Texte intégral
Monsieur le premier ministre, " On ne règle pas les problèmes en les mettant de côté " disait Winston Churchill.
Mettre les problèmes de côté c'est pourtant ce qui a été fait au sommet d'Amsterdam.
On a choisi de construire la grande Europe et on a eu raison. Au sortir de leur épreuve communiste on a invité les nouvelles démocraties à nous rejoindre, tout en sachant très bien que l'on ne ferait pas entrer la grande Europe dans les institutions de la petite Europe.
Mais depuis, on lanterne, on tergiverse dans la réforme de ces institutions. Alors, allons à l'essentiel. 10 ans après la chute du Mur de Berlin, un an après les décision d'élargissement d'Helsinki, la nouvelle conférence intergouvernementale, sous présidence française, est le coup d'envoi attendu de l'Europe de tous les européens.
Il y a 50 ans on posait la première pierre de l'Europe sur les ruines de la seconde guerre mondiale autour de la réconciliation franco-allemande. L'enjeu historique aujourd'hui c'est la réunification de l'Europe et la définition du nouveau cadre constitutionnel et institutionnel de cette grande Europe. Bien sûr il ne s'agit pas de réinventer l'Europe.
La construction européenne est un parcours historique unique, inédit, un acquis fabuleux. Les 6, puis les 12 ont initié, avec l'abolition progressive de leur frontière interne, une formidable dynamique de libertés économiques. Ils ont aussi réussi à créer une zone de paix et de liberté unique dans l'histoire, inédite dans le reste du monde : la plus belle réponse aux horreurs de la première et de la seconde guerre mondiale.
La construction européenne, en particulier grâce à l'Acte Unique et au Traité de Maastricht, a favorisé la concurrence et sensiblement limité les gouvernements dans leur pouvoir de s'endetter et de gouverner par les facilités régaliennes de la création monétaire. Indéniablement l'Europe a permis de faire reculer le dirigisme.
Mais ces succès ne suffisent pas à fonder l'Europe de l'avenir. Et l'avenir c'est la grande Europe.
Certes, je sais bien que les socialistes, et encore moins les communistes, n'avaient guère imaginé ni vraiment voulu cette grande Europe. Souvenez-vous du célèbre " je dis non à la réunification " de Jacques Delors, au lendemain de la chute du Mur de Berlin.
Ou encore de François Mitterrand affirmant à Prague, que les nouvelles démocraties d'Europe de l'Est devraient attendre, je le cite, " des décennies et des décennies " pour rejoindre l'union européenne.
Et sans doute cela explique-t-il que nous ayons alors manqué d'audace et raté le rendez-vous que nous donnait l'histoire.
Un projet politique pour la grande Europe
Avec la réunification de l'Europe les européens ne retrouvent pas seulement leur espace géographique naturel, ils retrouvent aussi les fondements mêmes d'une Europe qui ne peut avoir de sens que dans un ancrage commun à des valeurs partagées.
L'Europe ce n'est pas seulement un marché, une zone de libre échange. L'idée de marché commun qui a présidé à la construction de l'Europe s'élargit aujourd'hui au monde entier et les bienfaits du libre-échange s'étendent au delà des frontières de l'Europe. Oui nous avons intérêt au libre-échange en Europe, mais aussi avec bien d'autres pays, les Etats-Unis, le Canada, la Tunisie, le Maroc, sans que pour autant nous formions avec ces pays le projet de construire une nouvelle Europe.
L'Europe ce n'est pas, non plus, une simple addition d'Etats -6, 10, 12, 15, 20, 26, 27 ou 30, unis dans une logique de puissance.
L'Europe c'est avant tout une idée, un point de vue sur le monde. Ce qui fonde l'Europe c'est une certaine conception de l'homme que l'on y a forgé. C'est la proclamation que l'homme a en tant que tels des droits fondamentaux inaliénables, des droits supérieurs à tout pouvoir politique. C'est l'affirmation de la souveraineté de la personne et la croyance en la supériorité du Droit.
