Déclaration de Mme Christiane Taubira, ministre de la justice, sur le projet de loi relatif au harcèlement sexuel, à l'Assemblée nationale le 24 juillet 2012.

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Circonstance : Discussion en séance publique à l’Assemblé nationale sur le projet de loi relatif au harcèlement sexuel, le 24 juillet 2012

Texte intégral

Mme Christiane Taubira, garde des sceaux, ministre de la justice. Monsieur le président, mesdames et messieurs les députés, le Conseil constitutionnel a annulé le 4 mai 2012 l’infraction de harcèlement sexuel, sur la saisine de la Cour de cassation qui lui transmettait une question prioritaire de constitutionnalité. Le Conseil a considéré que les éléments constitutifs de l’infraction étaient insuffisamment définis et a déclaré l’article 222-33 du code pénal contraire à la Constitution. Il a précisé que cette censure était d’effet immédiat et s’appliquait donc à toutes les affaires non définitivement jugées.
Cette infraction, qui figurait dans la loi de modernisation sociale du 17 janvier 2002, réprimait d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende le fait de harceler autrui dans le but d’obtenir des faveurs de nature sexuelle. Entrée dans le code pénal en 1992 à l’occasion de la réforme de ce même code, promulguée en 1994, elle était issue d’un amendement d’Yvette Roudy et de Gérard Gouzes déposé en 1991, créant un article additionnel dans le chapitre consacré aux discriminations. Au cours de la navette parlementaire, il était apparu que ce n’était pas sa place et qu’il fallait l’inclure parmi les infractions sexuelles.
Les éléments caractéristiques de cette infraction étaient l’abus d’autorité et des ordres, menaces ou contraintes ayant pour but d’obtenir des faveurs de nature sexuelle. Elle était à l’époque punie d’un an d’emprisonnement et de 100 000 francs d’amende. En 1998, à l’occasion du débat sur la prévention et la répression des infractions sexuelles, est apparu un nouvel élément caractéristique : les pressions graves.
Il faut noter que le législateur avait prévu de retenir l’acte unique dès 1992. Cela apparaît très clairement dans les débats, aussi bien dans la bouche du ministre délégué à la justice de l’époque, Michel Sapin, que du rapporteur. Malheureusement, le texte lui-même ne définissant pas l’acte unique comme fait de harcèlement sexuel, la justice n’a pu tenir compte de l’intention explicite du législateur et les actes uniques n’ont donc pas été punis.
Lors de la discussion de la loi de modernisation sociale, en 2002, il n’avait dans un premier temps pas été question du harcèlement sexuel, mais seulement moral. Il s’agissait de modifier le code du travail pour supprimer l’abus d’autorité des éléments caractéristiques et constitutifs du harcèlement moral. C’est un amendement parlementaire qui a proposé de faire de même pour le harcèlement sexuel, et qui a en fait abouti à cette définition censurée le 4 mai par le Conseil constitutionnel.
Pour que des faits d’une telle gravité ne restent pas sans réponse pénale, le Gouvernement a décidé d’agir avec célérité, et le Parlement a accepté la procédure accélérée. Quelques semaines après la décision du Conseil constitutionnel, sept propositions de loi ont été déposées au Sénat, lequel a également mis en place un groupe de travail. Ce dernier a procédé à une cinquantaine d’auditions.
Dès qu’elle a été renouvelée, l’Assemblée nationale s’est emparée du sujet. Je veux particulièrement remercier le président de la commission des lois, Jean-Jacques Urvoas, ainsi que les rapporteures Pascale Crozon, de la commission des lois saisie au fond,…
M. Marcel Rogemont. L’excellente Pascale Crozon !
Mme Christiane Taubira, garde des sceaux. …et Barbara Romagnan, de la commission des affaires sociales saisie pour avis. Je remercie aussi, bien entendu, Catherine Coutelle, présidente de la délégation aux droits des femmes, et Ségolène Neuville. Je vous remercie vivement pour le travail de grande qualité que vous avez fourni dans des délais extrêmement resserrés qui sont le fruit d’une impérieuse nécessité.
