Déclaration de M. Pierre Moscovici, ministre délégué aux affaires européennes, sur la démission collective de la Commission européenne et la réforme des institutions communautaires, l'avènement de l'euro, le conflit du Kosovo, les contours d'une Europe politique et citoyenne, la sécurité et la défense du continent européen, l'élargissement de l'Union européenne, au Sénat le 6 mai 1999.

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Circonstance : Conférence-débat sur la vocation européenne de la Pologne et l'élargissement de l'Union européenne intitulée "L'Europe, nouvel espace politique de demain" au Sénat le 6 mai 1999

Texte intégral

L'Europe, nouvel espace politique de demain
Monsieur le Président,
Messieurs les Ministres,
Monsieur l'Ambassadeur,
Mesdames et Messieurs les Sénateurs,
Mesdames et Messieurs,

Je voudrais tout d'abord remercier ceux qui ont conçu et organisé cette conférence-débat et m'ont proposé d'y participer. Je veux notamment citer le président de la Chambre de commerce et d'industrie polonaise en France, M. Jasinski, le sénateur Philippe Marini, président du groupe d'amitié France-Pologne, le sénateur Michel Barnier, président de la Délégation pour l'Union européenne, l'ambassadeur de Pologne en France, M. Stefan Meller, et saluer particulièrement le président du Sénat, M. Christian Poncelet, qui nous accueille ici.
Je voudrais dire également le plaisir que j'ai à retrouver M. Jan Kulakowski, ministre chargé des négociations d'adhésion de la Pologne à l'Union européenne, quelques semaines après ma propre visite à Varsovie.
L'initiative de cette conférence-débat me paraît des plus opportunes. Non seulement parce que des liens personnels profonds me lient à la Pologne, mais surtout parce que ce pays va bientôt rejoindre une Union européenne qui connaît, en ce tournant du siècle, des mutations majeures. J'ajouterai qu'il est heureux que cette conférence se tienne trois jours après la célébration de votre fête nationale, qui marque l'anniversaire de la constitution du 3 mai 1791, moment fondateur de l'identité nationale polonaise et témoignage de l'influence de l'esprit des Lumières à Varsovie.
Intervenant après les autres orateurs, alors que je n'ai malheureusement pas pu assister aux débuts de vos travaux, je voudrais, plutôt que revenir sur le processus d'adhésion lui-même, évoquer devant vous quelques perspectives pour l'Europe de demain, dont la France et la Pologne, de part et d'autre du continent, seront deux acteurs majeurs.
La construction européenne connaît à la fois des turbulences et des réussites considérables. L'entrée en vigueur de l'euro et la crise de la Commission européenne, au delà de leur nature différente, soulignent, ensemble, la nécessité d'ouvrir une nouvelle page pour l'Europe. Je n'oublie évidemment pas le conflit au Kosovo qui nous rappelle cruellement que la paix n'est jamais acquise, même dans l'espace européen. Après cinquante années de processus dominé par l'économique, il est aujourd'hui indispensable de bâtir l'Europe politique, une Europe fondée sur nos valeurs démocratiques et humanistes communes, une Europe dont les citoyens puissent percevoir le sens.

