Déclaration de Mme Nicole Belloubet, garde des sceaux, ministre de la justice, sur les juges des tribunaux de commerce, à Paris le 9 novembre 2017.

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Circonstance : Congrès national des tribunaux de commerce, à Paris le 9 novembre 2017

Texte intégral


Monsieur le Président de la Conférence générale des juges consulaires de France (CGJCF),
Monsieur le Président du tribunal de commerce de Paris,
Mesdames et Messieurs les Présidents et juges des tribunaux de commerce,
Mesdames et Messieurs,
1. Introduction
Je vous remercie de votre invitation ; elle me permet de témoigner devant vous de ma profonde considération à l'égard de l'engagement des juges consulaires.
Considération en forme d'hommage rendu à votre profession, à votre rôle de régulateur de la vie économique, et hommage finalement rendu au commerce.
Lorsque Benjamin Constant considère, dans la liberté des anciens et des modernes, que le commerce est moyen plus doux et plus sûr de « remplacer la guerre », nous sommes en 1815, soit près de trois siècles après la création en France des premières juridictions consulaires de Toulouse (1549) et Paris.
Le Préambule de l'édit de 1563 qui institue la juridiction consulaire de Paris précise que « cette création décidée à la demande des marchands de Paris intervient pour le bien public et l'abréviation des procès et différents entre marchands qui doivent négocier ensemble de bonne foi et sans être astreints aux subtilités des lois et ordonnances ».
Pour le bien public, l'expression est belle et puissante. Près de cinq siècles plus tard, elle résonne encore. Les juridictions commerciales sont en effet au coeur de la vie économique de notre pays.
Et c'est à vous, Mesdames et Messieurs les juges consulaires, qu'il revient en effet de détecter, de prévenir et d'assister les entreprises en difficulté.
C'est à vous qu'il revient de dire le droit, dans un contexte où la décision juridique emporte parfois de lourdes conséquences humaines et sociales.
Les juridictions consulaires françaises sont un modèle à part en Europe. On parle d'ailleurs souvent d'exception française pour qualifier nos tribunaux de commerce composés uniquement de juges non professionnels issus du monde économique.
Cette originalité, vous y êtes attachés, et je le suis aussi car je crois réellement que le monde du droit et le monde de l'économie ne sont pas antagonistes, mais complémentaires. Et pour parfaire cette complémentarité, nous devons sans cesse réfléchir ensemble à l'amélioration et à la modernisation de nos instruments juridiques pour en faire de véritables leviers d'attractivité économique et commerciale.
La connaissance par les juges consulaires des pratiques et des usages commerciaux assure, avec la continuité historique exceptionnelle qui est la vôtre, une forte légitimité à notre exception consulaire.
Vous le savez mieux que quiconque, l'activité commerciale s'accommode mal de procédures longues et complexe. La justice commerciale doit être simple, rapide et peu coûteuse.
La célérité des jugements que vous rendez est ainsi l'une des caractéristiques les plus prisées de vos juridictions.
La bonne application du droit a aussi toute son importance. Le contentieux commercial est en effet de plus en plus technique et complexe. Il exige une compétence toujours accrue. C'est pourquoi la loi du 18 novembre 2016 a affermi votre statut, pour le rapprocher de celui des magistrats :
2. Ce statut renforcé vous confère une plus grande indépendance :
• grâce à des obligations déontologiques nouvelles, source de garanties ;
• grâce à de nouveaux motifs d'incompatibilités notamment avec des mandats électifs et avec certaines professions (avocat, notaire, huissiers de justice, etc.) ;
• grâce à l'instauration des déclarations d'intérêts ; le projet de circulaire d'application du décret du 12 juillet 2017 relatif à la déontologie, l'éligibilité et la discipline des juges des tribunaux de commerce sera soumis très prochainement à une large concertation, notamment à la Conférence des juges consulaires de France et au Conseil national des tribunaux de commerce ;
• grâce à la limitation du nombre de mandats dans un même tribunal et à l'instauration d'une limite d'âge pour siéger fixée à 75 ans. Ces dispositions sont favorables aux juges consulaires. Elles permettront de renforcer leur légitimité et de conforter un double objectif, celui de garantir l'expérience nécessaire à l'exercice des fonctions et celui de favoriser le renouvellement des juges consulaires ;
- Votre statut est également renforcé, grâce à la mise en place d'une obligation de formation initiale et continue ; à défaut de formation initiale, le juge sera réputé démissionnaire. Cette règle conduira à contrôler l'assiduité du suivi. Quant aux actions de formation continue, je m'engage à ce qu'elles se déroulent de façon délocalisée et que les frais engagés ne pèsent pas sur vous. Un décret viendra officialiser le rôle de l'ENM comme organisateur de la formation des juges consulaires et il précisera le nombre de jours qui devront leur être consacrés.