Le Gouvernement a lui-même déposé un projet de loi délibéré en conseil des ministres le 13 juin dernier, évidemment après avoir soumis son texte à l’avis du Conseil d’État. Le projet de loi s’est inspiré des travaux parlementaires ainsi que des auditions auxquelles nous avons, Mme la ministre des droits des femmes et moi-même, procédé ensemble ou séparément.
M. Patrick Lemasle. Et de celles menées par Mme Coutelle !
Mme Christiane Taubira, garde des sceaux. Le projet de loi vise tout d’abord à définir le harcèlement sexuel, en respectant les exigences constitutionnelles et tout en essayant de couvrir la totalité des situations dans lesquelles peuvent se trouver les victimes de harcèlement. Il comporte une innovation, que j’évoquais tout à l’heure et que le législateur envisageait déjà en 1992, le harcèlement par acte unique d’une particulière gravité.
Le projet de loi visait aussi, deuxième objectif, à permettre une répression à la fois adaptée à la gravité des faits et cohérente avec l’échelle des peines prévues en matière d’infractions sexuelles. Étaient ainsi édictées plusieurs formes d’incrimination et des sanctions différenciées, adaptées à chacune.
Le troisième objectif du projet de loi était de punir de façon cohérente et exhaustive les discriminations très souvent induites par le harcèlement sexuel, ce qui supposait de modifier à la fois le code du travail et le code pénal.
Le quatrième objectif – le plus noble sans doute –, était de permettre aux victimes d’agir vite et efficacement, tout en les protégeant. C’est le sens des mesures destinées à protéger les témoins, de celles qui facilitent l’assistance apportée par les associations et de celles qui répriment plus particulièrement les discriminations.
Voyons maintenant les modifications apportées au texte gouvernemental à la suite de l’adoption des amendements déposés en commission des lois du Sénat, avant le vote unanime du texte lors de la séance plénière du Sénat du 12 juillet 2012.
S’agissant de la définition du harcèlement sexuel au I et au II de l’article 1er, le Sénat a repris à son compte la distinction proposée par le Gouvernement entre les deux types de harcèlement. Il a simplement modifié la rédaction du texte pour la rendre plus claire, ce que le Gouvernement a approuvé. L’article 1er tel qu’adopté par le Sénat définit ainsi ce que j’appellerai le harcèlement simple – cette expression ne figure pas évidemment pas dans le projet de loi – comme « le fait d’imposer à une personne, de façon répétée, des propos ou agissements à connotation sexuelle qui, soit portent atteinte à sa dignité en raison de leur caractère dégradant ou humiliant, soit créent à son égard une situation intimidante, hostile ou offensante ». Le Sénat a donc choisi – j’y reviendrai – de retenir le terme de « situation » et de remplacer « actes » par « agissements ».
Les amendements adoptés par le Sénat à l’article 1er ont surtout eu pour objet de déconnecter la deuxième forme de harcèlement de la première. En résultent deux incriminations bien définies, de deux types différents : d’une part, l’incrimination pour des faits réitérés ; d’autre part, une incrimination pour des faits réitérés ou pour des faits uniques d’une particulière gravité. Ces deux incriminations permettent de couvrir l’ensemble des situations de harcèlement sexuel portées à notre connaissance.
Le III de l’article 1er détermine les sanctions applicables et définit des circonstances aggravantes.
Le projet du Gouvernement prévoyait des incriminations différenciées, et donc des sanctions différenciées. Il proposait ainsi de punir d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende la première forme de harcèlement ; ce quantum de peine était celui retenu pour l’incrimination annulée par le Conseil constitutionnel. La deuxième forme de harcèlement sexuel, celle qui, réitérée ou sous la forme d’un acte unique, s’accompagne de pressions graves, était punie de deux ans d’emprisonnement et de 30 000 euros d’amende.
Le Sénat a proposé d’unifier les sanctions applicables aux deux incriminations. Le Gouvernement a approuvé ce choix, en considérant que des faits moins graves lorsqu’on les considère indépendamment les uns des autres, pouvaient avoir, s’ils étaient répétés des conséquences aussi préjudiciables pour la victime qu’un fait unique particulièrement grave. Les deux formes de harcèlement sexuel définies par l’article 1er sont donc sanctionnées par deux ans d’emprisonnement et 30 000 euros d’amende.
