Texte intégral
M. le président. L'ordre du jour appelle la discussion, après engagement de la procédure accélérée, du projet de loi organique relatif à l'indépendance et l'impartialité des magistrats et à l'ouverture de la magistrature sur la société (projet n° 660 [2014-2015], texte de la commission n° 120, rapport n° 119) ainsi que du projet de loi portant application des mesures relatives à la justice du XXIe siècle (projet n° 661 [2014-2015], texte de la commission n° 122, rapport n° 121).
Il a été décidé que ces deux textes feraient l'objet d'une discussion générale commune.
Dans la discussion générale commune, la parole est à Mme la garde des sceaux.
Mme Christiane Taubira, garde des sceaux, ministre de la justice. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, j'ai le plaisir de vous présenter deux projets de loi : l'un organique, l'autre ordinaire. L'enjeu n'est pas moins que de conforter la responsabilité qui incombe à l'institution judiciaire : être l'épine dorsale de la démocratie, laquelle repose sur le respect de l'État de droit.
L'État de droit nécessite la confiance des citoyens. Cette confiance ne peut exister que si l'autorité judiciaire est non seulement indépendante et impartiale, mais aussi perçue comme telle par les citoyens. Il importe donc de s'assurer que les magistrats échappent à tout soupçon, à toute suspicion de favoritisme, de soumission à l'autorité politique, de compromission avec des réseaux ou des groupes d'intérêts.
Ce souci d'indépendance et d'impartialité ne suppose pas que l'autorité judiciaire soit détachée de la société, qu'elle la surplombe. Elle suppose au contraire qu'elle soit ouverte sur la société et, surtout, qu'elle soit accessible à tous les citoyens, quels que soient leur statut social et leur niveau de ressources. C'est pour cette raison que nous vous présentons ces deux projets de loi. Ils ont été produits par une intelligence collective, que nous avons organisée durant pratiquement deux années, en nous fondant sur une volonté politique, celle de la rénovation de la relation de confiance entre les citoyens et l'institution judiciaire.
Le projet de loi organique relatif à l'indépendance et l'impartialité des magistrats et à l'ouverture de la magistrature sur la société pose des bases nouvelles en matière d'exemplarité, d'indépendance et d'impartialité, en rénovant la relation de confiance que j'évoquais à l'instant.
Le projet de loi ordinaire vise à mieux servir les citoyens, à rendre la justice plus accessible et à permettre que la complexité normale de l'institution judiciaire, qui est liée à la diversité et à la technicité des affaires qu'elle a à traiter, soit neutralisée, car elle ne doit pas être reportée sur la relation qu'entretiennent les citoyens avec elle.
Ces deux textes de loi ont donc été conçus comme un ensemble. Surtout, ils sont fidèles à la logique et à la dynamique avec lesquelles le Gouvernement conduit avec cohérence et constance la politique publique depuis trois ans. Ce gouvernement a en effet veillé par un certain nombre de textes de loi, de textes réglementaires et de pratiques à assurer et renforcer l'indépendance et l'impartialité des magistrats. Ce fut le cas avec la loi du 25 juillet 2013, qui a interdit au garde des sceaux d'intervenir dans les procédures individuelles. C'est également le cas lorsqu'il se conforme, sans aucune contrainte constitutionnelle, à l'avis du Conseil supérieur de la magistrature s'agissant de la nomination des magistrats du ministère public. C'est une pratique que je respecte depuis 2012, et je dois dire, puisque mon prédécesseur est juste en face de moi, que c'est une pratique qu'il a lui aussi respectée.
M. Hubert Falco. Ah ! très bien !
Mme Christiane Taubira, garde des sceaux. Dès le 31 janvier 2012, j'ai diffusé une circulaire qui assurait la transparence concernant la nomination des hauts magistrats du ministère public. Nous allons donner force de loi à cette circulaire.
Nous avons en outre respecté, sans aucune contrainte statutaire, les avis du Conseil supérieur de la magistrature en matière disciplinaire, pour les magistrats du ministère public.
Enfin, bien entendu, il y a le projet de réforme constitutionnelle visant à assurer l'indépendance du Conseil supérieur de la magistrature. Ce texte a été examiné par le Sénat voilà déjà deux ans. Le Président de la République a indiqué son souci d'avancer en la matière, et nous avons déjà pris des initiatives pour demander à l'Assemblée nationale d'inscrire ce texte à son ordre du jour, afin qu'il poursuive son parcours parlementaire.