A la dimension économique du projet européen, il nous faut aujourd'hui ajouter la dimension philosophique, morale, culturelle, bref, la dimension politique.
Et l'on ne peut définir un projet politique pour la grande Europe du 21ème siècle sans savoir et sans dire d'abord ce que sont les frontières de l'Europe, quel est l'espace de valeurs que nous avons à défendre en commun?
Définir les frontières de la grande Europe
De ce point de vue, il y a eu à Helsinki, me semble-t-il, quelque imprudence pour le gouvernement français à dire " oui " à l'entrée de la Turquie en Europe, sans débat préalable, sans discussion démocratique, sans consultation des citoyens, dire " oui " à une option essentielle pour le visage de l'Europe du 21ème siècle.
Certes, nous savons l'hypocrisie d'une telle décision. Il s'agit pour beaucoup d'inscrire la Turquie sur une liste d'attente aux portes de l'Europe, et de l'y laisser longtemps, très longtemps. Mais ce faisant, on se trompe et on trompe l'espoir des démocrates turcs.
J'ai bien entendu le Ministre des affaires européennes nous dire, pour justifier cette décision, que " l'Europe n'était pas un club chrétien ". Bien entendu. Mais ni par la géographie, ni par l'histoire, ni par la culture, la Turquie n'appartient à l'Europe. Que serait une Europe avec un Parlement européen dans lequel les turcs seraient la première nationalité représentée ? L'Europe, avec la Turquie, c'est une autre Europe. Une Europe dont le premier ministre Turc lui même, a dit, qu'elle avait vocation à s'étendre " plus à l'Est vers le Caucase, l'Azerbaïdjan, finalement vers l'Asie centrale puis le reste de l'Asie ". C'est peut-être là une conception turque de l'Europe, je doute que ce soit celle de la majorité des européens.
Et c'est pourquoi, à l'évidence, la Turquie n'a pas vocation à entrer dans l'union européenne. Certes, on ne peut qu'être sensible à l'option européenne de la Turquie.
Mais à la place d'une promesse illusoire d'intégration dans l'union Européenne - Les Etats-Unis n'ont pas proposé au Mexique de devenir le 51ème Etat de l'Union- mieux vaudrait offrir dès aujourd'hui à la Turquie une véritable statut d'association, de coopération politique et économique.
Nouvelles frontières, nouvelle Europe, nouvelles institutions
Dire les frontières de la grande Europe, définir les nouvelles institutions de la nouvelle Europe. Le monde bouge. L'Europe change de dimension, et il nous faut sans doute penser l'Europe autrement qu'au travers du modèle esquissé par ses pères fondateurs. Comme l'a bien dit le Président Valery Giscard d'Estaing, le projet intégrationniste de la petite Europe d'hier ne peut être celui de la grande Europe de demain.
Notre Europe, notre grande Europe est un ensemble hétérogène qu'on ne peut comparer à l'Allemagne ou aux Etats-Unis. Vouloir unifier toujours davantage, chercher à raboter ces différences qui font la richesse et le génie de l'Europe conduirait à créer des tendances centrifuges destructrices de l'Europe elle-même.
Il nous faut imaginer l'Europe autrement que comme un Etat nation agrandi, avec un super gouvernement, un super Parlement, une super administration, ses super lois, ses super règlements, ses super impôts.
L'époque n'est plus ou Jacques Delors pouvait prophétiser que bientôt 80% des lois applicables aux Français seraient décidées entre Bruxelles et Strasbourg, car on ne saurait imposer les mêmes lois à Dublin, Helsinki, Cracovie, Lisbonne, Athènes, Prague ou Paris.
Je pense ici à cette vision de l'Europe d'un des pères de l'idée fédérale européenne Denis de Rougemont : " Il ne s'agit pas d'obtenir une sorte de nation européenne ou Latins et Germains, Slaves et Anglo-saxons, Scandinaves et Grecs se verraient soumis aux mêmes lois et coutumes qui ne pourraient satisfaire aucun de ces groupes et qui les brimeraient tous. Les diversités européennes doivent être jalousement défendues et maintenues ".