Le Gouvernement a proposé quatre circonstances aggravantes : l’abus d’autorité ; la minorité de la victime ; la vulnérabilité induite par l’âge, une infirmité, une déficience physique ou psychique ou un état de grossesse ; la participation de plusieurs personnes, en qualité d’auteur ou de complice, aux faits. Dans ces quatre cas, les peines sont portées à trois ans d’emprisonnement et 45 000 euros d’amende. Précisons que ces différentes circonstances aggravantes sont déjà prévues pour le viol ou les agressions sexuelles.
Le Sénat a décidé de conserver ces quatre types de circonstances aggravantes et les peines prévues par le projet de loi.
S’est toutefois manifestée, au cours des débats que nous avons eus lors des auditions en commission des lois du Sénat, puis lors de l’examen du texte par ladite commission et en séance publique, une préoccupation particulière : la question de la vulnérabilité économique et sociale et de la dépendance. Il ressort effectivement de l’examen des situations de harcèlement que la vulnérabilité économique et sociale est de nature à désinhiber encore davantage les auteurs de ces agissements ; il convenait de prendre en considération cette circonstance. Le Gouvernement a déposé, à ce propos, un amendement dont la rédaction a convenu aux sénateurs, qui l’ont adopté à l’unanimité. Une cinquième circonstance aggravante est ainsi reconnue par le texte : « lorsque les faits sont commis […] en profitant de la particulière vulnérabilité ou dépendance de la victime résultant de la précarité de sa situation économique ou sociale, apparente ou connue de l’auteur ».
L’article 2 du projet de loi a pour objet d’insérer dans le code pénal un nouvel article 225-1-1 qui permettra de sanctionner les discriminations qui sont souvent induites par le harcèlement sexuel.
Par ailleurs, la question de l’incidence de l’orientation ou de l’identité sexuelle sur le harcèlement a été l’objet de débats assez vifs. La liste des motifs de discrimination interdits comprenait déjà ceux des mœurs et de l’orientation sexuelle. Y a été ajoutée, par voie d’amendement, celui de l’identité sexuelle. Il s’agit de protéger les transsexuels, puisque le débat a essentiellement porté sur la nécessaire protection des transsexuels. Je suppose que le sujet reviendra lors de l’examen des articles et des amendements. Nous débattrons probablement des concepts d’identité sexuelle et d’identité de genre.
M. Jean-Frédéric Poisson. Oui, c’est probable, en effet !
Mme Christiane Taubira, garde des sceaux. Nous verrons aussi, lors de ces échanges, comment la jurisprudence, notamment celle de la cour d’appel de Douai, peut nous éclairer s’agissant de la protection des personnes concernées.
L’article 3, qui a pour objet d’aligner la définition du harcèlement sexuel retenue par le code du travail sur celle du code pénal, étend explicitement la protection contre le harcèlement sexuel aux personnes « en période de formation ou en période de stage ». Celles-ci sont nombreuses à participer au monde du travail, et il n’allait effectivement pas de soi que l’incrimination, telle qu’elle était définie, pouvait les protéger.
L’article 3 bis intègre définitions et sanctions du harcèlement sexuel dans le statut de la fonction publique, précisément à l’article 6 ter de la loi du 13 juillet 1983.
Les articles 4, 5 et 6 alignent pour leur part les dispositions applicables aux collectivités d’outre-mer dotées d’un droit du travail qui leur est propre. C’est le cas de Mayotte, de Wallis-et-Futuna, de la Nouvelle-Calédonie et de la Polynésie française.
Tel est le texte adopté en séance publique par le Sénat et déposé sur le bureau de l’Assemblée nationale le 17 juillet dernier. Après l’audition de la ministre des droits des femmes et de moi-même, la commission des lois de l’Assemblée nationale a examiné, le 18 juillet, les amendements et adopté à l’unanimité le texte amendé.
Quelles sont les modifications introduites en commission ?
À l’article 1er, une première précision rédactionnelle a consisté à remplacer « à l’égard de » par « à l’encontre de ». Pour ma part, je considère que cette reformulation n’est pas purement rédactionnelle, mais vise à souligner le caractère agressif des faits incriminés. Ce n’est donc pas un simple exercice de style : il s’agit de rappeler qu’il est question de faits punis par notre loi pénale et, surtout, commis « à l’encontre », donc au détriment, aux dépens, d’une victime.
