Déclaration de Mme Marylise Lebranchu, ministre de la justice, sur la lutte contre les discriminations, notamment celles liées à l'orientation sexuelle, les droits des malades et le projet de loi pénitentiaire. à Nîmes le 9 novembre 2001.

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Circonstance : 14èmes assises nationales de l'association Aides, à Nîmes le 9 novembre 2001.

Texte intégral

Les hasards d'un agenda ministériel recèlent parfois de très agréables surprises. Vous le savez peut-être, le Syndicat des avocats de France, le SAF, tient son 28ème congrès depuis ce matin à Nîmes, à quelques mètres d'ici. Le congrès du SAF est évidemment un rendez-vous traditionnel pour la ministre de la justice, qu'il était prévu de longue date que j'honore.
Cette heureuse coïncidence n'a pas échappé à votre président, Christian Saout, qui y a vu l'occasion d'une rencontre certes moins habituelle avec les Assises de votre association mais que j'espère fructueuse tant votre combat croise des chemins qui sont aussi les miens, qu'il s'agisse de la lutte contre les discriminations, des droits des victimes, de la situation des détenus ou encore de la politique pénale en matière de toxicomanie. Pour ma part, j'ai beaucoup de plaisir, je l'avoue, que l'occasion me soit ainsi donnée - et elles ne sont pas si fréquentes -, de m'adresser non pas à des professionnels du droit et de la justice mais à des usagers du droit et parfois de la justice.
Je suis désolée de n'avoir pu être présente pour entendre les propos d'ouverture de Christian Saout mais, si j'en crois ce qu'il m'a été rapporté, sa double approche fondée, d'une part, sur l'état de la loi et, d'autre par, sur l'état des politiques publiques, me paraît très pertinente pour jauger l'action des pouvoirs publics. Si vous me le permettez, monsieur le président, je reprendrai ce fil conducteur pour mon propre propos.
1. LA LOI D'ABORD
Une remarque liminaire, peut-être. L'exercice du pouvoir rend, du moins je l'espère, nécessairement modeste et la participation active à l'élaboration de la loi, que ce soit d'ailleurs du point de vue du ministre ou du parlementaire, ne doit jamais faire tomber dans l'illusion qu'on atteint effectivement la réalité, dans toute sa globalité, du bout de la plume du légiste. Tant de facteurs scientifiques, économiques, sociaux ou tout simplement humains ne se décrètent pas et tout au plus peut-on espérer favoriser les conditions de leur changement ou de leur émergence.
Mais, cette modestie obligée ne doit pas sombrer dans un relativisme résigné. Il ne faut pas perdre de vue que le sens de la loi est à trouver, bien sûr, dans sa dimension normative - et, de ce point de vue, nous avons un devoir de résultat quant au caractère opérationnel de ses dispositions. Mais, le sens de la loi est aussi d'ordre politique, au plein sens du terme, comme affirmation des valeurs que l'on entend promouvoir ou des interdits que l'on entend poser. Et de ce point de vue, si le législateur ne peut être soumis à une obligation de résultat, il a du moins la responsabilité de transmettre des messages clairs à nos concitoyens.
Les trois textes que je veux ici mentionner me semblent parfaitement emblématiques de cette double dimension, normative et politique.
Christian Saout en a cité, je crois, deux : le projet de loi sur les droits des malades et la qualité du système de santé ainsi que le projet de loi dit pénitentiaire, faute encore d'intitulé définitif. Je souhaiterai également saluer, dans mon propos, la loi relative à la lutte contre les discriminations qui a été portée par le groupe socialiste de l'Assemblée nationale et qui vient d'être définitivement adoptée par le Parlement, il y a trois jours.
Un mot d'abord de celle-ci
La notion d'orientation sexuelle obtient enfin, en tant que tel, droit de citer parmi les causes de discrimination prohibées notamment par l'article 225-1 du code pénal. Je sais qu'il vous tenait à cur de sortir la discrimination homosexuelle de la vieille notion de " murs " plus connotée moralement que juridiquement. C'est maintenant chose faite.
Plus concrètement, ce texte consacre, en matière de discriminations subies dans le cadre des relations de travail, de l'embauche au licenciement en passant par les conditions de travail elles-mêmes, un aménagement de la charge de la preuve qui permet désormais à la victime de se borner - je cite : " à présenter des éléments de fait laissant supposer l'existence d'une discrimination directe ou indirecte " étant précisé qu'il incombe à la personne mise en cause " de prouver que sa décision est justifiée par des éléments étrangers à toute discrimination ".