C'est pourquoi l'Europe doit limiter son action à ce qui est essentiel, et ne pas prétendre réglementer, encadrer dans le détail -à l'instar de la directive sur la chasse- la vie de chaque nation et de chaque peuple.
Délimiter et limiter les pouvoirs de l'Europe, fixer de nouveaux mécanismes de décisions, voilà l'enjeu institutionnel et constitutionnel de la conférence intergouvernementale.
Définir des règles de majorité super qualifiée
Maintenir la règle de l'unanimité à 26, 27 ou à 30, c'est, à l'évidence, condamner l'Europe à la paralysie. Je vous invite, cependant, monsieur le Premier ministre, à n'engager la France qu'avec beaucoup, beaucoup de prudence, dans la voie de l'extension du nombre de décisions prises à la majorité qualifiée et dans l'abaissement du seuil de calcul de cette majorité.
La conférence intergouvernementale sous présidence française ne saurait déboucher sans que cela soit un échec pour la France sur un système de décisions qui, dans des domaines essentiels, conduirait la France à se soumettre à des décisions prises contre son gré.
La proposition de la Commission d'une double majorité - majorité qualifiée des Etats et majorité de la population- n'est pas satisfaisante. 51% des européens ne peuvent prétendre dicter leur loi aux 49% restants. S'engager dans cette voie serait prendre le risque de voir se multiplier les décisions inappliquées parce que inapplicables, et de voir l'Europe rejetée par les peuples.
C'est pourquoi si l'on devait suivre cette voie, il conviendrait que la majorité de la population retenue soit aussi une majorité qualifiée des trois cinquième ou plus, comme l'a proposé le Président Valery Giscard d'Estaing.
Limiter et délimiter les pouvoirs de l'Europe et garantir le principe de subsidiarité
Voici pourquoi le problème des mécanismes de décision ne doit pas être séparé à Nice, lors de la conférence intergouvernementale, de la question de la délimitation et de la limitation des pouvoirs de l'Europe ; De la question, aussi, de l'application effective du principe de subsidiarité inscrit dans le Traité de Maastricht.
Il ne s'agit pas de dire seulement comment les décisions seront prises, il s'agit aussi de dire quelles sont les décisions qui doivent être prises au niveau européen et de se garantir contre tout débordement. Aujourd'hui, comme l'a reconnu lui-même le Président Jacques Delors, " 104 projets de directives soumis au Parlement européen cette année c'est beaucoup trop et cela montre que la subsidiarité n'est pas respectée ".
Au surplus, ce qu'on appelle l'acquis communautaire doit être revisité à la lumière du principe de subsidiarité. Et comme le dit le Président Romano Prodi lui-même, " les politiques communautaires inadéquates doivent être soit radicalement réinventées soit éliminées ".
Le principe de subsidiarité, qui fait l'objet d'une affirmation solennelle dans les traités voit son application dans les faits laissée à la discrétion de ceux-là mêmes dont il est censé encadrer le pouvoir.
C'est pourquoi il faut clarifier le principe de subsidiarité et assurer son contrôle au travers de procédures de saisine de la cour européenne de Justice par les Etats, par toutes les instances européennes, par le Comité des Régions, et aussi par les Régions des Etats membres qui ont compétence législative.
Stabiliser la présidence du Conseil européen
Construire la grande Europe, renforcer l'Europe politique, c'est aussi souhaiter renforcer le rôle du Conseil européen et trouver le moyen de stabiliser sa présidence. Maintenir la présidence tournante actuelle signifierait dans une Europe à 25 ou à 30, que la France n'exercerait la présidence que tous les deux septennats ou tous les 3 quinquennats. A moins d'instituer une présidence " kleenex " de trois mois. On ne peut faire l'économie de cette question à Nice.