1/ Je veux souligner en premier lieu l'importance des trois ruptures qui viennent d'intervenir.
La rupture que je veux évoquer en premier lieu, compte tenu de sa dimension tragique, c'est, bien sûr, le conflit au Kosovo. La construction européenne est d'abord et avant tout une oeuvre de paix et au service de la paix. Alors que la fin de la guerre froide aurait pu nous conduire à penser que le continent était devenu, durablement, une zone de paix, le conflit au Kosovo, dernier avatar tragique de la crise de l'ex-Yougoslavie, nous rappelle que l'Union européenne doit encore assurer la paix dans son "étranger proche".
Je ne souhaite pas revenir longuement sur les raisons de l'engagement de la France, aux côtés de ses alliés de l'OTAN - une Alliance atlantique que la Pologne vient justement de rejoindre il y a quelques semaines. Je voudrais simplement dire que, ce qui est en question dans ce conflit, c'est tout simplement la défense des valeurs fondamentales de l'Europe que nous voulons bâtir ensemble, au siècle prochain. Nous ne pouvons envisager une Europe qui tolère, sur son sol, que l'on fomente la guerre et que l'on foule aux pieds les droits les plus élémentaires de la personne humaine.
C'est pour cela que, tout en regrettant, bien entendu, que la voie diplomatique n'ait pas suffi à obtenir un règlement politique, en vue d'un Kosovo libre, où tous ses habitants puissent vivre en sécurité, il ne pouvait y avoir d'autre choix pour les Européens et pour les démocrates que nous sommes.
Il n'en reste pas moins que cette crise a mis à nouveau en lumière le besoin pour l'Europe de disposer d'une capacité autonome de défense ainsi que la nécessité, à plus long terme, de définir les frontières ultimes de l'Europe, qui ne sauraient laisser de côté les Balkans, j'y reviendrai.
La deuxième rupture, d'une nature bien différente, c'est l'euro. L'entrée en vigueur de la monnaie unique, réussite technique qui mérite d'être soulignée, marque selon moi l'aboutissement de la démarche entamée par les Pères fondateurs de l'Europe, voilà cinquante ans.
Cette conception de la construction de l'Europe, à travers un processus pragmatique et progressif de rapprochement des économies, était certainement, à l'époque, la seule possible. Elle a permis de remarquables réalisations. Mais, s'il est vrai que certains se contenteraient de demeurer au stade auquel nous sommes aujourd'hui parvenus, je pense fondamentalement que nous ne pouvons nous satisfaire d'une Europe qui ne serait qu'un espace à vocation commerciale et financière.
La troisième rupture, enfin, est celle des Institutions.
La démission collective de la Commission, à la suite du rapport d'un Comité des Sages lui-même issu des initiatives du Parlement européen, a marqué la fin d'une conception par trop "élitaire" de la construction européenne. C'est un fait que les institutions européennes ne sont encore "lisibles" que par une technostructure pas toujours soucieuse de rendre des comptes à l'opinion publique.
Malgré l'instauration de l'élection au suffrage universel direct du Parlement européen, il y a vingt ans, la structure institutionnelle n'a pas encore permis l'émergence d'un esprit citoyen et d'un espace politique européens. La crise de la Commission a, dans le même temps, renforcé la nécessité de la réforme - que la perspective de l'élargissement rendait, de toute façon, incontournable - et permis un début de vie politique européenne, avec ses acteurs, ses crises, ses dénouements.
Certes, la nécessité de la construction d'une Europe politique n'est pas apparue soudainement au cours des derniers mois. Les traités de Maastricht puis d'Amsterdam avaient commencé de poser les fondations d'une Europe plus ambitieuse, espace de liberté et de sécurité à l'intérieur de ses frontières, dotée d'une politique commune à l'extérieur. Il n'en reste pas moins que cette évolution avait encore du mal à se dessiner, qu'elle était mal perçue par les opinions publiques européennes, que le sentiment d'urgence n'existait pas réellement.
Les ruptures récentes ont changé cette situation. Le politique a réinvesti la construction européenne. Il s'agit maintenant de donner corps à cette Europe politique, ce qui, selon moi, implique qu'elle devienne un espace et une puissance.