C'est un lieu commun que de rappeler que les actions contentieuses en matière de discrimination achoppaient, le plus souvent, sur l'impossibilité pour la victime d'établir la réalité de l'ostracisme auquel elle s'était pourtant bien heurtée. Les propos racistes ou homophobes laissent rarement des traces et sont rarement prononcés en présence de tiers qui se sentent libres de témoigner. Les nouvelles règles de procédure ainsi définies devraient, de ce point de vue, faciliter grandement les choses.
Une disposition similaire figure dans le projet de loi de modernisation sociale, en ce qui concerne les discriminations subies en matière de logement. Son adoption définitive doit intervenir avant la fin de l'année. Nous aurons ainsi couvert les deux terrains d'élection des discriminations les plus cruciaux. Au vu du premier bilan qui sera tiré de l'application de ces nouvelles règles de procédure, il pourra être, à terme, judicieux d'examiner leur éventuelle généralisation à d'autres domaines.
En deuxième lieu, quelques remarques sur le projet de loi sur les droits des malades et la qualité du système de santé
Ainsi que vous l'avez relevé, Monsieur le Président, ce texte a déjà vocation à être baptisé du nom de Bernard Kouchner. Et je sais trop bien tout ce que ce projet lui doit effectivement pour ne pas oser en parler devant vous sans beaucoup d'humilité.
Je crois tout de même qu'il serait dommage que vous boudiez votre fierté. Ce texte doit beaucoup à Bernard Kouchner, je viens de le dire. Mais, ce n'est pas lui faire ombrage que de reconnaître qu'il doit également beaucoup aux associations de malades ou plus largement d'usagers du système de santé qui ont su poser en termes politiques les questions intimes des malades et revendiquer la réappropriation de la maîtrise de leur thérapeutique et finalement de leur propre corps. Dans cette histoire récente-là, les malades du SIDA, même s'ils n'ont pas été les seuls, ont véritablement été pionniers.
A des degrés divers et au-delà de la simple affirmation de droits, ce texte prend en compte un nouveau rapport entre malade et médecin. Pour voir le débat avec peut-être un peu plus de distance que ceux qui y sont directement impliqués, je pense sincèrement que, de ce point de vue, il marque une rupture qui fera date dans l'histoire sociale.
Plus concrètement, et pour ne prendre que quelques exemples, ce texte consacre :
- le libre accès au dossier médical sans la médiation obligée d'un médecin,
- la possibilité pour les mineurs de se faire soigner en gardant le secret sur leur état de santé vis-à-vis de leurs parents,
- la soumission de l'hospitalisation psychiatrique d'office à des conditions médicales et d'ordre public plus strictes,
- sans parler de la partie relative à l'indemnisation des conséquences d'accidents médicaux qu'ils aient été provoqués par une faute ou par un aléas thérapeutique, autant d'avancées tangibles, je crois, dont nous pouvons tous nous réjouir.
A ce jour, nous avons le ferme espoir qu'elles pourront être définitivement adoptées avant la fin de la présente législature, le Gouvernement ayant déclaré l'urgence sur ce texte.
En troisième lieu, quelques mots sur le projet de loi dit pénitentiaire qui est, quant à lui, encore en gestation du côté du Gouvernement
Ce projet de loi fait suite, vous le savez certainement, à différents travaux de réflexion dont celui mené par les commissions d'enquête parlementaire sur les prisons. Ces commissions ont justement dénoncé les conditions indignes réservées aux détenus gravement malades ou en fin de vie, dont la détention est manifestement incompatible avec leur état de santé mais qui restent soumis à un régime carcéral.
En effet, les dispositifs juridiques existants sont rigides et trop fréquemment inefficaces. Nous pouvons recourir à la libération conditionnelle pour raison médicale, mais cela suppose que le condamné ait déjà subi la moitié de sa peine. Je peux aussi proposer au Président de la République la grâce d'un condamné malade, mais cette grâce, purement discrétionnaire, n'est pas toujours accordée, loin de là.