Pour ce qui concerne les conditions de travail des magistrats et personnels de justice, nous avons veillé, depuis le début de ce quinquennat, à faire du ministère de la justice, comme le Président de la République s'y était engagé, un ministère prioritaire.
M. Hubert Falco. Il l'a toujours été !
Mme Christiane Taubira, garde des sceaux. C'est ainsi que son budget n'a cessé de croître. À notre arrivée en 2012, il était de 7,386 milliards d'euros. Il passe cette année la barre des 8 milliards, pour atteindre 8,43 milliards d'euros.
Le ministère de la justice est surtout créateur d'emplois : au cours du quinquennat, nous aurons créé près de 5 000 emplois. Je rappelle que le Président de la République s'était engagé à créer 3 000 emplois pour la police et la justice. Arrivés aux responsabilités, nous avons pu nous rendre compte très précisément des besoins, qui se sont avérés beaucoup plus importants. Le Président de la République a donc donné son feu vert à une augmentation des créations d'emplois. C'est ainsi que le ministère de l'intérieur aura créé un peu plus de 5 000 emplois durant le quinquennat, soit beaucoup plus que les 1 500 qui étaient prévus. Idem au ministère de la justice, puisque nous aurons créé près de 5 000 emplois, au lieu des 1 500 prévus.
M. Hubert Falco. Tout va bien, alors !
Mme Christiane Taubira, garde des sceaux. Ces 5 000 emplois permettent de couvrir les besoins dans la magistrature. Il faut préciser que ces besoins n'avaient pas été estimés ou, en tout cas, il n'y avait pas eu la volonté politique de remplacer les magistrats, les greffiers et les autres fonctionnaires partant à la retraite. Nous avons estimé à 1 400 le nombre de magistrats devant partir à la retraite au cours du quinquennat. Il aurait donc fallu, sous le précédent quinquennat, que des promotions d'au moins 300 élèves magistrats puissent permettre le remplacement des magistrats quittant leurs fonctions. Or, à cette époque, les promotions d'élèves magistrats ont varié de 80 à 144 personnes. Nous avons décidé, dès 2013, que les promotions devaient permettre non seulement de remplacer les départs à la retraite, mais aussi d'augmenter les effectifs de la magistrature. C'est ainsi que les promotions d'élèves magistrats ont été au nombre de 358 en 2013, de 364 en 2014 et de 382 en 2015. Nous aurons une promotion record l'année prochaine, avec 482 élèves magistrats.
Par ailleurs, nous faisons des promotions annuelles d'un millier de greffiers et fonctionnaires, ce qui nous permet de remplacer ceux qui partent, mais surtout de donner à nos juridictions les moyens d'affronter les nécessités quotidiennes, c'est-à-dire les demandes de justice exprimées par nos concitoyens.
Bien entendu, nous avons également veillé à rétablir le service public de la justice de proximité. C'est ainsi que nous veillons à corriger les injustices flagrantes de la carte judiciaire de 2008, et notamment des déserts judiciaires créés à cette occasion. Nous avons procédé à la réimplantation de tribunaux de grande instance, créé des chambres dtachées, amélioré le maillage territorial de l'accès au droit, notamment en ouvrant de nouvelles maisons de justice et du droit, auxquelles nous avons affecté des greffiers, ce qui n'était plus le cas depuis plusieurs années, et en implantant de nouveaux CDAD, les conseils départementaux de l'accès au droit.
Nous avons également, pour éliminer l'une des entraves de l'accès au droit et à la justice, supprimé la taxe de 35 euros, qui abondait le budget de l'aide juridictionnelle à hauteur de 60 millions d'euros. Cette suppression s'est accompagnée de la décision de compenser intégralement la perte de ressources.
Il s'agit donc d'une réforme qui s'inscrit dans une logique, une continuité, une dynamique, un ensemble ; bref, ce que j'appelle un écosystème. Elle a été pensée et préparée durant deux années. Nous avons veillé à procéder à une évaluation, à une concertation, puis à une élaboration commune. J'évoquais précédemment l'intelligence collective que nous avons mise en branle.