2/ L'espace politique européen recouvre trois enjeux : des frontières, des institutions démocratiques, une citoyenneté européenne.
Les perspectives d'élargissement de l'Union européenne vers les pays d'Europe centrale et orientale posent d'abord la question de l'espace de l'Europe, de ses frontières ultimes. Je ne pense pas que nous puissions vivre durablement avec l'idée d'un ensemble en constante progression. Ainsi, au-delà des actuels candidats à l'adhésion, il sera nécessaire de fixer une frontière orientale à l'Union, et cet enjeu est particulièrement décisif pour la Pologne. L'Union devra définir des relations futures et durables avec les pays au-delà de ses limites, la Russie en premier lieu, mais aussi, de façon sans doute plus complexe, compte tenu de leur proximité, avec l'Ukraine et la Biélorussie.
La question de la frontière méridionale n'est pas entièrement résolue par la géographie méditerranéenne, et je pense bien sûr à la Turquie. Ensuite, je viens de l'évoquer, il sera nécessaire de définir les moyens d'une intégration progressive des Balkans occidentaux - ex-Yougoslavie et Albanie - à l'Union européenne.
En tout cas, qu'il s'agisse de la Turquie ou de l'ex-Yougoslavie, notre ambition doit être "d'européaniser les Balkans", pour reprendre l'expression d'Ismaïl Kadaré, et en aucun cas de laisser éternellement à notre porte des pays ou des régions en raison - parlons franchement - de leur altérité religieuse. Il est clair pour moi que l'Europe n'a pas vocation à n'être qu'un club chrétien. Nous ne devrons en aucun cas rétablir à ce niveau des frontières dont on voit, dans cette région, les effets dévastateurs.
Le deuxième enjeu est celui des institutions de l'Europe, c'est-à-dire de la légitimité, aux yeux des citoyens, d'un pouvoir européen qui émerge progressivement, à côté d'Etats-nations qui sont appelés à demeurer puissants dans l'Europe future.
L'Europe doit se doter d'institutions plus démocratiques et plus efficaces. Plus efficaces pour permettre à une Union de 25 ou 30 membres de fonctionner, en évitant à la fois l'immobilisme et le démembrement que représenterait une "Europe à la carte". Plus démocratiques, pour affermir le sentiment d'appartenance des citoyens européens à un espace commun, afin qu'ils s'approprient l'Europe.
Sans entrer dans les détails, cette réforme devra porter, bien sûr, sur la Commission européenne, avec une limitation du nombre de commissaires et, parallèlement, une réaffirmation de leur profil politique, avec, surtout, un fonctionnement plus collégial, plus rigoureux, plus transparent.
Une nouvelle architecture institutionnelle suppose également l'amélioration du fonctionnement du Conseil des ministres, grâce à la généralisation du recours au vote à la majorité qualifiée, au lieu de l'unanimité paralysante. Le corollaire de cette réforme essentielle devra être une repondération des voix entre Etats, afin de les rapprocher de leur poids économique et démographique réel et d'éviter la mise en minorité des Etats les plus peuplés.
Enfin, le Parlement européen et les Parlements nationaux doivent être, ensemble, réévalués dans leur rôle, afin de mieux ancrer la démocratie au coeur de l'Europe. J'ajouterai que je continue d'estimer nécessaire une réforme et une harmonisation du mode de scrutin pour l'élection des députés européens, pour renforcer la proximité entre élus et électeurs : je sais que le président de la délégation du Sénat pour l'Union européenne ne me contredira pas sur ce point.
Pour autant, et quelle que soit l'adéquation des institutions aux défis d'une Europe élargie, il est bien clair qu'elle aura un mode de fonctionnement différent. Elle devra faire preuve de plus de souplesse, compte tenu de son nombre et de la disparité accrue entre ses membres. Afin d'éviter une perte d'ambition collective, il sera donc nécessaire qu'un certain nombre d'Etats soient en mesure d'entraîner les autres, de montrer le chemin, d'être une avant-garde de l'Union.
Je voudrais souligner, à cet égard, que la réforme institutionnelle se fera en plusieurs étapes. La réponse aux questions non résolues à Amsterdam est urgente et se fera "à Quinze", même si, bien sûr, les pays candidats en seront informés. En revanche, ces pays seront pleinement associés - je crois qu'ils y tiennent - aux réformes ultérieures.
Le troisième enjeu de l'espace politique européen est sa dimension citoyenne. L'Europe doit être directement perçue par ses citoyens comme étant leur affaire, et non comme une superstructure gérée par une élite.
Dans ce but, l'Europe doit être synonyme de nouvelles libertés, en même temps que d'un surcroît de sécurité. Telle est l'ambition, inscrite dans le Traité d'Amsterdam, de l'espace européen de liberté, de justice et de sécurité.
L'Europe doit également acquérir toute sa dimension sociale. Le rééquilibrage de la politique européenne en ce sens est un souci constant des autorités françaises et il a bénéficié, je dois le dire, de l'orientation majoritairement social-démocrate des gouvernements européens actuels. Des pas importants ont été franchis, notamment pour la prise en compte de l'emploi dans les décisions économiques.
Un moment important sera l'élaboration d'une Charte européenne des droits civiques et sociaux, qui sera l'oeuvre, je le souhaite, du prochain Parlement européen et qui, en confirmant les droits acquis et en consacrant de nouveaux droits - à l'emploi, à l'éducation, au logement, à la santé - pourrait être l'acte fondateur de l'Europe citoyenne.