• Votre statut sera enfin renforcé grâce à la mise en oeuvre du droit à la protection de l'État. L'instauration de la protection statutaire, sur le modèle des juges professionnels, fera ainsi l'objet d'un prochain décret en Conseil d'Etat.
Le décret du 26 avril 2016 relatif à l'organisation judiciaire, aux modes alternatifs de résolution des litiges et à la déontologie des juges consulaires a instauré le collège de déontologie placé auprès du Conseil national des tribunaux de commerce (CNTC). Ce Collège a déjà rendu un premier avis publié sur le site internet du ministère de la justice.
Ce décret a également instauré l'obligation pour le Conseil national des tribunaux de commerce d'élaborer un recueil de déontologie. Ce recueil sera soumis, avant publication, à l'assemblée générale du Conseil national des tribunaux de commerce que j'aurai l'honneur de présider en décembre.
J'ai la conviction que cette valorisation de la fonction de juge consulaire permettra de susciter des vocations pour rejoindre vos tribunaux. Le périmètre de vos compétences récemment élargi rendra par ailleurs vos fonctions plus attractives encore.
3. Des compétences élargies
La loi du 18 novembre 2016 a procédé à un élargissement de vos compétences en les étendant, à compter du 1er janvier 2022, aux litiges entre artisans, répondant ainsi à une attente depuis longtemps exprimée.
Dans la logique de cette extension, le législateur a prévu d'intégrer ces mêmes artisans dans le corps électoral des juges consulaires, en leur donnant la possibilité d'être élus délégués consulaires.
Il est possible d'aller plus loin et notamment d'améliorer le système électoral actuel. En effet, la réforme de 2016, si elle renforce votre représentativité, n'en corrige pas certains travers constatés notamment dans les rapports de 2013 de Madame Untermaier et Monsieur Bonnot, et du Conseil national des tribunaux de commerce (CNTC).
L'intégration des artisans dans le corps électoral des juges consulaires est positive mais c'est un levier insuffisant pour encourager la participation aux élections.
Or, nous ne pouvons pas nous satisfaire de la situation actuelle, une situation dans laquelle le nombre de délégués consulaires théorique n'est jamais atteint, loin s'en faut : en 2016, sur 14.432 postes de délégués consulaires à pourvoir, près de 5.600 postes ne l'ont pas été faute de candidats. Ainsi, pour certains tribunaux de commerce, aucun délégué consulaire n'a été élu (Cusset ou Evreux par exemple). En outre, le taux de participation aux élections des juges consulaires est faible.
Il existe ainsi un trop grand décalage entre l'électorat théorique des juges consulaires et l'électorat réel mais on constate également des disparités entre les tribunaux fragilisant ainsi la légitimité des juges des tribunaux de commerce.
Par ailleurs, des difficultés, dont le législateur de 2016 ne pouvait tenir compte, se posent dans la mise en oeuvre des opérations électorales.
On pourrait dès lors simplifier la procédure en la matière. Cette exigence de simplification, dans un contexte de complexification toujours croissante du droit, est devenue pour moi un impératif catégorique. Comme vous le savez, ainsi que je l'ai annoncé lors de la présentation de mes chantiers de transformation de la justice, je veux simplifier la procédure civile et la procédure pénale. Ce ne sont pas des initiatives limitées que je souhaite. Mais des réformes profondes, conduites avec une volonté d'ouverture, de concertation et de transformation.
La simplification de la procédure des opérations électorales, vous concernant, qui pourrait être explorée, consisterait à supprimer le système des délégués consulaires, et à faire élire les juges consulaires directement par les membres élus des chambres de commerce et d'industrie et des chambres des métiers et de l'artisanat.
C'est une proposition que je mets en débat. Je sais que vous êtes demandeurs de réflexion et d'échanges réguliers avec mes services notamment, parce que vous avez compris que plus il sera envisagé d'étendre les compétences des juridictions consulaires, plus la question de leur représentativité se posera.
