Texte intégral
Monsieur le Président,
Madame la Directrice,
Mesdames, Messieurs,
Vous n'avez pas choisi la facilité en prenant pour sujet de votre cycle d'étude " La bonne gouvernance et la réforme de l'Etat ". Car, le plus souvent, nous avons à faire à des développements sur l'un ou sur l'autre thème, mais sans que les liens soient réellement établis autrement que de manière artificielle. La difficulté est bien de réfléchir à ce que peuvent et doivent être les rapports entre ces deux notions.
La première chose à faire est de savoir de quoi nous parlons exactement. Pour l'Etat, cela peut paraître évident. Je rappellerai toutefois que nous devons prendre en considération les trois dimensions constitutives de l'Etat, le rôle proprement politique, espace différencié qui va de la société civile au gouvernement avec de multiples médiations qui s'articulent autour de la représentation, le pôle juridique, institué à partir du politique et qui lui donne sa force - tout au moins dans un Etat de droit -, le rôle administratif, à la fois, condition de l'actualisation du droit et prolongement du pouvoir politique qui se donne ainsi les moyens de réaliser ses objectifs. Des équilibres différents entre ces pôles caractérisent les évolutions de l'Etat.
Nous sommes ainsi passés en Europe occidentale de l'Etat libéral du XIXème siècle, où le pouvoir législatif occupait la position centrale, à l'Etat social de l'après seconde guerre mondiale, dominé par l'influence du pouvoir exécutif et de l'administration, qui a vu croître ses moyens en de grandes proportions, et qui a dirigé ou contrôlé l'essentiel des activités économiques, sociales, culturelles sur un territoire donné. Aujourd'hui nous connaissons une nouvelle évolution qu'il n'est pas aisé de caractériser nettement. Dans un marché mondial de plus en plus intégré, où les politiques de l'Etat sont confrontées à un découplage entre la politique et l'économie, processus dans lequel le pôle du droit prend une importance accrue. Il n'est donc pas surprenant que des interrogations se fassent à nouveau jour sur ce qu'est la souveraineté des Etats, particulièrement pour ceux - comme l'Etat français - qui sont partie prenante d'une Union régionale, l'Union Européenne, dotés de pouvoirs propres.
Ce moment explique sans aucun doute la fortune récente de la notion de " gouvernance " depuis la fin des années 1980 que l'on retrouve maintenant dans la plupart des rapports internationaux, ceux de l'ONU comme de la Commission Européenne dernièrement.
D'origine anglo-saxonne - canadienne disent certains - l'idée de gouvernance vient de l'entreprise " corporate gouvernance " où elle définit une exigence et un mode de gestion pour réaliser une série d'objectifs en impliquant tous les acteurs concernés. La Banque Mondiale a élargi son usage en l'appliquant, en matière de développement, à la manière dont le pouvoir est exercé pour gérer les ressources économiques et sociales d'un pays. Il s'agit de faire travailler ensemble des acteurs différents, des Etats, des administrations, des entreprises, des ONG etc et cela à différents niveaux géographiques. On comprend dès lors pourquoi cette notion s'applique bien à une situation mondiale caractérisée par la prééminence des marchés financiers internationaux, la force de grandes entreprises multinationales, une pluralité de centres de pouvoir, les Etats certes, mais aussi les grandes organisations internationales, l'activité d'un grand nombre d'ONG, une opinion publique mondiale, mais aussi des identités politiques et culturelles diversifiées.
Aucun acteur ne pouvant seul aujourd'hui imposer une solution aux problèmes du monde par lui seul - même par les Etats Unis - la gouvernance en est arrivée à désigner une méthode de résolution des conflits et des problèmes par laquelle une diversité d'acteurs peuvent parvenir à des décisions mutuellement satisfaisantes et contraignantes à travers des processus de coopération et de négociation. Cela suppose que soient élaborées des règles et des procédures et cultivés des comportements qui permettent d'aboutir à des décisions et à des actions effectives et qui puissent s'appliquer à des acteurs publics comme à des acteurs privés. Les principes clefs qui reviennent dans les rapports et les congrès internationaux commencent à être codifiés : partenariat, transparence, harmonisation, décentralisation, efficience, responsabilité sont les termes les plus fréquents.
