Déclaration de M. Michel Rocard, Premier ministre, sur la construction européenne et les relations entre la CEE et les Etats-Unis, Paris le 13 juin 1990.

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Circonstance : Conférence "Les Etats-Unis et l'Europe. Conflit coopération ou crise ?" organisée par l'International Herald Tribune à Paris les 13 et 14 juin 1990

Texte intégral

Mesdames,
Messieurs,
Vous examinerez demain les principaux dossiers relatifs aux relations entre les Etats-Unis d'Amérique et l'Europe. Pour ma part, je souhaite ce soir brosser un tableau synthétique de ces relations vues du côté européen.
Je commenterai dans cet esprit les avancées en cours de la construction communautaire avant de traiter des relations entre nos deux continents.
Dans quel environnement international vivons-nous aujourd'hui ? La détente est à nouveau à l'ordre du jour, un monde multipolaire est en gestation, l'Europe centrale et orientale cherche sa voie vers la démocratie et la prospérité, les pays du Tiers-Monde se débattent pour sortir du carcan de la dette.
L'Europe n'est plus, comme on le disait aux lendemains de la guerre, "à la recherche de son identité". Elle est d'ores et déjà un pôle d'équilibre des relations internationales. Cela, elle ne le doit pas au jeu spontané de l'Histoire mais bien plutôt à une volonté politique continûment réaffirmée.
La Communauté doit progresser dans trois directions : le marché intérieur, la monnaie européenne, l'union politique.
Achever le marché intérieur, tout d'abord. Beaucoup de décisions ont déjà été prises ; la transposition des directives européennes dans le droit interne des Etats membres progresse. L'effort se poursuit comme en témoignent des sujets aussi importants que la fiscalité, la libre circulation des personnes ou les règlementations phytosanitaires (on en a vu l'exemple tout récemment).
Alors que la décennie 80 s'était ouverte sous le signe de l'europessimisme, la croissance en Europe s'est accélérée et les créations d'emploi y sont à nouveau rapides : la recherche de l'efficacité et le dynamisme de l'investissement sont les conséquences déjà visibles de la fameuse "échéance 1992".
L'Europe sera donc un grand marché. Mais le processus en cours est plus profond puisqu'il va vers l'union économique et monétaire.
A vrai dire, cette dernière est le complément logique de la disparition des frontières commerciales et économiques. Imaginerait-on aujourd'hui aux Etats-Unis la coexistence d'un dollar californien et d'un dollar texan ? L'union monétaire est indispensable pour cimenter la cohésion de l'Europe, pour en faire une zone de stabilité des prix, pour donner toutes ses chances à la croissance retrouvée.
L'union monétaire vise un second objectif. Dans le monde turbulent où nous vivons, le besoin d'une gestion appropriée des flux financiers internationaux se fait de plus en plus clairement sentir.
L'agilité des marchés s'est développée, offrant en matière d'allocation des capitaux des opportunités insoupçonnées il y a encore quelques années.
Un environnement prévisible, des règles du jeu bien établies, des monnaies bien gérées, voilà ce qui est nécessaire au choix des opérateurs et au bon fonctionnement du système. L'Union monétaire en Europe renforcera à cet égard la stabilité d'un monde multipolaire.
Mais la construction communautaire est désormais engagée pour aller au-delà de l'économie, au-delà de la monnaie, vers l'union politique.
C'est en effet un véritable saut qualitatif que le Président Mitterrand et le Chancelier Kohl ont proposé à leurs partenaires : "le moment est venu, ont-ils écrit, de transformer l'ensemble des relations entre les Etats membres et de doter la Communauté des moyens d'action nécessaires".
Le Conseil Européen de Dublin a retenu cette perspective et doit décider l'organisation, à la fin de cette année, d'une conférence intergouvernementale chargée de progresser dans trois directions :
- renforcer la légitimité démocratique de l'Union,
- permettre à la Communauté et à ses institutions de répondre efficacement aux exigences de la nouvelle situation,
- assurer l'unité et la cohérence de l'action communautaire sur la scène internationale.
Marcher vers l'union européenne implique, c'est évident, davantage d'intégration, donc limitation, partage de souveraineté : nous y sommes prêts.
Nous y sommes prêts au nom d'un modèle original de développement, propre à ces vieilles nations dont il constitue le ciment au-delà des guerres intestines qui les ont jadis déchirées.