M. Jean-Jacques Urvoas, président de la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République. Absolument !
Mme Christiane Taubira, garde des sceaux. Par ailleurs, la commission des lois a décidé de retenir dans la définition des faits de harcèlement la notion de « situation intimidante, hostile ou offensante » plutôt que celle d’« environnement intimidant, hostile ou offensant », que le Gouvernement avait retenue en s’inspirant des directives européennes. Sur ce point, la commission des lois de l’Assemblée nationale a donc choisi de retenir la solution adoptée par le Sénat.
Le principal apport de votre commission des lois, mesdames et messieurs les députés, concerne la définition du harcèlement sexuel acte unique. Au Sénat, le risque de déqualification de tentatives d’agression sexuelle et de tentatives de viol en harcèlement sexuel acte unique a suscité d’intenses débats. Nous avions en effet retenu comme éléments constitutifs les ordres, menaces ou contraintes. Or, menaces et contraintes sont aussi des éléments constitutifs de l’agression sexuelle et du viol, ce qui a conduit plusieurs sénateurs à évoquer le risque de déqualification de ces deux incriminations.
Nous avons considéré qu’il était extrêmement important de retenir la possibilité que le harcèlement sexuel prenne la forme d’un acte unique ; le législateur de 1992 l’avait d’ailleurs envisagé comme un possible progrès ultérieur. Vingt ans plus tard, alors que nous connaissons mieux la réalité des pratiques de harcèlement sexuel, il n’y a plus lieu d’ignorer cette possibilité. Le harcèlement sous la forme d’un acte unique peut intervenir lors d’un entretien d’embauche, lors d’un entretien en vue d’obtenir un logement, et de jeunes filles – sans doute aussi de jeunes gens, mais surtout de jeunes filles ; des cas précis ont été portés à notre connaissance – peuvent en être victimes dans le cadre de leurs rapports avec leur directeur de thèse. Nous tenions donc à ce que l’incrimination d’un acte unique soit retenue, non sans être attentifs aux risques de déqualification.
La commission des lois a donc retiré les ordres, menaces et contraintes de la définition du harcèlement. Le Gouvernement salue cette décision. Les observations formulés par les sénateurs, mais aussi celles formulées par les députés lors de nos auditions, ont montré que le risque de déqualification vous préoccupait également et qu’il fallait l’écarter. Par conséquent, seul le critère de la « pression grave » est retenu pour caractériser l’acte unique de harcèlement sexuel. Le critère de la finalité est, bien entendu, maintenu.
Cette infraction – qui n’est pas du harcèlement sexuel mais y est assimilée – est ainsi définie : « Est assimilé au harcèlement sexuel le fait, même non répété, d’user de toute forme de pression grave, dans le but réel ou apparent d’obtenir un acte de nature sexuelle… »
Concernant les circonstances aggravantes, la commission des lois a procédé à une modification rédactionnelle portant sur la vulnérabilité économique ou sociale, en supprimant l’expression « en profitant de ». La rédaction est ainsi alignée sur celle qui a prévalu pour les autres circonstances aggravantes.
Des amendements ont été présentés par des députés de l’opposition sur la question de la minorité. Le débat en séance reviendra certainement sur ce point tout à l’heure.
M. Jean-Frédéric Poisson. C’est probable en effet !
Mme Christiane Taubira, garde des sceaux. Les articles 2 et 2 bis ont trait à la répression des discriminations pouvant résulter des faits de harcèlement. Une modification a été apportée par le biais d’un amendement déposé à l’initiative de votre rapporteure, qui vise à protéger le témoin autant que la victime, lorsque le témoin est victime de discriminations.
L’article 3 concerne la modification du code du travail. Votre commission a souhaité supprimer la mention « dans le cadre de relations de travail ». Puisque cette précision touche au code du travail, on peut en effet la considérer comme superfétatoire.