Une commission fonctionnelle
Quant à la commission, il faudra aussi avoir le courage de limiter le nombre de commissaires européens au nombre de fonctions, c'est-à-dire une douzaine. Ce serait une erreur que de construire une " commission mexicaine " de 30 membres et plus pour faire plaisir à tout le monde. Et en tout cas, le plus mauvais choix serait de maintenir le statu quo actuel, une commission à 20 membres.
Renforcer les coopérations renforcées
Si la grande Europe exige une démarche moins intégrationniste, plus respectueuse de la diversité des nations qui la composent, l'élargissement des frontières de l'Europe doit aller de pair - c'est un des enjeux de Nice- avec l'élargissement des possibilités de coopération renforcées dans des domaines déterminés entre les pays qui le souhaitent.
Faut-il pour autant institutionnaliser au moyen d'un traité dans le traité une sorte de " noyau dur " ou de " noyau stable " composé d'un petit nombre de nations souhaitant davantage d'intégration ? je ne le pense pas.
D'abord parce que je ne crois pas opportun de diviser ainsi l'Europe en deux et qu'au surplus ces coopérations renforcées peuvent être à géométrie variable, comme l'expérience nous l'a montré avec l'Euro, la défense européenne ou Schengen, même si un petit nombre de nations, dont la France, a vocation à se retrouver à l'intersection de ces cercles de coopération.
Une constitution européenne pour la grande Europe
Voici donc le moment venu de refondre l'ensemble des traités formant la base de la construction européenne par la rédaction d'un document clair et concis présentant les principes constitutionnels sur lequel sera désormais fondée l'union européenne, l'union de la grande Europe. Il y a dix ans, presque jour pour jour, au lendemain de la chute du mur de Berlin, les libéraux organisaient un colloque international sur le thème " quelle constitution pour une Europe libre ? ". Nous y voici.
Ce pacte constitutionnel refondateur doit reposer sur une clarification des dispositions existantes dans un texte d'une quarantaine d'articles sélectionnés parmi les 700 que compte aujourd'hui les traités européens.
Ce pacte constitutionnel doit donner à l'Europe comme base constitutionnelle le respect de l'Etat de Droit, des droits et libertés fondamentales tels qu'ils résultent des principes communs des constitutions des Etats membres ainsi que de la convention européenne des droits de l'homme.
Ce pacte constitutionnel, enfin, doit délimiter précisément les pouvoir dévolus à l'union européenne en appliquant et en garantissant fermement le principe de subsidiarité, fixer les principes essentiels de nos politiques communes, l'architecture et les nouvelles règles de fonctionnement des institutions de la grande Europe.
J'ajoute qu'il n'y a pas de vraie constitution sans Cour constitutionnelle.
Avec l'élargissement de l'Europe qui nous invite à repenser la composition et les règles de fonctionnement de la cour européenne de Justice, il conviendrait de renforcer son rôle pour en faire à terme une vraie Cour Constitutionnelle en liaison avec la cour européenne des droits de l'homme de Strasbourg, afin de lui permettre de découvrir progressivement, dans un débat juridique ouvert, les grands principes fondamentaux du droit applicable à tous les européens, à la manière de notre conseil constitutionnel qui, décision après décision, a su dégager les grands principes de droit.
Une présidence visionnaire et ambitieuse
Monsieur le Premier ministre, je suis allé à l'essentiel.
Je n'ai pas parlé des autres enjeux comme la consolidation de notre politique de sécurité commune, comme l'agenda social ou comme la sécurité alimentaire ou la sécurité maritime. A plus forte raison, je n'ai pas parlé des suggestions de la majorité de cette assemblée qui s'inscrivent à contre-courant de l'Europe et qui feront sans doute sourire nos partenaires : programmes de grands travaux, Taxe Tobin
C'est sur notre capacité à répondre aux défis de la construction de la grande Europe que sera jugée la présidence française.
Le président de notre délégation pour l'union européenne vous invitait ce matin à une présidence " modeste et pragmatique ".
Puisque la cohabitation permet à la France de parler d'une seule voie, souhaitons que ce soit une voie forte.
Aussi permettez-moi donc de vous inviter, pour ma part, à une présidence visionnaire et ambitieuse.