Ce mode de développement, j'en résume fréquemment les caractéristiques en trois termes : l'efficacité du marché et de ses règles du jeu, les garanties d'un système de protection sociale développé, le pluralisme comme support de la démocratie politique.
L'existence de valeurs communes est, nul n'en doute, ce qui justifie la construction communautaire. Le modèle social en est l'une des manifestations les plus évidentes tant il tranche avec l'expérience des autres pays. Que la cohésion sociale soit jugée indispensable à la solidité de l'édifice économique, voilà ce qui explique l'adoption récente, sous la présidence française, d'une Charte sociale des droits fondamentaux.
Sa signification première est claire : améliorer l'emploi et garantir la protection sociale sont les objectifs essentiels de la croissance. S'y ajoutent trois domaines d'action prioritaires :
- la formation professionnelle, puisque la qualification de la main-d'oeuvre et sa mobilité sont nos atouts principaux,
- la solidarité envers les exclus, parce que nous n'entendons laisser personne au bord du chemin, dans les séquelles de la crise,
- le dialogue social comme moyen de modernisation, parce que l'adhésion négociée des travailleurs au changement technique est sa plus sûre chance de succès.
Le cap est donc fixé. En traçant notre route, nous veillons à éviter deux écueils : le dumping social qui, en l'absence de garde-fous, mettrait en péril certains acquis des pays les plus avancés ; la règlementation bureaucratique et l'alourdissement des charges sociales qui bloqueraient tout effort de compétitivité et toute chance de modernisation.
Ces dilemmes sont constants en économie de marché. Comment seront-ils traités au niveau européen ? C'est toute la question des transferts de souveraineté que nous abordons sous deux angles :
* d'une part, le principe de subsidiarité : il consiste à ne pas confier à une autorité publique une responsabilité qui peut être traitée de manière plus efficace à un niveau plus décentralisé. Vous reconnaîtrez dans ce principe l'influence du système politique américain plus que celle du centralisme colbertiste avec lequel la France prend, depuis des années, ses distances !
* d'autre part, l'exercice des prérogatives de puissance publique au niveau communautaire : celui-ci s'impose sous des formes nouvelles et adaptées lorsque sont remises en cause les réglementations anciennes des Etats membres.
Soyons clairs : l'adhésion au grand marché intérieur est, par sa nature même, un processus de libéralisation. Les forces du marché s'y déploieront à une échelle sans précédent. Mais libéralisation n'est pas synonyme de dérégulation. Nous croyons à la nécessité de règles du jeu qui garantissent une concurrence loyale et assurent la sécurité des opérateurs et des consommateurs.
En même temps cette concurrence doit être appréciée en fonction des défis du marché mondial : il ne s'agit pas de couper les ailes à nos entreprises dans la compétition internationale par une lecture tatillonne ou, pire, idéologique des dispositions du Traité.
Voilà où nous en sommes, et cela suffit à faire mentir les prophètes égarés de l'effacement de l'Europe.
L'Europe est bien là, sûre de son projet, de ses moyens, de ses ambitions. Elle joue son rôle propre sur la scène internationale : respectueuse du cadre multilatéral des échanges, elle est ouverte à la recherche d'un nouveau partenariat avec les Etats-Unis, son allié traditionnel.
L'Europe connaît la valeur du multilatéralisme parce que la construction communautaire s'est précisément élevée sur un socle multilatéral. Cela explique notre attachement à cette démarche, les réserves que suscite toute tentation de retour au bilatéralisme.
C'est pourquoi nous attribuons une importance extrême au succès des négociations de l'Uruguay Round.
Ce succès repose sur trois conditions :
- tout d'abord, le renforcement du système multilatéral, c'est-à-dire le respect par tous des mêmes règles. Ce n'est pas en tentant d'imposer sa propre loi aux autres que l'on développe la confiance indispensable aux échanges ;
- Deuxièmement, la recherche d'un équilibre entre les différents thèmes de la négociation afin que les concessions s'équilibrent et que l'on aboutisse à un accord acceptable pour tous ;
- Troisième condition, l'intégration des pays en développement dans le système multilatéral des échanges.
Dans cette négociation, l'agriculture constitue un thème spécifique. L'ancien Ministre de l'Agriculture qui vous parle est personnellement soucieux de la bonne gestion des échanges agricoles mondiaux.