Cette réforme de la justice est la plus ambitieuse depuis 1958. Nous avons souhaité que cette ambition se reflète d'abord dans la méthode d'élaboration. Celle-ci a consisté, dans un premier temps, à rassembler des personnes aux compétences, aux profils et aux parcours divers, dans le cadre de groupes de travail. Nous nous sommes appuyés sur les conclusions du rapport de l'Institut des hautes études sur la justice. Ce rapport intitulé La prudence et l'autorité, qui a été élaboré par Antoine Garapon, secrétaire général de l'IHEJ, Sylvie Perdriolle, présidente de chambre à la cour d'appel de Paris et Boris Bernabé, professeur à l'université de Franche-Comté, nous a fourni des éléments de réflexion intéressants à la fois sur le fonctionnement de l'institution judiciaire, sur l'office du juge et son périmètre d'intervention.
Trois groupes de travail ont donc été mis en place : l'un présidé par le premier président de la cour d'appel de Montpellier Didier Marshall, plus spécifiquement chargé des « juridictions du XXIe siècle » ; un autre, présidé par Pierre Delmas-Goyon, conseiller à la Cour de cassation, plus particulièrement centré sur l'office du juge, son périmètre d'intervention et ses relations avec les justiciables ; un troisième, enfin, présidé par Jean-Louis Nadal, procureur général, consacré à la modernisation de l'action publique.
Un comité de pilotage a permis d'articuler les 268 recommandations remises par ces groupes de travail, à partir desquelles un grand débat public sur la justice du XXIe siècle a été organisé pendant deux jours à la Maison de l'UNESCO. Je remercie d'ailleurs les sénatrices et sénateurs qui y ont participé de façon très active. J'ajoute que nous avons bénéficié, dans l'élaboration de ces deux projets de loi, des travaux parlementaires, et notamment de deux rapports sénatoriaux : le rapport d'information intitulé La réforme de la carte judiciaire : une occasion manquée de Mme Nicole Borvo Cohen-Seat et M. Yves Détraigne, consacré aux remèdes nécessaires à apporter à la réforme de la carte judiciaire engagée en 2007, et le rapport d'information intitulé Pour une réforme pragmatique de la justice de première instance de M. Détraigne et Mme Virginie Klès.
Nous avons également consulté l'ensemble des juridictions et, forts des 2 000 contributions qui nous ont été adressées, nous avons pu définir quinze actions au service du triple objectif d'un service public de la justice plus proche proximité physique, mais aussi fonctionnelle , plus efficace et plus protecteur. Ainsi ont été conçus ces deux projets de loi.
Le projet de loi organique, que nous allons examiner en premier, vise à renforcer l'indépendance et l'impartialité de la magistrature et à l'ouvrir davantage sur la société.
S'agissant de l'indépendance et de l'impartialité des juges, il s'agit non seulement de les garantir, mais aussi de les rendre visibles aux yeux des citoyens. Dans cette perspective, nous décidons de supprimer la nomination des procureurs généraux en conseil des ministres et nous donnons force de loi à la circulaire du 31 juillet 2012, qui rend transparentes les propositions de nomination à des postes de magistrats du ministère public.
Nous reconnaissons également la mission de protection des droits et des libertés du juge des libertés et de la détention, en proposant qu'il soit nommé par décret du Président de la République. Il devient ainsi un juge spécialisé, mieux formé, bénéficiant de garanties statutaires plus protectrices.
Nous introduisons des dispositions de prévention des conflits d'intérêts, de façon à satisfaire aux exigences de la vie publique, mais également de l'éthique professionnelle.
Nous instaurons un entretien déontologique avec le chef de juridiction pour tous les magistrats du siège et du parquet ayant une activité juridictionnelle, lors de leur installation dans de nouvelles fonctions, et une obligation de déclaration de situation patrimoniale pour les plus hauts magistrats.
Nous veillons enfin à renforcer les droits et les garanties des magistrats en matière notamment d'évaluation, de liberté syndicale et d'obligation de résidence.
Le projet de loi ordinaire vise, comme je l'ai dit précédemment, à remplir trois objectifs : une justice plus proche donc plus accessible , plus efficace et plus protectrice.
Afin de rapprocher la justice du citoyen, nous créons un service d'accueil unique du justiciable. Ce service est à la fois un point d'accueil centralisé et un point d'entrée procédural, qui assure un accès polyvalent à la justice, aussi bien aux justiciables qu'aux professionnels de justice. Les greffiers qui seront affectés à un service d'accueil unique du justiciable verront leur compétence géographique étendue au-delà de celle de la juridiction où ils sont implantés. La création de ce service de proximité permettra à chaque justiciable, quelle que soit la juridiction, d'être informé, d'être orienté, d'engager des démarches et des formalités, mais aussi de suivre le traitement de son affaire.