Les Etats sont donc concernés. Ils sont des acteurs de cette " gouvernance globale ". Ils apprennent déjà (et ils devront de plus en plus) à coopérer dans un monde réellement interdépendant et pas seulement avec d'autres Etats. Si l'on veut garder un sens à la notion de " bonne gouvernance " il faut toutefois éviter de lui donner une trop grande extension. Son cur - comme le marque son origine manègériale - est la coopération qui doit s'établir aujourd'hui entre des acteurs de nature différente. Quelles conséquences devons nous alors en tirer pour nos Etats ?
L'Etat n'est certes pas un acteur comme un autre. Il est détenteur de la souveraineté - qui, dans notre pays, résulte d'un " contrat " démocratique. Sa capacité d'action donne un sens à la démocratie politique. Ses crises sont toujours celles de la démocratie. On l'a vu hier, on le voit aujourd'hui.
Les défis actuellement tiennent au fait que les Etats sont contournés chaque jour par l'accroissement des flux mondiaux de capitaux, de biens, des technologies, de main-d'uvre. " Les Etats sont enchâssés dans les marchés ", comme l'écrivait récemment Jurgen HABERMAS. Ils appartiennent désormais à un système politique nouveau caractérisé par une interaction entre différents niveaux, les niveaux supranationaux, le niveau national et les niveaux subnationaux, avec des liens transnationaux accrus. Les grandes décisions ne peuvent résulter que d'une série de négociations à plusieurs niveaux.
Cela conduit pour les Etats inévitablement à des pertes de souveraineté, autrement dit de capacité autonome d'action. Mais cela n'entraîne pas nécessairement une perte proportionnelle d'influence. Défendre la sécurité du pays et des citoyens, assurer un environnement compétitif et attractif pour l'économie nationale, maintenir la cohésion de la société, promouvoir des valeurs et préserver une diversité culturelle demeurent des tâches indispensables qui légitiment les Etats. Seulement les Etats doivent adopter leurs formes d'organisation et d'interventions.
Je vois trois modes d'adaptation qui définissent ce que nous pourrons appeler à bon droit une " bonne gouvernance " : la coopération, la décentralisation et la responsabilité.
La coopération, en effet, doit être clairement assumée par les Etats. Elle est une dimension essentielle de leur influence. L'Union européenne est évidemment ici démonstrative. Le recul historique permet de penser qu'elle est le moyen principal que de vieilles puissances déclinantes ont trouvé pour pouvoir compter sur une scène mondiale en recomposition rapide. Elle est, de ce fait, " une ressource-contrainte ", pour reprendre une expression de l'économiste Elie COHEN dans son essai sur " La tentation hexagonale ". Elle reconstitue un pouvoir complexe qui mêle les logiques du fédéralisme et de la coopération inter-gouvernementale. Elle amène aujourd'hui à mettre en commun nombre d'éléments de la souveraineté. Les gouvernements nationaux détiennent cependant l'essentiel des pouvoirs de décision. Mais leur mise en uvre demande des compromis permanents. Une nouvelle forme étatique est en train de naître sous nos yeux, un réseau d'Etats à géométrie variable selon les politiques. Les problèmes posés ne sont certes pas minces et les débats à venir seront difficiles. Mais, quoiqu'il en soit de l'avenir, les évolutions des Etats de l'Union européenne ne peuvent plus être comprises sans prendre en compte la dimension européenne : une sécurité intérieure efficace demande une coopération policière et juridique, Europol et Eurojust, les droits nationaux dépendent largement des grandes conventions européennes, la monnaie unique appelle (et appellera de plus en plus) une harmonisation des fiscalités et une coordination des politiques budgétaires.