Oui, il est de notre intérêt commun de mettre fin à une situation dans laquelle les surplus sont parfois écoulés sur les marchés mondiaux à des prix inférieurs à leurs coûts de production.
Oui, je crois raisonnable une réduction progressive, équilibrée et concertée des soutiens à l'agriculture.
Oui, je suis disposé à conclure un accord imposant le même type de contraintes aux différentes politiques agricoles, qu'elles soient fondées sur des aides internes ou sur des mesures aux frontières.
Mais cela ne veut pas dire qu'il faut abandonner toute intervention publique.
Depuis des années, les pays industrialisés interviennent pour soutenir, régulariser, orienter leur production agricole. De grâce, cessons de raisonner comme s'ils le faisaient par erreur, ou parce que leurs dirigeants seraient mal informés ou trop sensibles à l'influence des groupes de pression.
Nous devons mettre fin aux excès, c'est clair. Mais nous ne devons pas ignorer que l'agriculture, livrée à elle-même, est un secteur que menacent le dérèglement et la désorganisation des approvisionnements ; il n'est pas question de renoncer à nos responsabilités à l'égard des consommateurs.
Pour aboutir, la négociation agricole doit donc apporter un progrès aux pays exportateurs. Mais nous ne sommes pas seuls en cause et, pour être un véritable succès, cet accord devra également répondre aux besoins des pays en voie de développement importateurs qu'il faudra aider à faire face à la hausse des cours mondiaux.
Au-delà de l'Uruguay Round, il conviendra de réfléchir l'avenir : le système multilatéral qui a bien rempli ses fonctions depuis quarante ans touche aujourd'hui certaines limites.
C'est dans ce contexte que se place la recherche d'un nouveau partenariat avec les Etats-Unis.
Dans ce domaine, les escarmouches n'ont pas manqué. On a même, parfois, parlé de "guerre" du poulet ou de "guerre" du soja.
Nous avons toujours su résoudre ces querelles et nous les surmonterons à nouveau à l'avenir. Je tire cette conviction absolue du fait que notre relation commerciale et financière est primordiale pour la santé économique du Monde.
Je souhaite, à ce propos, vous livrer trois idées :
Un, l'Amérique n'a pas à craindre une Europe prospère ; au contraire, les firmes américaines profiteront pleinement de l'unification du Marché intérieur européen parce qu'elles sont puissantes, en particulier dans les services, et qu'elles ont, avant d'autres, compris la dimension européenne.
Deux, nous avons des projets à réaliser ensemble. La création de la Banque Européenne pour la Reconstruction et le Développement en est un exemple. L'avion supersonique de transport, la télévision haute définition, la lutte contre la drogue, la préservation de l'environnement, l'industrialisation de l'espace sont autant de champs où l'on peut imaginer que la coopération transatlantique pourra s'exercer.
Trois, est-il temps, comme l'envisage M. BAKER, de formaliser des relations qui ne l'ont jamais été ? Des rencontres plus fréquentes entre les responsables de la Communauté et les membres de l'exécutif américain aideraient sans aucun doute à éviter de nombreux malentendus. Mais il ne faut pas que les Etats-Unis en attendent un treizième siège dans la Communauté : l'Europe entend conserver intacte son autonomie de décision.
Cela dit, votre réflexion, demain, ne se bornera pas aux aspects économiques et commerciaux. Cette conférence est aussi un lieu approprié pour évoquer la place des questions de sécurité dans l'évolution des relations euro-américaines.
A la faveur des processus de démocratisation engagés dans les pays d'Europe centrale et orientale certains ont, un peu vite, pronostiqué la fin de l'engagement américain en Europe : la fin du communisme annoncerait, selon eux, une nouvelle phase de l'histoire de notre continent, enfin émancipé des Etats-Unis.
Incontestablement, une nouvelle relation transatlantique s'impose. Mais, à l'expression avancée par certains de "nouvel atlantisme", je préfère pour ma part le terme de solidarité euro-américaine : car il s'agit bien de définir les bases d'un partenariat mieux équilibré.
L'ordre des décennies passées s'effrite ; la Communauté européenne, elle, est tournée vers son avenir : la recherche de la souveraineté politique s'exprimera aussi par la volonté d'assurer sa propre sécurité. Permettez-moi de préciser trois points à ce sujet.
