Article de M. François Bayrou, président de l'UDF, dans "Les Echos" du 12 juillet 2001, sur le rejet par le Parlement européen de la directive sur les OPA en Europe, intitulé "Pourquoi j'ai voté contre la directive OPA".

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Texte intégral

La semaine dernière, le Parlement européen a rejeté le projet de directive sur les OPA en Europe. Ce rejet a été acquis, conformément au règlement du Parlement européen, au terme d'un vote où les " pour " et les " contre " se sont retrouvés à égalité (273 pour, 273 contre, 22 abstentions). J'ai voté contre ce texte, et je souhaite rendre compte des raisons qui m'ont conduit à ce vote.
Que disait ce projet de directive ? Le compromis, présenté au vote après des débats acharnés, n'était pas un texte de consensus. Il s'agissait, comme souvent, d'une décision subreptice, négociée entre les seuls " experts ", mais lourde de conséquences pour l'avenir. Ce projet tranchait sur le modèle économique de l'Europe dans un sens que n'auraient approuvé ni l'opinion publique, ni la majorité des dirigeants d'entreprises de notre pays et des autres pays européens.
Que proposait le texte ? D'une part, que les dirigeants d'une entreprise visée par une OPA hostile ne puissent pas mettre en oeuvre des mesures de défense de l'entreprise (sauf une augmentation de capital non réservée), et ce, même quand ils y avaient été autorisés préalablement par les actionnaires. D'autre part, que les salariés n'aient pas leur mot à dire dans ce processus : tout juste informés sur le mode minimaliste, mais pas vraiment consultés sur les intentions de l'" attaquant ". Ce choix allait évidemment dans le sens d'un capitalisme " anglo-saxon " qui considère que les arbitrages financiers sont par nature plus judicieux que les choix stratégiques des dirigeants opérationnels de l'entreprise, a fortiori que les préoccupations sociales qui animent cette collectivité humaine.
Or il me semble, justement, que le choix d'un modèle économique pour l'Europe est un choix crucial pour son avenir, et que ce choix doit au contraire être celui d'un équilibre entre les trois logiques légitimes, la nécessaire rentabilité financière, le projet industriel et la cohésion sociale. Il me semble que c'est la meilleure et la seule façon de définir un modèle d'entreprise qui ne soit pas purement et simplement prétexte à arbitrages financiers. Et il me semble que les citoyens, les salariés, ainsi que la communauté des dirigeants d'entreprises européens, doivent être saisis de ce débat et s'y engager.
La possibilité, pour les dirigeants d'une entreprise, de se défendre contre une OPA hostile en mettant en oeuvre, de manière transparente, des dispositions autorisées par les actionnaires, et le droit des salariés à une information authentique et profonde durant l'OPA sont la colonne vertébrale de cet équilibre.
D'autant que le choix ultralibéral qui inspirait la directive n'est pas du tout, dans la réalité, celui du reste du monde. Les Etats-Unis ont adopté, dans la plupart de leurs Etats, une législation très défensive qui facilite la construction de défenses pour les entreprises, les fameuses " poison pills ", et permet de les mettre en oeuvre, pourvu que ce soit dans l'intérêt de l'entreprise, " déterminés par le sentiment de loyauté à l'égard de cette dernière " et " visant essentiellement à préserver les intérêts de la société ".
Ainsi, si le projet de directive avait été adopté en l'état, nous nous serions trouvés dans la situation paradoxale de voir l'Europe baisser ses défenses pendant que les Etats-Unis renforçaient les leurs, créant une situation politique dans laquelle le glaive (les moyens considérables des fonds de pension) et le bouclier (les défenses mobilisables des entreprises) se seraient trouvés du même côté américain, l'Europe se satisfaisant des seuls principes de l'ultralibéralisme désarmé.
On a tenté de regrouper le vote des élus français en présentant ce scrutin comme un combat d'intérêts nationaux, montrant du doigt un " ennemi héréditaire " allemand chargé de tous les maux. Il se trouve qu'en l'occurrence, les avocats du " capitalisme rhénan " défendaient une conception de l'entreprise dont on croyait qu'elle était plus proche de la conviction française. L'entreprise européenne doit être capable de se défendre devant une OPA hostile : ce sera le meilleur moyen de faire entendre les raisons d'une logique industrielle et, je l'espère et le veux, d'une logique sociale qu'il importe de renforcer et de défendre autrement qu'avec des mots pieux.
En outre, plus seront difficiles les OPA hostiles, plus auront de chances de voir le jour des rapprochements amicaux, capables de structurer une industrie et un commerce européens, parties prenantes de notre influence mondiale et de notre capacité à nous faire entendre sur la planète.
Que le gouvernement socialiste français ait fait voter ses élus presque comme un seul homme en faveur de cette directive crée un étrange paradoxe. Les entreprises françaises sont ainsi, à la fois, l'objet de contraintes de plus en plus lourdes, réglementaires et sociales (35 heures, contraintes bureaucratiques et contrôles de toute nature), et de plus en plus exposées, à de notables exceptions près, à des raids devant lesquels on voulait leur interdire toute défense.
En réalité, depuis cinquante années, c'est le même débat historique qui est en suspens. L'Europe doit-elle être un simple marché, une zone de libre-échange, sans autres valeurs que celles du capitalisme financier ? Ou doit-elle, au contraire, former une puissance, forte de ses propres valeurs de civilisation et décidée à les défendre, valeurs au premier rang desquelles il est juste de situer le dynamisme industriel et la cohésion sociale ? Autrement dit, toujours le même débat : économie sociale de marché ou économie financière ? L'un après l'autre, les combats sur ce sujet essentiel sont perdus parce qu'ils ne sont pas livrés. Le jour où la conscience de l'opinion s'allumera sur ce sujet, ce sont les citoyens qui exigeront qu'on ne brade plus leurs attentes.
(Source http://www.udf.org, le 26 juillet 2001)