Le primat de la politique en Europe n'a pas été effacé par les marchés. Il a été justement créée une union politique de niveau supérieur pour compenser l'affaiblissement des capacités d'action des Etats nationaux. Mais, c'est une construction qui a ses dynamiques propres. La coopération, pour m'en tenir à cette dimension, ne peut demeurer au seul niveau inter-étatique. La création d'une réalité politique nouvelle a besoin d'une légitimité démocratique. Or, la formation d'une opinion publique européenne, d'un " espace public " dirait Jurgen HABERMAS, demande la prise en compte de la diversité des intérêts et des points de vue en présence. Le processus consultatif préalable aux prises de décisions doit donc s'étendre et s'étoffer aux Parlements nationaux, aux administrations nationales, aux associations, aux comités d'experts, aux collectivités locales pour associer les légitimités et les approches différentes. La répartition des compétences ne se décrète pas une fois pour toutes, elle s'apprécie et se négocie par l'implication de tous les acteurs. Cela suppose, il ne faut pas le cacher, un changement de comportement de la part des responsables politiques et administratifs pour accepter une logique de partenariat et tout particulièrement, avec les associations de la société civile, qui doivent être non seulement reconnues mais plus encore soutenues.
Le principe de coopération est directement lié à celui de décentralisation. Il n'y a pas, en effet, une équivalence entre la souveraineté et l'Etat centralisé. La mise en place de systèmes élaborés de protection sociale, qui ont largement fait l'Etat moderne, a eu également pour effet de donner plus d'importance à sa fonction de prestation de services. Les citoyens de plus en plus " usagers " demandent que l'on tienne mieux compte de leurs intérêts particuliers. Cette évolution a contribué à désacraliser l'Etat et son fonctionnement. Il s'est produit un changement dans la nature de la représentation. La légitimité de l'Etat ne tient plus dans l'incarnation d'un principe supérieur, mais, pour l'essentiel, dans sa capacité à bien représenter la diversité de la société. C'est la dynamique de ce phénomène économique et social autant que politique qui explique, partout en Europe, la montée en puissance des autorités régionales et locales qui ont désormais en charge de nombreux domaines de la vie quotidienne.
Les différences entre les systèmes institutionnels sont évidemment importantes - elles reflètent des traditions et des histoires nationales diverses - mais tous les Etats ont mené ou mènent un processus de décentralisation et de déconcentration. Cela passe par une distinction entre ce qui revient nécessairement au champ d'activité propre de l'Etat et ce qui peut être remis à des gestions locales publiques ou privées. Mais, même pour ce qui se relève de l'action et de la gestion de l'Etat, une déconcentration importante doit être mise en uvre. Certains pays ont créé des agences autonomes pour mettre en uvre de véritables contrats de gestion permettant d'identifier des tâches, des moyens et des résultats. Nous ne pensons pas dans notre pays qu'il faille aller jusque là, car il faut veiller à la cohérence d'ensemble et à la possibilité d'articuler les différents niveaux d'administration. Cela dit, les préoccupations sont désormais communes. Dans son administration, l'Etat a besoin d'intégrer pour lui-même un principe de subsidiarité. C'est une condition pour l'efficacité des actions menées.
Le principe de responsabilité est le troisième maître mot pour l'adaptation de l'Etat moderne. Le terme anglais " accountability " explicite nettement la nécessité d'une remise des comptes. Mais, dans toutes les langues, la responsabilité pour être efficiente suppose la reconnaissance de l'initiative. C'est le fil directeur qui ordonne les mesures que nous avons prises depuis quelques années pour conduire la réforme de l'Etat. Je ne prendrai que quelques exemples.
La responsabilité des gestionnaires demande que les services puissent s'engager sur des objectifs et être évalués sur les résultats obtenus. Jusqu'au printemps dernier, la gestion des crédits publics préaffectait les moyens de manière mécanique. La réforme de l'ordonnance prise en 1959 fixant ces principes que nous avons menée cette année accordera désormais une disposition d'enveloppes financières a priori sur objectifs. C'est un processus qui s'étalera sur quelques années et qui demande un grand travail d'explication, de formation et de réorganisation des administrations.
La responsabilité fait également de la gestion des ressources humaines une priorité. Nous avons besoin d'une plus grande mobilité géographique et fonctionnelle. Il faut renforcer la formation continue et, donc mieux organiser les promotions et les évolutions de carrière des agents. C'est une condition pour mettre en uvre des instruments efficaces d'évaluation et d'adaptation des services publics. La diffusion des nouvelles technologies de la communication offre une opportunité qu'il ne faut pas manquer.