Premièrement, l'organisation de notre sécurité devra éviter la résurgence des nationalismes, qui ont causé tant de ravages sur notre continent depuis un siècle. La solidarité entre nos pays doit être suffisamment forte pour leur permettre d'affronter ensemble les crises éventuelles et pour résister à la tentation qui pourrait surgir, ici ou là, d'un nationalisme militaire. A l'évidence, des alliances politiques bilatérales ne sauraient suffire : l'histoire l'a assez prouvé.
Deuxièmement, nous avons besoin de la présence des Etats-Unis en Europe. L'Alliance Atlantique reste l'un des principaux fondements de cette solidarité, seule capable d'éviter les crises. C'est la raison pour laquelle nous souhaitons que l'Allemagne unifiée soit membre de l'OTAN ; c'est la raison qui nous conduit aussi à penser qu'une rénovation de l'Alliance sera nécessaire si nous voulons qu'elle continue d'assumer le rôle qui est le sien en Europe.
Le Président de la République l'a dit à Key Largo : il n'est pas dans les intentions de la France de réintégrer les organes militaires de l'Alliance tels qu'ils sont aujourd'hui ; l'Alliance n'a pas vocation à couvrir ce que les Américains appellent le "hors-zone", c'est-à-dire les territoires non concernés par le traité de Washington.
Nous pensons que la rénovation de l'Alliance passe par un réexamen de sa doctrine, dont découlera une éventuelle modification de ses structures. Mais un changement institutionnel ne saurait, à lui seul, constituer une rénovation de l'Alliance.
Enfin, l'Europe doit davantage affirmer sa personnalité en matière de sécurité.
L'Europe est pleinement insérée dans les équilibres mondiaux ; elle a, pour des raisons historiques et culturelles, un message particulier à l'adresse des pays du Sud et des pays d'Europe orientale. C'est pourquoi la sécurité ne saurait s'entendre en termes exclusivement militaires.
Je pense, par exemple, à la Méditerranée, zone d'instabilités économiques et politiques potentielles, zone d'intérêt particulier et direct pour nous. Les politiques spécifiques à l'égard du bassin méditerranéen ont vocation à s'exprimer dans le cadre de la Communauté.
En revanche, en ce qui concerne l'Europe orientale, nous devons plutôt faire en sorte que "l'après Yalta" débouche sur le dialogue et la coopération de l'Europe tout entière.
Complément, et non substitut, des institutions existantes, la Conférence pour la Sécurité et la Coopération en Europe (CSCE) paraît à cet égard riche de promesses.
Certes, l'histoire nous a appris à nous méfier des systèmes de sécurité collective, pan européenne.
Mais la réalité historique et politique de l'Europe est trop diverse pour se satisfaire d'un cadre unique : la CSCE peut jouer aujourd'hui un rôle éminent pour faciliter la transition démocratique de l'Europe orientale, pour favoriser et vérifier le désarmement conventionnel qui l'accompagne, pour se prémunir enfin contre les risques de crises localisées.
Ces différents éléments composeront ce qu'il est désormais convenu d'appeler la nouvelle architecture de la sécurité européenne. A terme, ils devraient se trouver englobés dans la confédération européenne proposée par le Président de la République.
Depuis deux siècles, l'Europe et les Etats-Unis échangent plus que de l'argent, des biens ou même des hommes : nous nous empruntons mutuellement, en toute amitié, nos valeurs politiques dans un dialogue incessant des modèles.
Les Etats-Unis se sont fondés sur les principes du siècle des Lumières, l'égalité des droits et la séparation des pouvoirs.
Aujourd'hui la Communauté Européenne a le regard tourné vers l'Atlantique lorsqu'elle imagine le Grand Marché de 1992 et ses règles de concurrence, ou qu'elle. prévoit la création d'une banque centrale déjà baptisée "Eurofed", inspirée, à certains égards, du modèle de la Réserve Fédérale.
Nous ne serions pas surpris qu'un jour prochain nos amis américains viennent chercher de ce côté-ci de l'Atlantique des idées de Sécurité sociale.
Mais gardons-nous de pousser l'analogie trop loin, 1990 n'est pas 1776 et les Etats-Unis d'Europe sont encore loin devant nous.
D'ici là, écartant les conflits et surmontant les crises, nous avons bien des pages à écrire dans le grand livre de la coopération entre les Etats-Unis et l'Europe.
Je vous remercie.