Cela me conduit à évoquer les perspectives offertes à vos juridictions.
La justice consulaire, à l'origine justice des marchands, est aujourd'hui devenue la justice de la vie économique.
Ma conviction est que la justice doit prendre toute sa part dans la nouvelle régulation de notre économie ; il faut donc poursuivre la modernisation des juridictions commerciales.
Vous l'avez évoqué publiquement à de nombreuses reprises, Monsieur le Président, la création d'un TRIBUNAL DES AFFAIRES ECONOMIQUES vous tient à coeur, dans un souci de rationalisation de la justice et d'uniformisation des dispositifs. Je vous comprends
Vous proposez, dans cette perspective, un transfert de compétences des tribunaux de grande instance au profit des tribunaux de commerce, en matière de procédures collectives pour ce qui concerne les professions libérales, les agriculteurs et les associations. Vous souhaitez également une extension de votre compétence en matière de baux commerciaux et de propriété industrielle.
Cette réflexion nous devons la conduire ensemble, avec ambition et pragmatisme. C'est pourquoi, j'ai demandé à mes services de travailler sur vos propositions.
C'est d'ailleurs, ainsi que le ministère de la Justice a procédé pour amorcer la mise en place de chambres commerciales internationales. Des échanges ont lieu entre le tribunal de commerce, la cour d'appel de Paris, et les représentants du barreau, afin de pouvoir mettre en oeuvre, dans les meilleurs délais, ce projet ambitieux.
Il s'agit de saisir l'occasion de la sortie future du Royaume-Uni de l'Union européenne pour attirer devant des juridictions françaises des opérateurs qui soumettaient jusqu'alors leur contentieux aux juridictions commerciales londoniennes, mais qui ne pourront plus bénéficier de la libre circulation des décisions de justice au sein de l'UE après le Brexit. Pour l'essentiel, sont concernés les contentieux relatifs aux contrats financiers ainsi que les contentieux du droit des affaires avec un élément d'extranéité ou un caractère international.
Il est donc envisagé de permettre aux parties, souvent non francophones, de faire usage de la langue anglaise à tous les stades du procès, dans le respect de nos principes et règles constitutionnels, en particulier dans le respect de l'article 2 de la Constitution et les dispositions de l'ordonnance de Villers-Cotterêts.
La négociation en cours de la directive européenne relative aux cadres de restructuration préventifs, à la seconde chance et aux mesures à prendre pour augmenter l'efficience des procédures d'insolvabilité est également l'occasion pour la France de rappeler toute l'importance du rôle du juge dans les procédures préventives de restructuration car seul le juge garantit l'équilibre entre débiteur et créanciers et protège l'ordre public économique.
En conclusion, je tiens donc à réaffirmer que la régulation juridique de l'économie se construit avec vous, avec votre compétence, votre expérience et votre engagement. En protégeant la liberté d'entreprendre, les juridictions consulaires favorisent le dynamisme de notre activité économique. En accompagnant les entreprises en difficultés, elles préservent la solidité de notre tissu social.
Notre Etat de droit (« rule of law ») ne doit pas se réduire à un marché du droit (« shopping law »), il ne peut pas se limiter à un produit juridique d'appel en compétition sur un marché international de normes, aux standards dégradés.
Face aux mutations économiques en cours, le rôle de la puissance publique est important. La justice consulaire, ce n'est pas la justice du commerçant ou la justice de l'entreprise. Ce n'est pas l'un ou l'autre. C'est les deux. La justice consulaire doit être aujourd'hui en capacité de connaitre la clause interprétative d'un contrat international de plusieurs centaines de millions d'euros tout comme la créance impayée d'un petit commerçant.
« Tout a ou bien un prix, ou bien une dignité. On peut remplacer ce qui a un prix par son équivalent ; en revanche, ce qui n'a pas de prix, et donc pas d'équivalent, c'est ce qui possède une dignité (Kant, Fondements de la métaphysique des moeurs, 1875) ». Pour paraphraser Kant, je dirai que la justice possède une dignité qui n'a pas de prix et donc pas d'équivalent. C'est dans cette ambition que s'inscrit la juridiction commerciale.
Source http://www.tribunauxdecommerce.fr, le 5 décembre 2017