La responsabilité suppose pareillement d'accepter le dialogue social dans les fonctions publiques. L'implication des personnels demande que leur parole soit entendue et reconnue. Il faut donc accepter la concertation et, selon les cas, la négociation sur les sujets qui concernent directement les agents. Nous avons beaucoup à faire dans notre pays pour développer un dialogue déconcentré, instituer des rendez-vous réguliers, donner une portée réellement contractuelle aux accords négociés.
Cet esprit de responsabilité, enfin, doit s'étendre - et ce n'est certainement pas le plus aisé - aux relations de l'Etat avec les citoyens. Les simplifications administratives ne sont qu'un élément du problème. Il faut faire le pari de la confiance vis-à-vis des citoyens, en promouvant la transparence, et la concertation, en prenant en compte les besoins économiques, sociaux et environnementaux. Cette démarche est complémentaire d'une évaluation exacte de la qualité et de la performance des services publics.
L'addition de ces principes, la coopération, la décentralisation, la responsabilité, avec les conséquences qu'ils entraînent, dessine un " art de gouverner " - n'est-ce pas le nom plus ancien de la " gouvernance " ? - adapté aux défis que rencontrent les Etats aujourd'hui et aux évolutions de leurs structures administratives qu'ils doivent conduire s'ils ne veulent pas les subir. Mais dans " gouvernance ", il y a gouverner. Les réformes actuelles demandent un engagement politique fort des gouvernements qui doivent les expliciter et dégager les moyens nécessaires pour leur succès. Les formes d'influence des Etats nationaux ne peuvent plus être les mêmes dans un monde interdépendant et, plus encore, avec des intégrations régionales qui créent des exigences communes d'organisation. Mais, l'on peut d'ores et déjà constater que les Etats, et donc les sociétés, qui réussissent le mieux sont ceux qui n'hésitent pas à s'engager clairement dans des coopérations stratégiques et qui mènent les réformes nationales qui confortent leur capacité de mieux représenter leurs sociétés.
Je vous remercie.
Seul le discours prononcé fait foi.
(Source http://www.fonction-publique.gouv.fr, le 26 octobre 2001)
Madame la Directrice,
Mesdames, Messieurs,
Vous n'avez pas choisi la facilité en prenant pour sujet de votre cycle d'étude " La bonne gouvernance et la réforme de l'Etat ". Car, le plus souvent, nous avons à faire à des développements sur l'un ou sur l'autre thème, mais sans que les liens soient réellement établis autrement que de manière artificielle. La difficulté est bien de réfléchir à ce que peuvent et doivent être les rapports entre ces deux notions.
La première chose à faire est de savoir de quoi nous parlons exactement. Pour l'Etat, cela peut paraître évident. Je rappellerai toutefois que nous devons prendre en considération les trois dimensions constitutives de l'Etat, le rôle proprement politique, espace différencié qui va de la société civile au gouvernement avec de multiples médiations qui s'articulent autour de la représentation, le pôle juridique, institué à partir du politique et qui lui donne sa force - tout au moins dans un Etat de droit -, le rôle administratif, à la fois, condition de l'actualisation du droit et prolongement du pouvoir politique qui se donne ainsi les moyens de réaliser ses objectifs. Des équilibres différents entre ces pôles caractérisent les évolutions de l'Etat.
Nous sommes ainsi passés en Europe occidentale de l'Etat libéral du XIXème siècle, où le pouvoir législatif occupait la position centrale, à l'Etat social de l'après seconde guerre mondiale, dominé par l'influence du pouvoir exécutif et de l'administration, qui a vu croître ses moyens en de grandes proportions, et qui a dirigé ou contrôlé l'essentiel des activités économiques, sociales, culturelles sur un territoire donné. Aujourd'hui nous connaissons une nouvelle évolution qu'il n'est pas aisé de caractériser nettement. Dans un marché mondial de plus en plus intégré, où les politiques de l'Etat sont confrontées à un découplage entre la politique et l'économie, processus dans lequel le pôle du droit prend une importance accrue. Il n'est donc pas surprenant que des interrogations se fassent à nouveau jour sur ce qu'est la souveraineté des Etats, particulièrement pour ceux - comme l'Etat français - qui sont partie prenante d'une Union régionale, l'Union Européenne, dotés de pouvoirs propres.