La commission a en revanche choisi de reprendre explicitement dans le code du travail la définition de l’incrimination, sans renvoi au code pénal. Le Gouvernement approuve également cette décision dans la mesure où elle reprend le procédé utilisé pour la modification de la loi du 13 juillet 1983 portant statut général des fonctionnaires. Cela a l’avantage de donner une autonomie à cette incrimination dans le code du travail, et permettra une pratique judiciaire plus aisée.
Les articles suivants concernent l’harmonisation avec les codes du travail en vigueur dans les territoires d’outre-mer.
Un certain nombre de sujets seront abordés tout à l’heure au cours de la discussion. Certains d’entre eux ont été longuement discutés par votre commission, non seulement au cours de notre audition, mais également au cours de travaux ultérieurs. Les comptes rendus en témoignent, ainsi que le rapport de la commission.
Le soutien apporté aux victimes de harcèlement sexuel est l’un de ces sujets. L’action publique de soutien aux victimes s’est éteinte au moment où l’incrimination de harcèlement sexuel a disparu des textes. Avant d’envisager ce qu’il est possible de faire pour elles, je souhaite vous donner quelques éléments dont dispose la chancellerie, qui sont tirés, pour l’essentiel, des casiers judiciaires.
Entre 1994 et 2003, de 30 à 40 condamnations pour harcèlement sexuel ont été prononcées chaque année. En 2004, le nombre de condamnations s’est élevé à 63. Entre 2005 et 2010, il a varié entre 70 et 85 par an. Presque toutes ces condamnations – 78 % d’entre elles – font l’objet de peines assorties de sursis. Pour le reste, 17% sont suivies d’amendes, dont le montant moyen est de 1 000 euros. Le pourcentage d’appel est de 25% : c’est une proportion élevée.
La durée moyenne entre le dépôt de la plainte et le prononcé du jugement est d’environ 27 mois. Le coût moyen de la procédure, qui inclut notamment les honoraires d’avocat, est de 13 000 à 20 000 euros. Lorsque l’on considère ces éléments, que l’on sait qu’environ 1 000 plaintes sont déposées chaque année, qui aboutissent à 80 condamnations, et lorsque l’on voit le coût et les délais de ces procédures, on comprend que des solutions doivent être trouvées pour les victimes qui se sont vu opposer l’extinction de l’action publique du fait de la suppression de l’incrimination.
Parmi ces solutions, l’une a été proposée par votre rapporteure, dans un amendement qui a été retiré lors des travaux en commission mais qui reviendra certainement au cours de la discussion en séance. Des demandes ont par ailleurs été formulées par des députés concernant l’aide juridictionnelle.
Avant de vous dire ce qu’il est possible de faire sur ces deux points, je rappelle que le 10 mai dernier, la Chancellerie a adressé aux parquets une circulaire invitant les procureurs généraux à indiquer, dans le cadre des enquêtes et de leurs réquisitions, qu’il est possible de requalifier les plaintes pour harcèlement sexuel soit en harcèlement moral, soit en violences volontaires – éventuellement avec préméditation –, soit en tentatives d’agression sexuelle. J’ai adressé le 7 juin dernier une autre circulaire aux parquets pour leur demander de faire remonter à la Chancellerie les éléments techniques et juridiques qui permettraient de savoir dans quelle mesure des requalifications ont été prononcées dans les procédures en cours.
Sur 130 procédures – incluant les enquêtes, les informations judiciaires et les audiences en cours –, 50 ont fait l’objet de requalifications, soit un taux d’environ 40%. Les parquets ont été actifs grâce aux réunions qui ont été organisées dans un certain nombre de ressorts de cour d’appel pour sensibiliser les procureurs à cette possibilité de requalification. Il y a donc eu 50 requalifications, mais aussi 16 extinctions d’action publique.
À la lumière de ces éléments, il apparaît nécessaire de prendre les victimes en considération. Je me suis engagée au Sénat à inviter les parquets généraux, par voie de circulaire, à informer par écrit les victimes de la possibilité dont elles disposent de recourir à la juridiction civile, même si l’action publique est éteinte dans le cadre de la procédure pénale.