(source http://www.demlib.com, le 11 mai 2000)
Mettre les problèmes de côté c'est pourtant ce qui a été fait au sommet d'Amsterdam.
On a choisi de construire la grande Europe et on a eu raison. Au sortir de leur épreuve communiste on a invité les nouvelles démocraties à nous rejoindre, tout en sachant très bien que l'on ne ferait pas entrer la grande Europe dans les institutions de la petite Europe.
Mais depuis, on lanterne, on tergiverse dans la réforme de ces institutions. Alors, allons à l'essentiel. 10 ans après la chute du Mur de Berlin, un an après les décision d'élargissement d'Helsinki, la nouvelle conférence intergouvernementale, sous présidence française, est le coup d'envoi attendu de l'Europe de tous les européens.
Il y a 50 ans on posait la première pierre de l'Europe sur les ruines de la seconde guerre mondiale autour de la réconciliation franco-allemande. L'enjeu historique aujourd'hui c'est la réunification de l'Europe et la définition du nouveau cadre constitutionnel et institutionnel de cette grande Europe. Bien sûr il ne s'agit pas de réinventer l'Europe.
La construction européenne est un parcours historique unique, inédit, un acquis fabuleux. Les 6, puis les 12 ont initié, avec l'abolition progressive de leur frontière interne, une formidable dynamique de libertés économiques. Ils ont aussi réussi à créer une zone de paix et de liberté unique dans l'histoire, inédite dans le reste du monde : la plus belle réponse aux horreurs de la première et de la seconde guerre mondiale.
La construction européenne, en particulier grâce à l'Acte Unique et au Traité de Maastricht, a favorisé la concurrence et sensiblement limité les gouvernements dans leur pouvoir de s'endetter et de gouverner par les facilités régaliennes de la création monétaire. Indéniablement l'Europe a permis de faire reculer le dirigisme.
Mais ces succès ne suffisent pas à fonder l'Europe de l'avenir. Et l'avenir c'est la grande Europe.
Certes, je sais bien que les socialistes, et encore moins les communistes, n'avaient guère imaginé ni vraiment voulu cette grande Europe. Souvenez-vous du célèbre " je dis non à la réunification " de Jacques Delors, au lendemain de la chute du Mur de Berlin.
Ou encore de François Mitterrand affirmant à Prague, que les nouvelles démocraties d'Europe de l'Est devraient attendre, je le cite, " des décennies et des décennies " pour rejoindre l'union européenne.
Et sans doute cela explique-t-il que nous ayons alors manqué d'audace et raté le rendez-vous que nous donnait l'histoire.
Un projet politique pour la grande Europe
Avec la réunification de l'Europe les européens ne retrouvent pas seulement leur espace géographique naturel, ils retrouvent aussi les fondements mêmes d'une Europe qui ne peut avoir de sens que dans un ancrage commun à des valeurs partagées.
L'Europe ce n'est pas seulement un marché, une zone de libre échange. L'idée de marché commun qui a présidé à la construction de l'Europe s'élargit aujourd'hui au monde entier et les bienfaits du libre-échange s'étendent au delà des frontières de l'Europe. Oui nous avons intérêt au libre-échange en Europe, mais aussi avec bien d'autres pays, les Etats-Unis, le Canada, la Tunisie, le Maroc, sans que pour autant nous formions avec ces pays le projet de construire une nouvelle Europe.
L'Europe ce n'est pas, non plus, une simple addition d'Etats -6, 10, 12, 15, 20, 26, 27 ou 30, unis dans une logique de puissance.
L'Europe c'est avant tout une idée, un point de vue sur le monde. Ce qui fonde l'Europe c'est une certaine conception de l'homme que l'on y a forgé. C'est la proclamation que l'homme a en tant que tels des droits fondamentaux inaliénables, des droits supérieurs à tout pouvoir politique. C'est l'affirmation de la souveraineté de la personne et la croyance en la supériorité du Droit.
A la dimension économique du projet européen, il nous faut aujourd'hui ajouter la dimension philosophique, morale, culturelle, bref, la dimension politique.