Ce moment explique sans aucun doute la fortune récente de la notion de " gouvernance " depuis la fin des années 1980 que l'on retrouve maintenant dans la plupart des rapports internationaux, ceux de l'ONU comme de la Commission Européenne dernièrement.
D'origine anglo-saxonne - canadienne disent certains - l'idée de gouvernance vient de l'entreprise " corporate gouvernance " où elle définit une exigence et un mode de gestion pour réaliser une série d'objectifs en impliquant tous les acteurs concernés. La Banque Mondiale a élargi son usage en l'appliquant, en matière de développement, à la manière dont le pouvoir est exercé pour gérer les ressources économiques et sociales d'un pays. Il s'agit de faire travailler ensemble des acteurs différents, des Etats, des administrations, des entreprises, des ONG etc et cela à différents niveaux géographiques. On comprend dès lors pourquoi cette notion s'applique bien à une situation mondiale caractérisée par la prééminence des marchés financiers internationaux, la force de grandes entreprises multinationales, une pluralité de centres de pouvoir, les Etats certes, mais aussi les grandes organisations internationales, l'activité d'un grand nombre d'ONG, une opinion publique mondiale, mais aussi des identités politiques et culturelles diversifiées.
Aucun acteur ne pouvant seul aujourd'hui imposer une solution aux problèmes du monde par lui seul - même par les Etats Unis - la gouvernance en est arrivée à désigner une méthode de résolution des conflits et des problèmes par laquelle une diversité d'acteurs peuvent parvenir à des décisions mutuellement satisfaisantes et contraignantes à travers des processus de coopération et de négociation. Cela suppose que soient élaborées des règles et des procédures et cultivés des comportements qui permettent d'aboutir à des décisions et à des actions effectives et qui puissent s'appliquer à des acteurs publics comme à des acteurs privés. Les principes clefs qui reviennent dans les rapports et les congrès internationaux commencent à être codifiés : partenariat, transparence, harmonisation, décentralisation, efficience, responsabilité sont les termes les plus fréquents.
Les Etats sont donc concernés. Ils sont des acteurs de cette " gouvernance globale ". Ils apprennent déjà (et ils devront de plus en plus) à coopérer dans un monde réellement interdépendant et pas seulement avec d'autres Etats. Si l'on veut garder un sens à la notion de " bonne gouvernance " il faut toutefois éviter de lui donner une trop grande extension. Son cur - comme le marque son origine manègériale - est la coopération qui doit s'établir aujourd'hui entre des acteurs de nature différente. Quelles conséquences devons nous alors en tirer pour nos Etats ?
L'Etat n'est certes pas un acteur comme un autre. Il est détenteur de la souveraineté - qui, dans notre pays, résulte d'un " contrat " démocratique. Sa capacité d'action donne un sens à la démocratie politique. Ses crises sont toujours celles de la démocratie. On l'a vu hier, on le voit aujourd'hui.
Les défis actuellement tiennent au fait que les Etats sont contournés chaque jour par l'accroissement des flux mondiaux de capitaux, de biens, des technologies, de main-d'uvre. " Les Etats sont enchâssés dans les marchés ", comme l'écrivait récemment Jurgen HABERMAS. Ils appartiennent désormais à un système politique nouveau caractérisé par une interaction entre différents niveaux, les niveaux supranationaux, le niveau national et les niveaux subnationaux, avec des liens transnationaux accrus. Les grandes décisions ne peuvent résulter que d'une série de négociations à plusieurs niveaux.
Cela conduit pour les Etats inévitablement à des pertes de souveraineté, autrement dit de capacité autonome d'action. Mais cela n'entraîne pas nécessairement une perte proportionnelle d'influence. Défendre la sécurité du pays et des citoyens, assurer un environnement compétitif et attractif pour l'économie nationale, maintenir la cohésion de la société, promouvoir des valeurs et préserver une diversité culturelle demeurent des tâches indispensables qui légitiment les Etats. Seulement les Etats doivent adopter leurs formes d'organisation et d'interventions.