Le projet de loi doit donc prévoir la possibilité d'une suspension de peine pour les condamnés atteints d'une maladie mettant en jeu leur pronostic vital ou qui est durablement incompatible avec la détention. Cette suspension sera prononcée par un juge, sans condition de durée et dans les conditions de droit commun d'une procédure juridictionnelle, ce qui supposera l'assistance du détenu par un avocat et l'exercice de voies de recours.
Ce dispositif permettra ainsi aux intéressés de recouvrer la liberté pour recevoir des soins dans de meilleures conditions et, le cas échéant, pour finir leurs jours dignement auprès de leurs proches.
2. VENONS-EN MAINTENANT AUX POLITIQUES PUBLIQUES DE REDUCTION DES RISQUES CONDUITES SOUS L'EGIDE DU MINISTERE DE LA JUSTICE
· Concernant la politique menée en milieu pénitentiaire, plusieurs thèmes peuvent être développés. La mise en place de matériel stérile en détention est, toutefois, le sujet le plus attendu, et je ne m'y déroberai pas.
Mais, permettez-moi d'évoquer d'abord les conclusions générales du rapport de la mission conjointe santé-justice sur la réduction des risques de transmission du VIH et des hépatites virales en milieu carcéral, qui a été largement diffusé et que vous connaissez.
Ce rapport met en évidence une situation épidémiologique préoccupante dans les prisons françaises par rapport au milieu libre, en relation avec le nombre important d'usagers de drogues incarcérés. En effet, la séropositivité au VIH connue des services médicaux pour les personnes détenues y est 3 à 4 fois supérieure au milieu libre, la prévalence du VHC étant elle de 4 à 5 fois supérieure, malgré une prise en charge sanitaire de qualité. Et l'on sait tous que les personnes détenues, usagers de drogues par voie intraveineuse cumulent les facteurs de risques (usage de drogues, relations sexuelles non protégées et tatouage) et constituent un public prioritaire en terme de prévention, de dépistage et de soins.
La mission appelle à la consolidation des mesures déjà en place et qui concernent principalement :
S le développement des actions d'éducation à la santé et de prévention, et en particulier de l'information sur l'efficacité de l'eau de javel,
S l'amélioration de la prise en charge des usagers de drogues incarcérés en favorisant le développement des traitements de substitution aux opiacés et la prise en charge des addictions,
S le développement de l'accessibilité aux préservatifs,
S enfin le renforcement des actions de formation et de sensibilisation des personnels pénitentiaires.
Ainsi, toutes les mesures déjà mise en oeuvre restent pertinentes et doivent être d'autant plus soutenues qu'elles ne sont pas toujours effectives et que leur efficacité peut largement être améliorée.
Reste la question de l'accès au matériel stérile.
Elle n'est pas simple, et je serais tentée de dire, à la fois pour de bonnes et de mauvaises raisons. De ce point de vue, je suis déterminée à faire la part des choses.
La seule évocation de la mise en place de programmes d'échange de seringues en milieu carcéral suscite, en effet, une controverse passionnée qui empêche souvent d'accéder à un débat serein sur les enjeux réels de la politique de prévention menée dans les établissements pénitentiaires. Il est effectivement facile d'ironiser sur les contradictions entre les rigueurs de la loi, le sens de la peine et ce qui pourrait apparaître comme un laxisme de fait.
Pour ma part, j'estime, en revanche, que deux arguments doivent être sérieusement pris en compte :
- d'une part, actuellement, les études estiment qu'entre 60 et 80 % des usagers de drogues par voie intraveineuse cessent l'injection en milieu carcéral. Il ne faudrait pas faire régresser ce chiffre. Un dispositif d'échange de seringues ne pourrait donc s'inscrire qu'au sein d'une politique globale d'accompagnement des détenus usagers de drogues et de traitement de la toxicomanie.
La distribution de seringues ne doit être ni comprise, ni vécue comme une forme d'abandon par l'administration pénitentiaire de la personne détenue et toxicomane, laissée à elle même dans sa cellule face à sa dépendance. Or, les conclusions de la mission interministérielle nous le rappellent, il existe encore actuellement, en milieu carcéral une carence en terme d'accès aux traitements de substitution et un manque d'intervention des professionnels des centres de soins spécialisés pour toxicomanes, premières étapes dans la prise en charge instituée en milieu libre.