Nous avons procédé par expérimentations : les premières expérimentations du service d'accueil unique du justiciable ont été lancées et évaluées dans six ressorts de tribunaux de grande instance, dans lesquels ont été affectés des greffiers spécifiquement formés nous veillons en effet à créer les postes nécessaires au bon fonctionnement de ces services. Une deuxième vague d'expérimentations a été engagée en septembre dernier, afin de répondre à l'importante demande venue d'autres juridictions.
Ces services seront complétés par un volet dédié à la communication électronique, avec l'attribution d'un code personnel à chaque justiciable, et par la mise en uvre du projet Portalis, qui mettra à disposition des justiciables, dès la fin de l'année, un portail internet leur permettant de suivre l'évolution de leurs procédures.
Nous avons, pour répondre au double défi de la proximité et de l'efficacité, lancé d'autres expérimentations.
L'une est relative aux conseils de juridiction, qui permettront d'ancrer la juridiction dans un territoire en créant les conditions d'une réflexion commune et transversale, ouverte aux propositions des partenaires institutionnels et associatifs de la juridiction, sur des problématiques telles que l'accès au droit, l'accompagnement des victimes et l'aide juridictionnelle. Cette expérimentation concerne trois cours d'appel et dix-sept tribunaux de grande instance.
Une autre expérimentation vise à nouer des partenariats avec les universités portant principalement mais pas exclusivement sur l'analyse de la jurisprudence des juridictions et destinés à améliorer la prévisibilité des décisions de justice. Dix cours d'appel et quatorze tribunaux de grande instance pratiquent cette expérimentation, qui a également fait l'objet d'une évaluation.
Une troisième expérimentation répond à l'exigence d'efficacité : celle de l'assistance des magistrats principalement ceux du ministère public, mais certaines expérimentations concernent des magistrats du siège par des greffiers.
Nous avons également doté les magistrats d'un équipement technologique moderne, leur permettant de satisfaire aux nécessités de mobilité et aux contraintes de permanence qui leur incombent.
Toujours dans la perspective d'améliorer l'efficacité du service public de la justice, le titre II du projet de loi vise à favoriser le recours aux modes alternatifs de règlement des litiges, c'est-à-dire à la médiation et à la conciliation. Nous sommes en effet persuadés l'expérience le démontre que lorsqu'un litige est résolu par les deux parties, la solution est souvent plus rapide, mieux acceptée, plus durable ; la construction commune d'un accord qui est ainsi encouragée possède en outre une vertu non négligeable, celle de recréer du lien social. Nous rendons donc obligatoire la tentative de règlement amiable du litige par un conciliateur de justice avant la saisine du juge pour tout ce qu'on appelle les « petits litiges du quotidien » ceux pour lesquels la demande est inférieure ou égale à 4 000 euros.
Nous procédons également à un certain nombre de transferts de contentieux, de façon à alléger le travail des juridictions et à concentrer les magistrats et les greffiers sur leurs missions juridictionnelles. Ces transferts se feront par exemple vers les officiers de l'état civil, tout en respectant l'intérêt des collectivités, qui constitue, je le sais, une préoccupation particulière des parlementaires de cette chambre. Nous rendons ainsi possible la suppression du double en version papier du registre de l'état civil, en cas de sauvegarde électronique des données de l'état civil par les mairies. Il s'agissait d'une contrainte pour les communes, qui étaient obligées d'établir ces registres, ainsi que pour nos juridictions, qui devaient les stocker et les mettre à jour à chaque modification.
Nous procédons en outre à des regroupements de contentieux, qui concernent en particulier le contentieux social. Celui-ci est aujourd'hui très dispersé, pour ne pas dire disparate, alors même que les justiciables concernés se trouvent, lorsqu'ils ont besoin de recourir aux juridictions compétentes, en situation de grande vulnérabilité. Nous souhaitons donc regrouper les contentieux traités par les TASS, les tribunaux des affaires de sécurité sociale, par les TCI, les tribunaux du contentieux de l'incapacité, et pour partie par les CDAS, les commissions départementales d'aide sociale. À cette fin, nous vous proposons que le contentieux social, désormais unifié, soit traité comme le prévoit l'article 8 du titre III par le pôle social du tribunal de grande instance.