Je vois trois modes d'adaptation qui définissent ce que nous pourrons appeler à bon droit une " bonne gouvernance " : la coopération, la décentralisation et la responsabilité.
La coopération, en effet, doit être clairement assumée par les Etats. Elle est une dimension essentielle de leur influence. L'Union européenne est évidemment ici démonstrative. Le recul historique permet de penser qu'elle est le moyen principal que de vieilles puissances déclinantes ont trouvé pour pouvoir compter sur une scène mondiale en recomposition rapide. Elle est, de ce fait, " une ressource-contrainte ", pour reprendre une expression de l'économiste Elie COHEN dans son essai sur " La tentation hexagonale ". Elle reconstitue un pouvoir complexe qui mêle les logiques du fédéralisme et de la coopération inter-gouvernementale. Elle amène aujourd'hui à mettre en commun nombre d'éléments de la souveraineté. Les gouvernements nationaux détiennent cependant l'essentiel des pouvoirs de décision. Mais leur mise en uvre demande des compromis permanents. Une nouvelle forme étatique est en train de naître sous nos yeux, un réseau d'Etats à géométrie variable selon les politiques. Les problèmes posés ne sont certes pas minces et les débats à venir seront difficiles. Mais, quoiqu'il en soit de l'avenir, les évolutions des Etats de l'Union européenne ne peuvent plus être comprises sans prendre en compte la dimension européenne : une sécurité intérieure efficace demande une coopération policière et juridique, Europol et Eurojust, les droits nationaux dépendent largement des grandes conventions européennes, la monnaie unique appelle (et appellera de plus en plus) une harmonisation des fiscalités et une coordination des politiques budgétaires.
Le primat de la politique en Europe n'a pas été effacé par les marchés. Il a été justement créée une union politique de niveau supérieur pour compenser l'affaiblissement des capacités d'action des Etats nationaux. Mais, c'est une construction qui a ses dynamiques propres. La coopération, pour m'en tenir à cette dimension, ne peut demeurer au seul niveau inter-étatique. La création d'une réalité politique nouvelle a besoin d'une légitimité démocratique. Or, la formation d'une opinion publique européenne, d'un " espace public " dirait Jurgen HABERMAS, demande la prise en compte de la diversité des intérêts et des points de vue en présence. Le processus consultatif préalable aux prises de décisions doit donc s'étendre et s'étoffer aux Parlements nationaux, aux administrations nationales, aux associations, aux comités d'experts, aux collectivités locales pour associer les légitimités et les approches différentes. La répartition des compétences ne se décrète pas une fois pour toutes, elle s'apprécie et se négocie par l'implication de tous les acteurs. Cela suppose, il ne faut pas le cacher, un changement de comportement de la part des responsables politiques et administratifs pour accepter une logique de partenariat et tout particulièrement, avec les associations de la société civile, qui doivent être non seulement reconnues mais plus encore soutenues.
Le principe de coopération est directement lié à celui de décentralisation. Il n'y a pas, en effet, une équivalence entre la souveraineté et l'Etat centralisé. La mise en place de systèmes élaborés de protection sociale, qui ont largement fait l'Etat moderne, a eu également pour effet de donner plus d'importance à sa fonction de prestation de services. Les citoyens de plus en plus " usagers " demandent que l'on tienne mieux compte de leurs intérêts particuliers. Cette évolution a contribué à désacraliser l'Etat et son fonctionnement. Il s'est produit un changement dans la nature de la représentation. La légitimité de l'Etat ne tient plus dans l'incarnation d'un principe supérieur, mais, pour l'essentiel, dans sa capacité à bien représenter la diversité de la société. C'est la dynamique de ce phénomène économique et social autant que politique qui explique, partout en Europe, la montée en puissance des autorités régionales et locales qui ont désormais en charge de nombreux domaines de la vie quotidienne.