Une question reviendra sans doute au cours du débat sur les articles. Elle porte sur la possibilité d’inscrire dans la loi une facilitation – le terme n’est pas très usité – …
M. Jean-Jacques Urvoas, président de la commission des lois. Oui, mais il est compréhensible !
Mme Christiane Taubira, garde des sceaux. … ou mieux, le moyen de faciliter – car le terme « facilitation » appartient plutôt au vocabulaire économique, dans lequel il a un autre sens – …
M. Jean-Frédéric Poisson. Nous comprenons quand même, madame la ministre !
Mme Christiane Taubira, garde des sceaux. …le moyen de faciliter, donc, le prononcé de dommages et intérêts par les juridictions correctionnelles.
La loi du 10 juillet 1991 détermine un niveau de ressources pour pouvoir bénéficier de l’aide juridictionnelle. Néanmoins l’article 6 de cette loi prévoit des dérogations, notamment lorsque le cas de la personne est digne d’intérêt, soit au regard du litige lui-même, soit au regard de circonstances particulières. Les plaintes pour harcèlement sexuel correspondent à ces deux critères à la fois : l’article 6 de la loi sur l’aide juridictionnelle devrait donc jouer. Je ne manquerai pas de le signaler aux bureaux d’aide juridictionnelle.
Parmi les autres sujets qui seront abordés au cours du débat – notamment l’identité de genre, la minorité de quinze ans, l’aide aux victimes et les procédures civiles dont je viens de vous parler – figure la question du harcèlement moral. Les risques de la question prioritaire de constitutionnalité dirigée contre le harcèlement moral ont été examinés au cours des travaux sur le projet de loi, avant et au cours de la discussion de ce texte au Sénat. La Cour de cassation s’est prononcée le 10 juillet : elle a décidé de ne pas transmettre cette QPC au Conseil constitutionnel, considérant que celui-ci s’est déjà prononcé sur la définition du harcèlement moral. Par conséquent, le risque d’annulation de cette infraction est éliminé.
Cela ne règle pas totalement la question de la perturbation de l’échelle des peines au sein du code pénal. Un certain nombre d’atteintes aux biens sont bien plus sévèrement punies que des atteintes aux personnes. C’est un chantier lourd auquel nous allons nous atteler. Pour l’instant, le Gouvernement propose un amendement afin d’aligner le quantum de peine sanctionnant le harcèlement moral sur celui prévu en matière de harcèlement sexuel. La peine encourue pour harcèlement moral passerait ainsi d’un an d’emprisonnement et 15 000 euros d’amende à deux ans d’emprisonnement et 30 000 euros d’amende.
Voilà pour l’économie générale du texte. Nous avons voulu un texte rigoureux, de façon à affirmer notre refus de l’impunité et de la banalisation du harcèlement sexuel, et à prendre réellement en compte cette infraction dont nous connaissons les effets dévastateurs. Cette rigueur se retrouve dans la définition de l’incrimination, sous ses formes diverses, dans la coordination entre les différents codes concernés – code du travail, code pénal, code de procédure pénale, loi de 1983 portant statut général des fonctionnaires –, dans la répression des discriminations, la protection des témoins, la protection des personnes en formation et des stagiaires, l’aggravation des peines, l’alignement du quantum de peine concernant le harcèlement moral, et la couverture par cette loi de l’intégralité du territoire de la République – puisque l’Hexagone et toutes les collectivités d’outre-mer sont concernées. Nous avons voulu cette rigueur pour que le message soit clair.
Les femmes constituent la très large majorité des personnes victimes de harcèlement sexuel, mais elles ne sont pas les seules. Ces victimes sont d’abord des personnes, des citoyennes, des sujets de droit, dont ni la liberté ni l’intégrité physique et psychique ne peuvent être altérées par autrui sans conséquences. Ce projet de loi n’est donc pas un texte compassionnel. Il réaffirme un droit valable pour tous : le droit de ne pas être soumis à la domination d’autrui. (Applaudissements sur les bancs des groupes SRC, écologiste, RRDP et GDR.)
Nous savons à quel point il est difficile, parfois, de rassembler les preuves nécessaires, aussi bien en ce qui concerne les faits que le refus de la victime.
