fut déjà le cas de la Politique agricole commune dans les années 50 : c'était dans le pacte fondateur, avec l'Allemagne, on acceptait l'ouverture des marchés. Vous voyez que le concept de transfert de souveraineté, même du temps du général de Gaulle, a été accepté. On en a fait d'autres depuis. Le fait d'accepter aussi que les budgets nationaux soient soumis à un examen communautaire, ou européen, avant de passer devant les parlements, c'est une délégation de souveraineté. Aujourd'hui, face à la crise, il faut aller un peu plus loin. Face à la crise, il y a deux solutions : ou on va en arrière, ou on va en avant.
Q - Et cela se ferait sans référendum ?
R - Oui, je pense que le Parlement français a une légitimité suffisante pour décider de cela. On verra s'il y a d'autres mesures à prendre. Mais, sur le plan fiscal, cela me semble très important. L'harmonisation des politiques fiscales française et allemande est une idée ancienne, je pense que c'est une très bonne idée. Si nous avons, et on aura un jour un impôt sur les sociétés commun, avec la même assiette - ce qui est le plus important : c'est de se demander ce qu'on taxe ? Il est très important d'harmoniser les bases - je pense que ce serait un progrès considérable. De plus, face à la crise, il faut aller plus loin. Je suis gaulliste, je me réfère complètement aux valeurs incarnées par le général de Gaulle, sur tous les plans, mais je pense qu'aujourd'hui, il faut aller vers une forme de fédéralisme européen dans la Zone euro.
Q - Pouvez-vous imaginer que la Grande-Bretagne soit un jour membre de la Zone euro ?
R - On peut toujours tout imaginer. Mais, dans un avenir proche, je ne crois pas.
Q - Croyez-vous que la Grèce pourra rester dans la Zone euro ?
R - Je le souhaite, il faut tout faire pour cela. Parce que si un pays part, on détricote la pelote. La Grèce a fait des erreurs, peut-être des fautes, il faut qu'elle les corrige, elle le fait, et le régime qui est imposé au peuple grec est sévère. Il faut être exigeant à son égard mais il faut lui laisser du temps, on ne peut pas demander à un pays de rétablir ses finances en un ou deux ans, il faut un peu plus de temps. Sinon on voit bien qu'on la met dans une contradiction mortelle, qui est d'ailleurs le problème de l'ensemble de la Zone euro : il faut réduire les déficits, il faut maîtriser les dettes, donc il faut couper dans les dépenses. Sans être keynésien, ce n'est pas une chose qui soutient la croissance. D'un autre côté, il faut créer de la richesse et de la croissance. Il y a là un jeu de politique économique extrêmement compliqué. Pour cela, il faut un peu de temps. Je me réjouis, dan les dernières décisions qui ont été prises sur la Grèce, qu'on ait prolongé la durée des prêts, car on ne rétablit pas une situation aussi dramatique en l'espace de deux ans, il faudra cinq ou dix ans.
Q - Tous les États ont des situations différentes, en Grèce, en Italie, au Portugal, mais il y a un effet de contagion : l'Italie est elle-même déjà touchée par la spéculation. La France a reçu une appréciation des agences de notation : cela vous préoccupe-t-il ?
R - Bien sûr, il faut être vigilant. Vous avez raison de dire que les situations sont très différentes, l'Espagne, si je me souviens bien, n'a pas de problème d'endettement massif, c'est une situation différente, elle a aussi ses difficultés. L'Italie connaît peut-être un problème de gouvernance politique
Q - Et la France a également un problème ?
R - Oui. La France a un déficit excessif, donc un endettement excessif, l'endettement étant généré par les déficits. Nous faisons tous nos efforts pour le réduire. Nous sommes aujourd'hui dans les clous. Comme notre croissance au dernier trimestre a été plus faible que prévu, comme en Allemagne, nous avons immédiatement pris les mesures de correction nécessaires pour rester dans la trajectoire que nous nous sommes fixée : 5.6 - 4.7 - 3. Nous allons rester là-dessus, et nous avons la détermination politique
Q - On a parlé du tandem franco- allemand et de ses dysfonctionnements. On a dit il y a quelque temps, du côté français je crois, qu'il ne se passe pas grand chose entre l'Allemagne et la France, que ce n'était pas comme avant. Le chancelier Kohl vient de déclarer que l'Allemagne est sans boussole et sans leadership. Dans son esprit, je crois, c'est surtout le franco-allemand qui est important. Il y a des frictions.
R - Connaissez-vous une période depuis un demi-siècle, où il n'y a pas eu de friction entre la France et l'Allemagne ? Entre de Gaulle et Adenauer, tout était-il toujours idyllique ? Il y eu aussi entre MM. Giscard d'Estaing et Schmidt, Mitterrand et Kohl, des divergences d'appréciation sur certains sujets : c'est normal, nos intérêts ne sont pas spontanément convergents, il y a des cas où ils sont divergents. Donc il faut un effort pour rapprocher les points de vue. Ce qui me paraît très clair, ce sont les déclarations : je n'ai jamais entendu un responsable d'un gouvernement allemand ou français dire que la relation franco-allemande était désormais dépassée. Nous disons tous le contraire, nous disons tous qu'elle est absolument fondamentale. J'ai entendu Guido Westerwelle ce matin et je ne peux en dire plus, il a été tout à fait explicite là-dessus. Qu'il y ait des divergences d'appréciation, parce que les situations sont différentes, l'économie allemande n'est pas l'économie française, vous avez fait des réformes que nous n'avons pas fait, nous faisons des choix qui ne sont pas toujours les vôtres, d'accord. Il faut en parler et faire en sorte que cela marche.