Et l'on ne peut définir un projet politique pour la grande Europe du 21ème siècle sans savoir et sans dire d'abord ce que sont les frontières de l'Europe, quel est l'espace de valeurs que nous avons à défendre en commun?
Définir les frontières de la grande Europe
De ce point de vue, il y a eu à Helsinki, me semble-t-il, quelque imprudence pour le gouvernement français à dire " oui " à l'entrée de la Turquie en Europe, sans débat préalable, sans discussion démocratique, sans consultation des citoyens, dire " oui " à une option essentielle pour le visage de l'Europe du 21ème siècle.
Certes, nous savons l'hypocrisie d'une telle décision. Il s'agit pour beaucoup d'inscrire la Turquie sur une liste d'attente aux portes de l'Europe, et de l'y laisser longtemps, très longtemps. Mais ce faisant, on se trompe et on trompe l'espoir des démocrates turcs.
J'ai bien entendu le Ministre des affaires européennes nous dire, pour justifier cette décision, que " l'Europe n'était pas un club chrétien ". Bien entendu. Mais ni par la géographie, ni par l'histoire, ni par la culture, la Turquie n'appartient à l'Europe. Que serait une Europe avec un Parlement européen dans lequel les turcs seraient la première nationalité représentée ? L'Europe, avec la Turquie, c'est une autre Europe. Une Europe dont le premier ministre Turc lui même, a dit, qu'elle avait vocation à s'étendre " plus à l'Est vers le Caucase, l'Azerbaïdjan, finalement vers l'Asie centrale puis le reste de l'Asie ". C'est peut-être là une conception turque de l'Europe, je doute que ce soit celle de la majorité des européens.
Et c'est pourquoi, à l'évidence, la Turquie n'a pas vocation à entrer dans l'union européenne. Certes, on ne peut qu'être sensible à l'option européenne de la Turquie.
Mais à la place d'une promesse illusoire d'intégration dans l'union Européenne - Les Etats-Unis n'ont pas proposé au Mexique de devenir le 51ème Etat de l'Union- mieux vaudrait offrir dès aujourd'hui à la Turquie une véritable statut d'association, de coopération politique et économique.
Nouvelles frontières, nouvelle Europe, nouvelles institutions
Dire les frontières de la grande Europe, définir les nouvelles institutions de la nouvelle Europe. Le monde bouge. L'Europe change de dimension, et il nous faut sans doute penser l'Europe autrement qu'au travers du modèle esquissé par ses pères fondateurs. Comme l'a bien dit le Président Valery Giscard d'Estaing, le projet intégrationniste de la petite Europe d'hier ne peut être celui de la grande Europe de demain.
Notre Europe, notre grande Europe est un ensemble hétérogène qu'on ne peut comparer à l'Allemagne ou aux Etats-Unis. Vouloir unifier toujours davantage, chercher à raboter ces différences qui font la richesse et le génie de l'Europe conduirait à créer des tendances centrifuges destructrices de l'Europe elle-même.
Il nous faut imaginer l'Europe autrement que comme un Etat nation agrandi, avec un super gouvernement, un super Parlement, une super administration, ses super lois, ses super règlements, ses super impôts.
L'époque n'est plus ou Jacques Delors pouvait prophétiser que bientôt 80% des lois applicables aux Français seraient décidées entre Bruxelles et Strasbourg, car on ne saurait imposer les mêmes lois à Dublin, Helsinki, Cracovie, Lisbonne, Athènes, Prague ou Paris.
Je pense ici à cette vision de l'Europe d'un des pères de l'idée fédérale européenne Denis de Rougemont : " Il ne s'agit pas d'obtenir une sorte de nation européenne ou Latins et Germains, Slaves et Anglo-saxons, Scandinaves et Grecs se verraient soumis aux mêmes lois et coutumes qui ne pourraient satisfaire aucun de ces groupes et qui les brimeraient tous. Les diversités européennes doivent être jalousement défendues et maintenues ".