3/ L'ambition politique de l'Europe, au-delà de l'espace que je viens de dessiner à grands traits, doit être également de devenir une puissance, économique et financière autant que diplomatique et militaire.
La puissance économique et financière existe déjà par la simple addition des économies nationales. Avec l'euro, qui a vocation à être une monnaie de référence à l'égal du dollar, l'ensemble européen peut devenir une puissance en tant que telle. Il s'agira ensuite d'utiliser au mieux cette position dans le contexte de l'économie mondialisée, non pas comme un instrument de domination, mais pour mieux défendre nos intérêts comme pour offrir une alternative à la seule suprématie des Etats-Unis et du libéralisme.
Défendre nos intérêts, cela implique notamment de peser plus dans les négociations commerciales internationales. Le prochain cycle de négociations dans le cadre de l'OMC sera à cet égard un indicateur précieux du degré de maturité atteint collectivement par l'Europe.
Offrir une alternative au monde unipolaire actuel, c'est promouvoir notre conception des équilibres économiques internationaux. Le besoin d'Europe existe dans le monde. Nous devons y répondre. Je pense particulièrement à la dimension Nord-Sud, qui, pour être moins à la mode qu'il y a quelques années, n'en reste pas moins une des clés de l'équilibre de notre planète au siècle prochain. Alors que le niveau d'aide des pays du Nord à ceux du Sud baisse de façon dramatique, l'Europe peut contribuer à redresser cette évolution. Elle y trouverait son intérêt autant qu'une raison d'être.
L'Europe puissance s'exprimera ensuite par sa diplomatie et sa défense. Le drame du Kosovo, je l'ai mentionné en commençant, montre à la fois l'émergence d'une attitude commune des Européens face à une grave crise internationale - que l'on songe simplement aux divergences qui existaient encore il y a quelques années, au début de la crise yougoslave - et la nécessité absolue de corriger l'insuffisance des moyens politiques et militaires actuels de l'Europe.
La Politique étrangère et de sécurité commune, instaurée par le Traité de Maastricht, renforcée par le Traité d'Amsterdam, est encore embryonnaire. La première urgence est, selon moi, de lui donner un visage et une voix, c'est-à-dire de procéder à la nomination de "Madame" ou "Monsieur PESC" afin d'incarner cette nouvelle dimension.
Surtout, il est essentiel de saisir l'occasion de cette crise pour avancer de façon résolue vers la constitution d'une capacité européenne autonome de défense. Les difficultés sont nombreuses et connues, et tiennent notamment à l'attachement exclusif de certains au rôle de l'OTAN, aux traditions neutralistes des autres. Pour autant les esprits évoluent, comme l'a montré la déclaration franco-britannique de Saint-Malo l'année dernière, puis les réactions positives de l'Allemagne pour contribuer à ces réflexions.
Pour conclure, je voudrais dire que, si j'ai préféré centrer mon propos sur l'Europe politique de demain plutôt que sur le processus d'élargissement proprement dit, c'est parce que, d'une certaine façon, j'ai voulu montrer que, pour nous tous, cet élargissement était déjà acquis. Le gouvernement français est engagé à la réussite de l'élargissement, que je préfère d'ailleurs considérer comme la réunification de notre continent. Il s'agit maintenant de poursuivre avec méthode et sérieux les négociations d'adhésion entamées l'année dernière avec six pays, aux premiers rangs desquels la Pologne.
J'ai eu souvent l'occasion de le rappeler, l'important, c'est de réussir ces nouvelles adhésions, pour qu'elles apportent la stabilité, la prospérité aux pays candidats, pour qu'elles renforcent l'Union européenne. L'enjeu est là, il est historique et il ne doit pas être obscurci par de fausses querelles sur la question de la date de l'adhésion.
Autant il est souhaitable que les pays candidats se fixent, pour eux-mêmes, des échéances afin de garantir le rythme des réformes internes nécessaires à l'adhésion, autant il serait prématuré que l'Union elle-même se fixe, maintenant, une date-butoir qui pourrait demain pénaliser ceux des candidats qui seront en tête du "peloton", et vous aurez compris que je place sûrement la Pologne parmi ceux-ci. Je ne doute pas, en tout état de cause, que les premiers candidats nous auront rejoints avant le milieu de la prochaine décennie.
Ainsi, nous pourrons aborder, ensemble, les immenses et formidables défis qui attendent l'Europe réunifiée. Je vous remercie./.

(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 11 mai 1999)