J'étais, la veille du 21 juillet, en Espagne. Quelle était l'angoisse de M. Zapatero ? C'est que la France et l'Allemagne ne se mettent pas d'accord. Ce qu'il souhaitait, c'était qu'il y ait une position franco-allemande. Donc nos partenaires sont parfaitement conscients que c'est là que cela se passe. Tout simplement, parce qu'en termes économiques, nous pesons 55 % du PIB de la Zone euro, à nous deux. C'est incontournable, ce n'est pas toujours facile, il y aussi des personnalités différentes, on peut s'entendre plus ou moins bien, c'est évident. Mais je pense que la volonté reste là.
Q - Cela est incontournable mais est-ce encore suffisant ? Aujourd'hui, nous sommes vingt-sept, et certains nouveaux États membres ont une conception différente de l'Europe, ne parlent pas nécessairement de fédéralisme. Faudrait-t-il par exemple que la Pologne se joigne à ce tandem ? De manière permanente ? Faut-il une «coalition of the willing» selon les domaines ?
R - C'est une vieille idée, j'en ai discuté il y a longtemps avec nos partenaires allemands, selon laquelle on ne peut pas tous faire tout en même temps, et que certains veulent aller plus loin, et il ne faut pas que les autres les en empêchent. Je crois que cette idée va s'imposer de plus en plus dans les années qui viennent. Deux exemples flagrants : d'abord la Zone euro, on est dix-sept on n'est pas vingt-sept : là, je crois qu'il faut différencier les choses et, au sein de la Zone euro, il faut aller plus loin dans la voie de l'intégration. L'autre exemple, c'est celui de la politique européenne de sécurité et de défense commune : nous sommes en train de préparer une nouvelle lettre Weimar : France, Allemagne et Pologne plus Espagne et Italie car ils ont un rôle à jouer dans la politique européenne de sécurité et de défense commune, pour essayer de prendre une initiative commune. Guido westerwelle a utilisé le mot ce matin de «différenciation» : on peut parler de «géométrie variable».
Q - Ce sont des vieux concepts au fond…
R - Oui, qui sont inscrits dans le Traité de Lisbonne : en matière de défense, il existe le concept de «coopération structurée permanente », à laquelle se joignent ceux qui veulent. On est dans une situation un peu particulière, car les Anglais ne souhaitent pas venir, mais on voit bien que sans les Anglais, cela n'a pas de sens d'avoir une politique de défense. C'est un cas d'école particulièrement difficile.
Q - Depuis dix ans le centre de la politique allemande n'est plus à la frontière franco-allemande, mais à Berlin, à 600 km de la frontière. De votre point de vue, cela a-t-il changé quelque chose ?
R - Certainement. Je pense que c'est une grande chance pour l'Allemagne que de s'être réunifiée, c'était son rêve, elle l'a réalisé, ce sera une chose, avec d'autres, qui sera historiquement mis au crédit d'Helmut Kohl, qui est une personne pour laquelle j'ai beaucoup de respect et d'amitié. Bien sûr, cela a changé la façon dont l'Allemagne se voit elle-même, dont elle existe et dont elle pèse en Europe. Premièrement, c'est comme cela, on ne peut pas revenir en arrière. Deuxièmement, est-ce un affaiblissement ou un renforcement de l'Europe ? Je pense que c'est plutôt un atout pour l'Europe, le fait que, par rapport à la Russie, par exemple, l'Allemagne ait sa propre vision, sa propre influence, c'est très important. Je pense que la Russie doit être un partenaire de l'Union européenne, et que l'Allemagne peut avoir un rôle tout à fait décisif à jouer dans ce domaine. Je ne pense pas que cela ait détaché l'Allemagne de l'Ouest de la France, même si elle pèse davantage à l'Est, cela n'a pas distendu les liens, contrairement à ce qu'on dit.
Q - Autre point de divergence entre la France et l'Allemagne : avez-vous été surpris par la fin du nucléaire civil en Allemagne ?
R - Oui, nous avons trouvé que cela allait un peu vite. Je comprends bien que ce qui s'est passé au Japon a provoqué une prise de conscience, une émotion populaire, y compris en France. En France il y a eu historiquement une très forte adhésion au programme électro-nucléaire, elle est moins forte aujourd'hui, c'est normal, les peuples réagissent de manière émotive, là encore, nous avons une divergence. Mais nous sommes dans un domaine où il appartient à chaque pays de faire ses choix.
Q - N'attendiez-vous pas d'être informé d'avance, ou qu'il y ait une discussion.