C'est pourquoi l'Europe doit limiter son action à ce qui est essentiel, et ne pas prétendre réglementer, encadrer dans le détail -à l'instar de la directive sur la chasse- la vie de chaque nation et de chaque peuple.
Délimiter et limiter les pouvoirs de l'Europe, fixer de nouveaux mécanismes de décisions, voilà l'enjeu institutionnel et constitutionnel de la conférence intergouvernementale.
Définir des règles de majorité super qualifiée
Maintenir la règle de l'unanimité à 26, 27 ou à 30, c'est, à l'évidence, condamner l'Europe à la paralysie. Je vous invite, cependant, monsieur le Premier ministre, à n'engager la France qu'avec beaucoup, beaucoup de prudence, dans la voie de l'extension du nombre de décisions prises à la majorité qualifiée et dans l'abaissement du seuil de calcul de cette majorité.
La conférence intergouvernementale sous présidence française ne saurait déboucher sans que cela soit un échec pour la France sur un système de décisions qui, dans des domaines essentiels, conduirait la France à se soumettre à des décisions prises contre son gré.
La proposition de la Commission d'une double majorité - majorité qualifiée des Etats et majorité de la population- n'est pas satisfaisante. 51% des européens ne peuvent prétendre dicter leur loi aux 49% restants. S'engager dans cette voie serait prendre le risque de voir se multiplier les décisions inappliquées parce que inapplicables, et de voir l'Europe rejetée par les peuples.
C'est pourquoi si l'on devait suivre cette voie, il conviendrait que la majorité de la population retenue soit aussi une majorité qualifiée des trois cinquième ou plus, comme l'a proposé le Président Valery Giscard d'Estaing.
Limiter et délimiter les pouvoirs de l'Europe et garantir le principe de subsidiarité
Voici pourquoi le problème des mécanismes de décision ne doit pas être séparé à Nice, lors de la conférence intergouvernementale, de la question de la délimitation et de la limitation des pouvoirs de l'Europe ; De la question, aussi, de l'application effective du principe de subsidiarité inscrit dans le Traité de Maastricht.
Il ne s'agit pas de dire seulement comment les décisions seront prises, il s'agit aussi de dire quelles sont les décisions qui doivent être prises au niveau européen et de se garantir contre tout débordement. Aujourd'hui, comme l'a reconnu lui-même le Président Jacques Delors, " 104 projets de directives soumis au Parlement européen cette année c'est beaucoup trop et cela montre que la subsidiarité n'est pas respectée ".
Au surplus, ce qu'on appelle l'acquis communautaire doit être revisité à la lumière du principe de subsidiarité. Et comme le dit le Président Romano Prodi lui-même, " les politiques communautaires inadéquates doivent être soit radicalement réinventées soit éliminées ".
Le principe de subsidiarité, qui fait l'objet d'une affirmation solennelle dans les traités voit son application dans les faits laissée à la discrétion de ceux-là mêmes dont il est censé encadrer le pouvoir.
C'est pourquoi il faut clarifier le principe de subsidiarité et assurer son contrôle au travers de procédures de saisine de la cour européenne de Justice par les Etats, par toutes les instances européennes, par le Comité des Régions, et aussi par les Régions des Etats membres qui ont compétence législative.
Stabiliser la présidence du Conseil européen
Construire la grande Europe, renforcer l'Europe politique, c'est aussi souhaiter renforcer le rôle du Conseil européen et trouver le moyen de stabiliser sa présidence. Maintenir la présidence tournante actuelle signifierait dans une Europe à 25 ou à 30, que la France n'exercerait la présidence que tous les deux septennats ou tous les 3 quinquennats. A moins d'instituer une présidence " kleenex " de trois mois. On ne peut faire l'économie de cette question à Nice.
Une commission fonctionnelle
Quant à la commission, il faudra aussi avoir le courage de limiter le nombre de commissaires européens au nombre de fonctions, c'est-à-dire une douzaine. Ce serait une erreur que de construire une " commission mexicaine " de 30 membres et plus pour faire plaisir à tout le monde. Et en tout cas, le plus mauvais choix serait de maintenir le statu quo actuel, une commission à 20 membres.