M. Yann Galut. Tout à fait !
Mme Christiane Taubira, garde des sceaux. Outre la part que prendra le ministère public, à travers les enquêtes préliminaires ou les informations judiciaires, pour concourir à la manifestation de la vérité, nous avons veillé dans le texte du projet de loi à mieux protéger les témoins et à mieux sanctionner les discriminations.
À moins de nous gargariser à peu de frais, nous devons convenir que l’égalité n’est pas une abstraction, qu’elle se construit à travers l’égalité des droits, des chances, des salaires. Sous la pression des luttes sociales et politiques, cette égalité a permis la conquête du droit de vote et de divers droits civils, dont, par exemple, l’autorité parentale conjointe, la libre disposition de son corps, l’accès aux responsabilités politiques, professionnelles, administratives, le droit à une retraite décente, l’accès au savoir et aux connaissances, et une plus grande visibilité des violences, y compris conjugales.
Certains de ces progrès sont très récents. Le viol, qui est puni depuis 1810 – et même avant cela sous l’Ancien Régime – n’est défini en tant qu’« acte de pénétration de quelque nature que ce soit » que depuis la loi de 1980. Le viol conjugal n’est pénalisé que depuis 1992. Ces luttes ont parfois rassemblé, outre des associations, des syndicats et des partis politiques. Il est arrivé qu’elles prennent l’allure de causes portées par des minorités. Mais le cours des choses nous enseigne que les luttes des minorités, surtout lorsqu’elles revendiquent les mêmes droits pour tous, ne sont pas des luttes minoritaires ! Elles touchent au cœur même du défi de l’égalité, et à ce titre elles concernent la société tout entière ! (Applaudissements sur les bancs des groupes SRC, écologiste, RRDP et GDR.)
Ces luttes nous permettent d’éventer les ruses visant à échapper à l’exigence d’égalité. Elles ne sont pas exclusivement nationales : nous avons été récemment assez contrariés par l’échec de la 56e session de la Commission de la condition de la femme de l’Organisation des Nations unies. Cet échec augure mal de la prochaine session, qui portera sur la prévention et l’élimination de toutes les formes de violences contre les femmes et les fillettes. Nous savons à quel point les délégations nationales sont plus combatives et plus efficaces lorsqu’elles sont porteuses d’un mandat clair de refus et de condamnation. A contrario, nous savons bien à quel point nos engagements internationaux nous ont parfois protégés contre les relâchements de notre propre vigilance. La Cour européenne des droits de l’homme nous rappelle ainsi de temps en temps à quelle hauteur nous avons nous-mêmes placé la protection des libertés.
Mais regardons les choses en face. Le harcèlement sexuel a prospéré à l’ombre d’une acceptabilité collective qui a produit un sentiment de bon droit chez de nombreux auteurs, et chez de nombreuses victimes l’intériorisation de l’idée que ces comportements sexistes sont finalement inévitables, voire, parfois, que leur propre attitude a pu paraître provocatrice et, donc, a pu justifier ces gestes, ces propos, ces injonctions sexuelles.
Les victimes savent que leur silence gêné peut parfois être interprété comme un consentement. Elles savent aussi que leur « non » peut être perçu comme une grossièreté. Mais, par-delà ces éléments subjectifs, elles savent parfaitement que pèse lourdement le risque réel de perdre leur emploi, de ne pas obtenir un logement, de ne pas obtenir un diplôme.
M. Alain Tourret. C’est vrai !
Mme Christiane Taubira, garde des sceaux. Il y a, c’est vrai, une espèce de déraison dans ce sentiment de honte et de culpabilité. Cette honte et cette culpabilité sont aussi la manifestation d’une dignité blessée par cette intrusion dans l’intimité, par cette prise d’assaut par effraction, par cette confiscation du libre arbitre, par cette atteinte, enfin, à l’intégrité physique et psychique. Il y a aussi ce sentiment de culpabilité de n’avoir pas su ou pas pu dire clairement non. Cela a des conséquences extrêmement lourdes, des conséquences somatiques, psychiques et affectives : la perte d’estime de soi, des dépressions, des pulsions suicidaires, des cauchemars, des crises d’angoisse, de l’atonie sexuelle, de la résignation, des ruptures conjugales, de la désocialisation.