Les différences entre les systèmes institutionnels sont évidemment importantes - elles reflètent des traditions et des histoires nationales diverses - mais tous les Etats ont mené ou mènent un processus de décentralisation et de déconcentration. Cela passe par une distinction entre ce qui revient nécessairement au champ d'activité propre de l'Etat et ce qui peut être remis à des gestions locales publiques ou privées. Mais, même pour ce qui se relève de l'action et de la gestion de l'Etat, une déconcentration importante doit être mise en uvre. Certains pays ont créé des agences autonomes pour mettre en uvre de véritables contrats de gestion permettant d'identifier des tâches, des moyens et des résultats. Nous ne pensons pas dans notre pays qu'il faille aller jusque là, car il faut veiller à la cohérence d'ensemble et à la possibilité d'articuler les différents niveaux d'administration. Cela dit, les préoccupations sont désormais communes. Dans son administration, l'Etat a besoin d'intégrer pour lui-même un principe de subsidiarité. C'est une condition pour l'efficacité des actions menées.
Le principe de responsabilité est le troisième maître mot pour l'adaptation de l'Etat moderne. Le terme anglais " accountability " explicite nettement la nécessité d'une remise des comptes. Mais, dans toutes les langues, la responsabilité pour être efficiente suppose la reconnaissance de l'initiative. C'est le fil directeur qui ordonne les mesures que nous avons prises depuis quelques années pour conduire la réforme de l'Etat. Je ne prendrai que quelques exemples.
La responsabilité des gestionnaires demande que les services puissent s'engager sur des objectifs et être évalués sur les résultats obtenus. Jusqu'au printemps dernier, la gestion des crédits publics préaffectait les moyens de manière mécanique. La réforme de l'ordonnance prise en 1959 fixant ces principes que nous avons menée cette année accordera désormais une disposition d'enveloppes financières a priori sur objectifs. C'est un processus qui s'étalera sur quelques années et qui demande un grand travail d'explication, de formation et de réorganisation des administrations.
La responsabilité fait également de la gestion des ressources humaines une priorité. Nous avons besoin d'une plus grande mobilité géographique et fonctionnelle. Il faut renforcer la formation continue et, donc mieux organiser les promotions et les évolutions de carrière des agents. C'est une condition pour mettre en uvre des instruments efficaces d'évaluation et d'adaptation des services publics. La diffusion des nouvelles technologies de la communication offre une opportunité qu'il ne faut pas manquer.
La responsabilité suppose pareillement d'accepter le dialogue social dans les fonctions publiques. L'implication des personnels demande que leur parole soit entendue et reconnue. Il faut donc accepter la concertation et, selon les cas, la négociation sur les sujets qui concernent directement les agents. Nous avons beaucoup à faire dans notre pays pour développer un dialogue déconcentré, instituer des rendez-vous réguliers, donner une portée réellement contractuelle aux accords négociés.
Cet esprit de responsabilité, enfin, doit s'étendre - et ce n'est certainement pas le plus aisé - aux relations de l'Etat avec les citoyens. Les simplifications administratives ne sont qu'un élément du problème. Il faut faire le pari de la confiance vis-à-vis des citoyens, en promouvant la transparence, et la concertation, en prenant en compte les besoins économiques, sociaux et environnementaux. Cette démarche est complémentaire d'une évaluation exacte de la qualité et de la performance des services publics.
L'addition de ces principes, la coopération, la décentralisation, la responsabilité, avec les conséquences qu'ils entraînent, dessine un " art de gouverner " - n'est-ce pas le nom plus ancien de la " gouvernance " ? - adapté aux défis que rencontrent les Etats aujourd'hui et aux évolutions de leurs structures administratives qu'ils doivent conduire s'ils ne veulent pas les subir. Mais dans " gouvernance ", il y a gouverner. Les réformes actuelles demandent un engagement politique fort des gouvernements qui doivent les expliciter et dégager les moyens nécessaires pour leur succès. Les formes d'influence des Etats nationaux ne peuvent plus être les mêmes dans un monde interdépendant et, plus encore, avec des intégrations régionales qui créent des exigences communes d'organisation. Mais, l'on peut d'ores et déjà constater que les Etats, et donc les sociétés, qui réussissent le mieux sont ceux qui n'hésitent pas à s'engager clairement dans des coopérations stratégiques et qui mènent les réformes nationales qui confortent leur capacité de mieux représenter leurs sociétés.
Je vous remercie.
Seul le discours prononcé fait foi.
(Source http://www.fonction-publique.gouv.fr, le 26 octobre 2001)