L'article 52 du titre VII comporte une mesure d'habilitation qui nous permettra de mettre en uvre de la façon la plus précise et la plus efficace possible cette fusion de contentieux. Nous y travaillons depuis plus d'un an, mais nous avons été confrontés à des difficultés relatives à l'estimation des besoins, à l'impact d'un tel regroupement et au traitement des stocks. Nous avons donc dû, il y a quelques mois, diligenter une double inspection de la part de l'Inspection générale des affaires sociales et de l'Inspection générale des services judiciaires, dont le rapport nous sera remis mi-novembre. Nous vous proposons donc de commencer par retenir dans la loi le principe du regroupement de ces juridictions sociales, afin de parer à l'urgence de simplification de l'accès au droit de ces personnes qui sont soit indigentes, soit malades, soit frappées de handicap.
Par ailleurs, nous attribuons au tribunal de grande instance la compétence exclusive des demandes de réparation d'un dommage corporel, y compris pour les montants inférieurs à 4 000 euros la complexité inhérente à ce type de dommages justifie une telle exclusivité.
Le titre V a pour objet de créer un cadre légal commun aux actions de groupe. Nous créons ainsi un accès collectif à la justice, par le biais d'un socle procédural commun qui unifie la procédure permettant d'accéder collectivement au juge.
La nécessité de l'action de groupe est patente dans certaines situations, où les victimes sont nombreuses mais ne peuvent procéder, dans l'état actuel du droit, qu'à des démarches individuelles. Un certain nombre de contentieux récents, à caractère médical, social ou industriel, l'ont montré : procès de l'amiante, procès des prothèses mammaires, procès du Mediator. Le dispositif de l'action de groupe permettra aux victimes d'agir ensemble. C'est une avancée importante pour les justiciables. Elle l'est aussi pour l'institution judiciaire, pour mettre un terme à la fragmentation de notre droit, aux recours multiples, à des procédures et des codes différents.
Par cette action de groupe, nous souhaitons non seulement réparer les préjudices, mais aussi conduire une action pédagogique et sociale, au sens où nous voulons d'abord identifier ensemble les mécanismes qui contribuent à des situations inégalitaires entre les victimes de préjudices sériels et les corriger. Nous créons ainsi une action de groupe contre les discriminations, car nous savons à quel point celles-ci fragilisent le pacte républicain et le lien social. Pour ce faire, nous reprenons des dispositions déjà contenues dans la proposition de loi du député Razzy Hammadi, votée en juin de cette année à l'Assemblée nationale. Nous introduisons en outre les propositions concernant l'action de groupe dans le champ du travail.
Nous avons souhaité mettre en place un dispositif qui soit à la fois efficace et sécurisé, parce qu'il est important que nous permettions aux victimes de recourir à l'action de groupe pour faire face non seulement à la difficulté de présenter des preuves, y compris lorsque la discrimination est flagrante, mais aussi à leur fragilité psychologique. En effet, les personnes victimes de ces préjudices sériels ou de ces discriminations sont souvent en position de fragilité au moment où elles les subissent. Nous renforcerons ainsi l'action que nous menons depuis 2012, puisque nous disposerons dans toutes nos juridictions de pôles anti-discrimination et d'un réseau de magistrats référents. Au sein du ministère de la justice, nous avons également lancé un site anti-discrimination ainsi qu'une campagne anti-discrimination.
Le titre VI concerne la justice commerciale, que nous adaptons aux enjeux de la situation tant économique que de l'emploi. Ce titre contient des dispositions relatives au statut et aux missions des juges consulaires, notamment en matière de formation initiale et continue, de règles déontologiques et de règles disciplinaires. Il comporte également des dispositions sur la traçabilité des fonds qui sont déposés sur les comptes des mandataires financiers ainsi que des dispositions relatives à la prévention et aux procédures collectives.