- d'autre part, je ne saurais traiter avec désinvolture les questions de sécurité dans les établissement pénitentiaires. Les personnels qui connaissent trop souvent la réalité des agressions font légitimement valoir qu'une seringue peut aussi devenir une arme entre les mains d'un détenu.
Ces réserves-là, encore une fois, ne sont pas de faux prétextes qui masqueraient des a priori ou des préjugés. Cela étant, je suis favorable à l'idée d'un programme expérimental d'échange de seringues conduit par le ministère de la santé, en étroite concertation avec les personnels concernés. Ce programme ne pourrait être déployé que dans des établissements qui offrent d'ores-et-déjà un cadre approprié de dépistage, de prévention et de soin et qui peuvent notamment s'appuyer sur du personnel sanitaire ou spécialisé disponible, formé et motivé, dans des conditions de sécurité des personnes optimales.
Le groupe de travail sur la politique de réduction des risques en milieu carcéral, préconisé par le rapport de la mission santé-justice, et qui sera prochainement mis en place, sera à même de nous faire toute suggestion utile pour la mise en place d'un tel programme.
· J'imagine bien que vous ne me laisseriez pas partir sans que j'ai évoqué la question de la politique pénale à l'égard des toxicomanies. Déjà que vous devez être légitimement déçu de ne pas assister à une confrontation en direct entre le ministre de la santé et la ministre de la justice sur une telle question !
J'ai bien sûr pris connaissance avec beaucoup d'attention du très dense rapport du Conseil national du SIDA. Je ne vous surprendrai pas en vous disant que je ne partage pas un certain nombre de ses propositions.
Pour autant, il y a des débats théoriques et il y a des enjeux pratiques. Je ne peux que souscrire à la façon dont vous posez le débat en termes de réduction des risques pour les usagers de drogue sans faire de la question de la dépénalisation un préalable indépassable.
Les directives de politique pénale adressées aux parquets par Elisabeth Guigou le 17 juin 1999 relatives aux réponses judiciaires aux toxicomanies et à la lutte contre les trafics de stupéfiants s'inscrivaient déjà dans une telle démarche. Elles distinguaient nettement la répression du trafic de stupéfiants pour laquelle l'accent était mis sur la coordination des enquêtes, les sanctions patrimoniales et la coopération judiciaire internationale, des réponses judiciaires qui doivent être apportées aux toxicomanies. A l'égard des usagers de produits stupéfiants, ces directives sont axées sur les alternatives aux poursuites. En ce qui concerne plus particulièrement les mineurs, il est demandé aux procureurs de veiller à la bonne information des parents, et d'envisager des mesures d'assistance éducative lorsque les éléments de l'enquête font apparaître que le mineur est en danger. Parmi les sanctions pouvant être appliquées à un mineur participant à un trafic de stupéfiants, la priorité est donnée aux sanctions éducatives.
Faut-il légiférer, si ce n'est pour remettre en cause les principes de la loi du 31 décembre 1970, du moins pour donner, selon vos propres mots, je crois, Monsieur le président, un " cadre légal à la réduction des risques " ?
Je comprends parfaitement votre souci d'asseoir votre légitimité quand votre action de prévention ou de réduction de risques vous conduit à travailler sur des comportements qui sont toujours regardés par la loi comme pénalement répréhensibles. Certainement, l'ambivalence dénoncée par le Conseil national du Sida entre protection de la santé publique et protection de l'ordre public mériterait quelques clarifications.
Mais, il ne faut pas non plus se leurrer : de cette ambivalence nous ne pourrons pas totalement sortir. Les substances gravement toxiques quand elles ne sont pas mortelles alimentent un trafic lucratif lui-même générateur d'une criminalité organisée et d'actes de violence. Pour ma part, je ne me résoudrai pas à considérer que ces faits-là n'interrogent pas aussi l'ordre public et la sécurité de nos concitoyens.
EN CONCLUSION, je voudrais saluer votre action et votre combat. Bien sûr que la politique ne serait rien sans vous, bien sûr que nous - ministres, élus, parlementaires -, ne serions rien sans vos interpellations, vos revendications, et vos actions de terrain, au jour le jour. Ce que vous faites, nous ne pourrions le faire. Notre responsabilité, c'est de vous entendre et de vous répondre.
J'espère y avoir contribué aujourd'hui. Je vous remercie.
(source http://www.justice.gouv.fr, le 14 novembre 2001)