R - La France a selon la formule «pris acte». Ce qui, dans le langage diplomatique, signifie qu'on aurait bien aimé être informé avant. Mais on va en parler maintenant, il va falloir qu'on en tire les conclusions. Là aussi, c'est une question de perspective historique. Je ne dis pas que l'énergie électro-nucléaire restera pour toujours la principale source d'énergie. On est en train de financer à coups de milliards de dollars un projet qui s'appelle ITER, auquel l'Allemagne, l'Union européenne, les Américains, les Japonais, etc, participent. Bien sûr il faut réfléchir à d'autres choses, la France est très claire, il faut faire monter en puissance les énergies renouvelables. Nous disons simplement qu'à échéance de 30 ou 40 ans, on ne pourra pas se passer du nucléaire en France, sous réserve bien sûr d'une politique de vérification de la sécurité de nos centrales extrêmement exigeante, à laquelle nous procédons à l'heure actuelle. Et si cet audit des centrales révélait qu'il y a des faiblesses, il faudrait soit les corriger, soit fermer les centrales concernées, bien sûr.
Q - Jean Daniel, du Nouvel Observateur, a dit il y a quelques semaines que les Allemands sont devenus trop fiers après leur réunification, et qu'ils font ce qu'ils veulent.
R - Non ce n'est pas vrai, ils ne font pas ce qu'ils veulent. Ils se concertent avec nous. Non, cela est une vision simpliste des choses. S'ils faisaient ce qu'ils veulent, il n'y aurait pas eu le 16 août, les rencontres entre la chancelière et le président. Or, il y a une concertation très approfondie. Et, sans être arrogant, quelquefois la France fait aussi bouger l'Allemagne, sur le gouvernement économique, vous l'avez dit vous-même, ce n'est pas une idée qui était sympathique à l'Allemagne il y a deux ans et qui, aujourd'hui, est acceptée ici. Il faut se garder de porter des jugements. Vous êtes un grand pays, vous êtes fiers d'être un grand pays, c'est normal.
Q - On a l'impression qu'après le Traité de Lisbonne, tout s'est passé sur un mode intergouvernemental, au détriment de la voie communautaire. Est-ce qu'une coopération plus étroite entre les gouvernements est l'avenir, la méthode communautaire a-t-elle vécu ?
R - Il faudrait peut-être inventer un concept nouveau, qui serait un «fédéralisme intergouvernemental». Je ne fais que redécouvrir ce qu'a dit Jacques Delors en parlant de «fédération d'États nations». Je pense qu'on peut d'autant mieux accepter les transferts de souveraineté que les gouvernements sont impliqués, parce que ce sont eux qui ont la légitimité démocratique. Je ne vois pas de contradiction entre les deux. La Commission garde un rôle très important à jouer, bien sûr, d'initiative, de composition, de mise en œuvre, mais je crois que l'impulsion politique doit vraiment venir des chefs d'État et de gouvernement, cela me paraît fondamental. Ce qui ne dispense pas de développer par ailleurs le contenu démocratique des institutions communautaires : on a renforcé le pouvoir du Parlement, c'est une bonne chose. En termes institutionnels, il faut laisser du temps au Traité de Lisbonne, c'est récent. On parle beaucoup du SEAE, est-ce qu'il marche, etc., mais il a huit mois, c'est un bébé qui vient de naître. Il faut qu'il prenne ses marques. Je ne suis pas très favorable à de nouveaux bouleversements institutionnels.
Q - Donc pas de modification des traités ?
R - Des adaptations des traités. Il y en a quelques unes, sur la responsabilité financière, mais ne remettons pas en cause la totalité du schéma et du dispositif. Et ce traité permet des tas de choses, en l'occurrence des coopérations renforcées.
Q - France et Allemagne sont d'accord je pense, sur ce sujet : après la Croatie, il y aura une pause ?
R - Je pense, et tout le monde est bien d'accord, que les pays des Balkans ont vocation à entrer dans l'Union européenne, ils sont au cœur de l'Europe. Ils ont encore des progrès à faire, ce n'est pas réglé, en Bosnie, au Kossovo. Mais, au-delà, il faut une pause durable, aussi bien en direction de l'Est, et nous ne sommes pas favorables à ce qu'on donne à l'Ukraine, à la Biélorussie, une perspective européenne. De même sur la Turquie. Pourquoi ? Parce que je pense que l'Union européenne telle qu'elle est aujourd'hui ne peut pas supporter de tels élargissements. Un élargissement, ce n'est pas neutre, cela signifie que ces pays participent aux fonds régionaux, aux fonds structurels, qu'il va falloir les aider. Et je crois que l'Europe n'en a pas les moyens aujourd'hui, il faut qu'elle se renforce, il faut qu'elle trouve ses marques, que la Zone euro se stabilise. Après on verra. Mais, dans les dix ou vingt ans qui viennent, je pense qu'il faudra laisser les frontières en l'état ; et cela sera fonction de ce dont nous parlions tout à l'heure, des géométries variables. S'il y a un noyau dur très intégré, on peut avoir autour quelque chose de plus souple.Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 1er septembre 2011