Tel est, mesdames, messieurs les sénateurs, l'essentiel des dispositions contenues dans le projet de loi organique et le projet de loi ordinaire. Il s'agit, je le répète, d'une réforme d'ampleur. Nous cherchons à rénover le lien de confiance entre les citoyens et l'institution judiciaire et à élaborer des normes qui s'inscrivent dans un ensemble, ce que j'ai appelé un écosystème. Il faut donc également tenir compte, outre des mesures du projet de loi organique et du projet de loi ordinaire, des dispositions réglementaires déjà publiées, de celles du décret miroir qui accompagne le projet de loi ordinaire ainsi que des dispositions organisationnelles et en matière de progrès numérique.
Rénover le lien de confiance entre les citoyens et l'institution judiciaire est un engagement du Président de la République. Pour que la démocratie retrouve une plus grande vitalité, pour que l'État de droit soit renforcé, l'autorité judiciaire doit échapper à toute suspicion de connivence avec le pouvoir politique depuis trois ans, cette connivence a été définitivement levée, ici, en France et de compromission avec des groupes d'intérêts. C'est la condition pour que les magistrats qui, eux, veillent à l'indépendance de leurs fonctions et à l'impartialité de leurs décisions apparaissent sans la moindre ambiguïté aux yeux des citoyens comme étant exemplaires, indépendants et impartiaux. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain, du groupe CRC et du groupe écologiste, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)
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M. le président. La parole est à Mme la garde des sceaux.
Mme Christiane Taubira, garde des sceaux, ministre de la justice. Je souhaite remercier tous les orateurs, et notamment MM. Alain Richard, Jacques Bigot, Jacques Mézard et Michel Mercier, de leurs interventions de très grande qualité. Je leur répondrai de façon transversale, afin de ne pas leur voler leur soirée, leur nuit, et le reste. (Sourires.)
Je veux saluer tout particulièrement les oratrices et orateurs qui ont indiqué ce qu'il y avait de substantiellement nouveau dans ce texte. Ce n'est pas par fantaisie que nous l'avons nommé « projet de loi portant application des mesures relatives à la justice du XXIe siècle » !
Nous introduisons en effet de véritables nouveautés dans le rapport entre le citoyen et l'autorité judiciaire. Nous réorganisons le rapport à une institution, en tenant compte à la fois de la nécessité de la proximité physique et géographique, mais aussi de l'évolution de notre société, évoquée par M. Jacques Bigot. Car nous vivons à l'heure du numérique, et nos compatriotes sont aujourd'hui des nomades, qui bougent beaucoup. Il est donc important que l'information soit partout à leur disposition.
Oui, cette réforme introduit des changements de fond, qu'ils soient culturels, relationnels ou fonctionnels. Nous avons envisagé d'aller plus loin. Toutefois, je le répète, j'ai souhaité une réforme irriguée, nourrie et portée collectivement. C'est ce que j'ai appelé l'intelligence collective, qui s'est construite au cours des différentes étapes que nous avons mises en uvre. Car s'il existe une institution qui peut nous rassembler, en tout cas nous permettre de dépasser des clivages, des rivalités et des divergences secondaires, c'est bien l'institution judiciaire, parce qu'elle est essentielle à l'État de droit.
Je répondrai donc transversalement, pour ne pas abuser de votre temps, mesdames, messieurs les sénateurs, tout en sachant que je pourrai revenir sur un certain nombre de points lors de l'examen des amendements.
J'évoquerai prioritairement quelques sujets sur lesquels nous ne reviendrons pas au cours de la discussion des articles. Je le sais bien, M. Yves Détraigne et Mme Virginie Klès, dans leur rapport d'information, proposaient la création d'un tribunal de première instance. Nous l'avions également envisagé, conformément à l'un des engagements du Président de la République. Toutefois, au terme de la consultation à laquelle nous avons procédé auprès des juridictions 2 000 contributions sont remontées , l'opposition au tribunal de première instance a été générale et unanime.
J'ai voulu connaître les causes de ce blocage, car le tribunal de première instance est non pas une fantaisie, mais la reprise d'une réflexion conduite pendant plusieurs années par des personnes éminentes, plus que respectables, savantes et compétentes. En fait, le blocage s'expliquait par la crainte de voir fermer certains sites judiciaires, ce qui aurait appauvri l'institution.
Or nous faisons très exactement le contraire. En effet, depuis que nous sommes aux responsabilités, nous avons rouvert des juridictions, créé des chambres détachées, armé les maisons de la justice et du droit de greffiers, et complété le maillage territorial avec des CDAD.