Nous vivons dans une société duale qui promeut la consommation et, souvent, indexe le statut social sur les conditions matérielles. Cette société s’accommode, en même temps, du fait que des pans entiers de l’économie pèsent massivement sur les femmes – le travail gratuit que sont les tâches domestiques – et échappent ainsi à la mesure du produit intérieur brut, alors que tous ces travaux contribuent à la création de la richesse nationale. La crise économique, comme toutes les conjonctures économiques dégradées, fragilise d’abord les plus fragiles, jette les plus vulnérables dans la précarité. Avant la crise, déjà, les femmes composaient les gros bataillons – les deux tiers, voire les trois-quarts – du travail partiel non choisi. Les restrictions budgétaires les frappent les premières. On le constate avec les fermetures de maternités ou de centres d’IVG. La détérioration des services publics ou leur renchérissement les pénalise aussi en priorité. C’est le cas, notamment, de l’accueil de la petite enfance, ou de la sécurité des transports. Autrement dit, c’est une accumulation d’obstacles et de difficultés qui rend plus vulnérables les femmes et les autres victimes de harcèlement sexuel. Elle les rend plus fragiles face aux auteurs et les expose davantage aux abus, aux injustices, à toutes ces torsions sournoises et parfois rigolardes qui fissurent le pacte républicain.
Aussi avons-nous, par ce projet de loi, voulu armer les victimes. Le Sénat, le Gouvernement et l’Assemblée nationale ont consciencieusement veillé à la précision du texte, à sa clarté, à sa justesse et à sa sécurité juridique. Nous avons tenu le plus grand compte des expériences de terrain que nous ont fait remonter ces associations vigilantes et actives qui composent la société civile et qui, à force de combats et de revers, deviennent savantes et nous ont transmis ce savoir.
Mais ne nous leurrons pas : la loi, si nécessaire et indispensable qu’elle soit, ne pourra tout faire. Il faudra, d’abord, la faire vivre. La prochaine étape, pour la Chancellerie, consistera à rédiger une circulaire d’application pour confirmer le sens et la portée de la loi et pour lever les éventuelles ambiguïtés que vos débats auront servi à dissiper. Puis les parquets seront invités à faire remonter les éléments techniques et juridiques qui nous permettront de prendre la mesure des plaintes déposées sur le fondement de cette nouvelle définition de l’incrimination et de leur parcours. Il restera, enfin, l’action publique, essentielle.
La mobilisation de très longue date de la ministre des droits des femmes sur ces sujets et la présence parmi nous du ministre du travail et de l’emploi témoignent de la détermination du Gouvernement à traduire en actes ses engagements à veiller à l’égalité de tous les citoyens.
Avec cette loi et avec ces actions publiques, nous ne visons pas moins à la transformation des mentalités, des comportements et des représentations. Cela demandera, bien entendu, une éducation générale, une sensibilisation plus particulière des personnels sociaux, des personnels enseignants, des personnels de santé, des personnels de la justice et de la police, et une plus forte implication des syndicats, des partis politiques en plus des associations. Il y a, en effet, une signification totale et sociétale au fait que le harcèlement et les violences sexuelles infligées aux femmes, ainsi qu’à d’autres victimes, sont à ce point transversaux, toutes catégories sociales, toutes conditions économiques, toutes réalités culturelles et toutes confessions confondues.
Nous sommes en réalité amenés à nous interroger sur le pouvoir instauré à l’échelle individuelle par un ordre social, politique et économique masculin dans une société sexuellement hétéronormée. Ainsi, plus que la différence, la question est celle de l’altérité, celle de faire société ensemble en dépit de situations de plus en plus variées et de plus en plus complexes. Pourtant, c’est à ce prix que nous pourrons dans le même temps et dans le même lieu faire société ensemble en étant conscients que la liberté est indivise et que cette liberté qui protège les victimes émancipe les auteurs. Finalement, comme l’écrivait Pablo Neruda : « Nous parlons le même langage et le même chant nous lie. Une cage est une cage. » (Mmes, MM. les députés des groupes SRC, écologiste, RRDP et GDR se lèvent et applaudissent. – Applaudissements sur de nombreux bancs des groupes UMP et UDI.)
source http://www.justice.gouv.fr, le 26 juillet 2012