Renforcer les coopérations renforcées
Si la grande Europe exige une démarche moins intégrationniste, plus respectueuse de la diversité des nations qui la composent, l'élargissement des frontières de l'Europe doit aller de pair - c'est un des enjeux de Nice- avec l'élargissement des possibilités de coopération renforcées dans des domaines déterminés entre les pays qui le souhaitent.
Faut-il pour autant institutionnaliser au moyen d'un traité dans le traité une sorte de " noyau dur " ou de " noyau stable " composé d'un petit nombre de nations souhaitant davantage d'intégration ? je ne le pense pas.
D'abord parce que je ne crois pas opportun de diviser ainsi l'Europe en deux et qu'au surplus ces coopérations renforcées peuvent être à géométrie variable, comme l'expérience nous l'a montré avec l'Euro, la défense européenne ou Schengen, même si un petit nombre de nations, dont la France, a vocation à se retrouver à l'intersection de ces cercles de coopération.
Une constitution européenne pour la grande Europe
Voici donc le moment venu de refondre l'ensemble des traités formant la base de la construction européenne par la rédaction d'un document clair et concis présentant les principes constitutionnels sur lequel sera désormais fondée l'union européenne, l'union de la grande Europe. Il y a dix ans, presque jour pour jour, au lendemain de la chute du mur de Berlin, les libéraux organisaient un colloque international sur le thème " quelle constitution pour une Europe libre ? ". Nous y voici.
Ce pacte constitutionnel refondateur doit reposer sur une clarification des dispositions existantes dans un texte d'une quarantaine d'articles sélectionnés parmi les 700 que compte aujourd'hui les traités européens.
Ce pacte constitutionnel doit donner à l'Europe comme base constitutionnelle le respect de l'Etat de Droit, des droits et libertés fondamentales tels qu'ils résultent des principes communs des constitutions des Etats membres ainsi que de la convention européenne des droits de l'homme.
Ce pacte constitutionnel, enfin, doit délimiter précisément les pouvoir dévolus à l'union européenne en appliquant et en garantissant fermement le principe de subsidiarité, fixer les principes essentiels de nos politiques communes, l'architecture et les nouvelles règles de fonctionnement des institutions de la grande Europe.
J'ajoute qu'il n'y a pas de vraie constitution sans Cour constitutionnelle.
Avec l'élargissement de l'Europe qui nous invite à repenser la composition et les règles de fonctionnement de la cour européenne de Justice, il conviendrait de renforcer son rôle pour en faire à terme une vraie Cour Constitutionnelle en liaison avec la cour européenne des droits de l'homme de Strasbourg, afin de lui permettre de découvrir progressivement, dans un débat juridique ouvert, les grands principes fondamentaux du droit applicable à tous les européens, à la manière de notre conseil constitutionnel qui, décision après décision, a su dégager les grands principes de droit.
Une présidence visionnaire et ambitieuse
Monsieur le Premier ministre, je suis allé à l'essentiel.
Je n'ai pas parlé des autres enjeux comme la consolidation de notre politique de sécurité commune, comme l'agenda social ou comme la sécurité alimentaire ou la sécurité maritime. A plus forte raison, je n'ai pas parlé des suggestions de la majorité de cette assemblée qui s'inscrivent à contre-courant de l'Europe et qui feront sans doute sourire nos partenaires : programmes de grands travaux, Taxe Tobin
C'est sur notre capacité à répondre aux défis de la construction de la grande Europe que sera jugée la présidence française.
Le président de notre délégation pour l'union européenne vous invitait ce matin à une présidence " modeste et pragmatique ".
Puisque la cohabitation permet à la France de parler d'une seule voie, souhaitons que ce soit une voie forte.
Aussi permettez-moi donc de vous inviter, pour ma part, à une présidence visionnaire et ambitieuse.
(source http://www.demlib.com, le 11 mai 2000)