Toute notre action a donc consisté à réimplanter des juridictions et des sites judiciaires, et non pas à en fermer. Néanmoins, compte tenu du traumatisme vécu lors de la réforme de la carte judiciaire de 2008 et des déménagements de personnels qui se sont ensuivis, j'ai eu beau multiplier les explications, ce blocage est là.
À mes yeux, passer en force n'aurait eu aucun sens : si les personnes qui mettront en uvre la réforme n'y adhèrent pas, ne se l'approprient pas, le projet est voué à l'échec. Nous avons uvré sur la base de votre rapport, monsieur Détraigne, et des propositions que vous faites, notamment concernant les finalités de ce tribunal de première instance. Pour autant, il ne convenait pas de s'obstiner à créer un tribunal de première instance, même si cela pouvait selon moi favoriser la simplification du fonctionnement des juridictions et améliorer la lisibilité de l'institution.
Nous avons donc décidé de servir autrement ces finalités de proximité, d'efficacité, de lisibilité, d'intelligibilité et de relation responsable entre le citoyen et l'autorité judiciaire.
Du coup, nous en revenons au tribunal d'instance. Je vous rappelle que les juridictions de proximité seront supprimées sauf si vous en décidez autrement en janvier 2017. Elles devaient l'être en janvier 2013 ; cette suppression a été une première fois reportée, sur l'initiative du Sénat, à janvier 2015, puis, une seconde fois, à janvier 2017. Mesdames, messieurs les sénateurs, il est conforme au bon fonctionnement de nos institutions, et, en l'occurrence, de bonne justice que les lois votées soient appliquées, et que leur mise en uvre ne soit pas constamment différée.
Dans cette perspective, les juridictions de proximité vont donc disparaître en janvier 2017 et il est important que l'identité de juridiction de proximité des tribunaux d'instance soit confortée et renforcée. C'est pourquoi ces tribunaux ont vocation, par exemple, à continuer de traiter des litiges du quotidien ou du contentieux des tutelles.
S'agissant des TGI, nous les organisons en pôles de façon à rationaliser leur activité.
Le volet relatif à l'action de groupe pose quelques problèmes à certains d'entre vous. Je suis désolée, madame Gruny, mais c'est votre portrait de l'entreprise, celui que vous avez dressé à cette tribune, qui serait susceptible d'inquiéter le monde économique, et non le nôtre !
D'abord parce que nous avons travaillé, pour élaborer ce texte, avec les représentants du monde économique, comme nous le faisons pour de très nombreux textes. Et ces représentants ne tiennent pas les propos inquiétants que vous leur prêtez ! (Mme Pascale Gruny s'exclame.)
Vous dites que nous jetons en pâture l'ensemble des entreprises, que nous les discréditons. Mais nous ne jetons personne en pâture ! Ce que vous dites en creux, madame la sénatrice, c'est que l'ensemble des entreprises pratiquent la discrimination. Nous ne sommes pas de cet avis ! Nous pensons au contraire que la très grande majorité des entreprises ne pratiquent pas la discrimination. Et s'il existe des entreprises qui pratiquent la discrimination, l'État de droit exige que nous les combattions.
Nous proposons un dispositif à la fois efficace et sécurisé, qui comprend, après une procédure amiable, les conditions de la réparation du préjudice et de la cessation du dommage.
Encore une fois, madame Gruny, notre démarche est claire et ne s'adresse pas à la très grande majorité des entreprises, qui ne pratiquent pas de discrimination.
La mise en place d'un socle procédural introduit rationalité, cohérence, simplicité, unité de procédure dans notre droit, là où prévaut aujourd'hui une segmentation des possibilités d'intervention s'agissant de préjudices sériels avec ou sans discrimination. Cela ne veut d'ailleurs pas dire, au contraire, que nous ne devrions pas décliner cette action en fonction des matières particulières concernées, puisque ces matières sont régies par des corpus législatifs particuliers, c'est-à-dire par des codes.
Je réaffirme donc qu'avec cette proposition, nous rendons service aux entreprises ! Certaines d'entre elles, d'ailleurs, le disent elles-mêmes : les entreprises en ont assez que l'on généralise, que dès que l'une d'elles cause un préjudice, on stigmatise la totalité du monde économique. Il y a de nombreuses entreprises vertueuses ; elles sont même majoritaires.
J'en donne une illustration : depuis que l'action de groupe a été introduite dans la loi en matière de consommation, il y a bientôt deux ans, six cas seulement ont été recensés, dont l'un s'est soldé par une médiation et un règlement à l'amiable ce que le présent texte rend également possible.
M. Alain Richard. Oui !
Mme Christiane Taubira, garde des sceaux. Nous devons nous féliciter que cinq entreprises seulement, sur l'ensemble de notre tissu économique, aient pu être identifiées comme ayant des pratiques contestables et engagées en conséquence dans un processus non pas forcément de sanction, mais d'élimination concertée du mécanisme à l'origine de ces discriminations. Cela montre, en creux, à quel point l'immense majorité des entreprises se comportent correctement.
J'en viens au service d'accueil unique de la justice, qui constitue une réelle innovation, dont la portée s'étend bien au-delà de ce que permettait le dispositif du guichet unique du greffe lequel a bien entendu éclairé notre réflexion au moment de concevoir ce service d'accueil unique.
Où qu'elle se situe sur le territoire national, toute personne pourra désormais, en se présentant à un service d'accueil unique du justiciable, être informée et orientée, déposer son dossier d'aide juridictionnelle ou suivre l'évolution de sa procédure.
Oui, mesdames, messieurs les sénateurs, cette justice est celle du XXIe siècle, parce que le XXIe siècle est le siècle de la dématérialisation, donc de la mobilité, de la liberté, de l'information accessible rapidement et facilement ! Je remercie donc les sénatrices et sénateurs qui ont compris l'extrême importance de cette innovation.
Nous reviendrons sur la justice consulaire ; je rappelle simplement que les deux lois d'habilitation et les ordonnances ont précisément permis d'améliorer nos procédures collectives, de faciliter la sauvegarde, de promouvoir la recherche de solutions anticipées, de créer des conditions satisfaisantes de rétablissement pour les chefs d'entreprises en difficulté, afin que ces entreprises ne soient pas condamnées à la disparition.
Nous reviendrons également sur le statut du juge des libertés et de la détention, le JLD, puisque la commission a introduit des modifications à ce sujet. Nous pensons que le JLD doit être un juge spécialisé. Nous sommes en mesure de répondre aux difficultés qui ont été évoquées, notamment celles qui se posent dans les petites juridictions. Il existe déjà des juges spécialisés dans les petites juridictions ; l'usage veut qu'ils participent, outre leurs tâches relevant de leur de spécialisation, au reste de l'activité de la juridiction. Et l'intérêt de faire du JLD une fonction spécialisée, c'est que nous disposerons ainsi de juges formés, volontaires, dont le statut sera par ailleurs plus protecteur.
Je devrais probablement vous dire mille autres choses, par exemple sur la conciliation et la médiation.
Mes derniers mots, à ce stade de la discussion, seront pour vous remercier très chaleureusement, messieurs les rapporteurs, pour le travail de très grande qualité que vous avez produit, et mesdames, messieurs les sénateurs, pour l'ambiance de travail qui règne dans votre assemblée, ainsi que pour la hauteur de vues dont ont témoigné les propos tenus à la tribune s'agissant de notre institution judiciaire.
J'estime que c'est un vrai bonheur de pouvoir réfléchir ensemble sur la justice civile. Cette justice, qui représente pourtant 70 % de l'activité judiciaire, ne se voit pas, mais elle rend des services inestimables au justiciable : c'est elle qui lui redonne espoir et organise les conditions de son rétablissement social lorsqu'il est éperdu, noyé dans un contentieux difficile on pense, par exemple, à l'endettement - ou que pèse sur son foyer la menace d'une expulsion.
Je vous remercie donc pour votre implication, y compris quand vous nous critiquez, ce qui nous oblige soit à développer nos motivations, soit à affiner les dispositions de notre projet, soit à en introduire de nouvelles.
Nous souhaitons rapprocher l'institution judiciaire du citoyen justiciable, et notamment du justiciable démuni, celui qui ne maîtrise pas la culture judiciaire, ne parle pas la langue du droit, n'a aucune affinité spontanée avec ce milieu, mais qui, à la faveur des dispositions de simplification que nous entendons mettre en uvre, rencontrera sur son chemin une autorité judiciaire toujours plus hospitalière. Si nous y parvenons, cela aura été grâce à vous ! (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain.)
M. le président. La discussion générale commune est close.
Source http://www.senat.fr, le 6 novembre 2015