Intervention de M. Charles Josselin, ministre délégué à la coopération et à la francophonie, sur la responsabilité de l'Etat et le droit international humanitaire, à l'Assemblée nationale, Paris, le 27 novembre 2001.

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Circonstance : Premiers Etats généraux de l'action et du droit international humanitaires, "Le principe de responsabilité", à l'Assemblée nationale, Paris, le 27 novembre 2001

Texte intégral

Monsieur le Président de l'Assemblée nationale,
Monsieur le Président du CICR,
Mesdames et Messieurs,
En ces deux journées, vous allez aborder des questions fondamentales pour le vingt et unième siècle
Sera-t-il un siècle moins sanglant que le précèdent ? Si lourd, lui, de deux guerres mondiales, si inventif en procédures d'exterminations, si fécond hélas en conflits régionaux et locaux.
Est-ce que le 20ème siècle a définitivement détruit l'illusion du progrès humain ? Est-ce que ce siècle nouveau, si nous le voulons, sera plus pacifique ? Qu'allons-nous transmettre à la génération qui va nous succéder ? Et quel partage des responsabilités ?
Acteurs publics, acteurs privés, acteurs associatifs se partagent la scène et l'on peut parfois regretter quelques dérives médiatiques qui feraient oublier les responsabilités des uns et des autres. Je crois qu'il est bon que des réunions comme celle-ci permettent de les recadrer.
J'arrive d'Asie centrale comme à l'instant le président qui lui, vient de Kaboul. Moi, j'ai fait un peu le tour, en passant quelques heures en Ouzbékistan, au Tadjikistan, et en Iran et j'y ai rencontré là un assez bon résumé du débat sur la responsabilité dans ces situations. D'un côté, un Etat, en l'occurrence ouzbek, soucieux d'affirmer sa souveraineté, surtout quand elle est presque neuve, qui entend faire prévaloir l'Etat de droit qu'il a instauré, qui a ses règles, y compris en ce qui concerne le contrôle de ses frontières. Et puis de l'autre, des ONG convaincues d'être dans leur bon droit, de mener le bon combat militant, assurées qu'elles sont en plus de l'appui de journalistes aussi malheureux qu'elles de ne pouvoir déjà franchir, en dehors de toutes les règles, le fleuve Amou Daria qui leur permettrait d'aller au plus près des populations qu'elles sont venues aider et que les journalistes, eux, sont désireux de rencontrer.
Qui a tort ? Qui a raison ? Entre l'Etat qui veut faire prévaloir ses règles et ces militants de l'action humanitaire qui considèrent, parce qu'ils mènent le bon combat, qu'ils pourraient en être dispensés. Si j'en parle, c'est parce qu'il est tellement facile d'opposer à cet égard le "bon" associatif et le "méchant" Etat, même si celui que j'évoque n'a pas encore totalement convaincu qu'il a apprivoisé, comme il conviendrait, la démocratie.
J'aurais voulu dire ce matin l'importance de l'Etat, faire l'éloge de l'Etat. Ceci peut apparaître comme un paradoxe car au cours de ces deux journées, les Etats dont on va parler ne seront pas forcément des Etats vertueux. On parlera, et on aura raison, de l'Etat persécuteur, de l'Etat totalitaire, de l'Etat idéologique, de l'Etat religieux, de l'Etat voyou, de l'Etat corrompu, car il en existe.
Je voudrais, avec un peu de force ce matin, affirmer qu'il n'y a pas d'ordre international pacifique sans Etats, sans des Etats qui se portent garants par des lois nationales, par le respect du droit international, par l'engagement que constituent la signature et la ratification des traités, même s'il est vrai que le respect de ces traités et des conventions internationales par certains Etats est plus un rêve qu'une réalité.
Des Etats évidemment démocratiques, enracinés dans le corps social, organisés sur le principe de la décentralisation, qui me parait aussi un facteur de paix, et qui probablement dans le cas de l'Afghanistan va en faire la preuve. Une décentralisation qui libère et qui responsabilise. Des Etats, ou des organisations d'Etats, je voudrais souligner en tous cas l'importance de l'appui institutionnel qui se veut être un peu une marque de la coopération française et j'y insiste, étant aussi en charge de cette coopération internationale ; et par rapport à certains de mes confrères qui dans leur pays ont moins l'expérience de cet appui institutionnel que nous, nous devons très largement à notre histoire coloniale, j'en donne acte bien volontiers à l'assistance. Mais un appui institutionnel qui nous amène à mobiliser des magistrats, des spécialistes de finances publiques, des douaniers ou des policiers convaincus que si nous ne savons pas construire d'Etat, il n'y aura pas non plus de société. Et ce sont les Etats qui sont les garants de la vie associative et de la société civile. J'observe, pour le regretter parfois, que c'est plus souvent l'opposition de la société civile aux Etats qui apparaît comme la réalité dans un nombre trop important de pays.
Le vingtième siècle, heureusement dans ses tragédies, a inventé les Nations unies, des mots que malheureusement nous banalisons trop souvent et qui sont forts de sens néanmoins. Et les Etats démocratiques savent que sans cette autorité internationale, ils ne sauront seuls garantir un monde sans violence.
Ce vingt et unième siècle, que certains font commencer le 11 septembre, a l'obligation de consolider les Nations unies, d'en faire authentiquement l'enceinte de vigilance du droit international. C'est la condition de la sécurité du monde, un monde dont nous savons aujourd'hui que jamais il n'aura été aussi interdépendant ; l'opinion le sait et là, il y a eu probablement un saut qualitatif, précisément le 11 septembre.
Alors, comment donner à cette organisation la force, l'autorité nécessaire ? J'observe que c'est Lakhdar Brahimi qui a fait adopter la réforme des opérations de maintien de la paix et qui se trouve aujourd'hui face au défi de la reconstruction politique de la société afghane. Il me disait hier par téléphone les espoirs qui sont les siens en ouvrant cette Conférence de Bonn, mais les difficultés aussi qu'il va rencontrer et le besoin qu'il a de notre appui.
Il n'y aura pas en Afghanistan non plus de paix sans une autorité politique légitime et représentative. Il n'y aura pas de paix en Afghanistan sans un Etat démocratique construit. Et il ne suffira pas d'obtenir des compromis entre chefs de guerre ou anciens féodaux. Si l'Afghanistan n'entre pas dans la voie du développement et si les femmes et les hommes, les enfants en particulier, n'ont pas droit à l'éducation, aux libertés fondamentales, si l'inégalité sociale entre très riches élites expatriées - elles existent, j'en ai rencontré quelques-unes unes, par exemple en Iran- et paysannerie sans ressource, n'est pas réduite.
Quel est le futur de ce pays qui depuis si longtemps vit et meurt à la fois de la guerre et de l'opium ? Il n'y a pas de paix sans droits et sans justice. Et je voudrais simplement que l'on essaie de retrouver la force de ces mots simples.
Oui, il y a bien un rôle pour l'action humanitaire dans cette sortie de guerre qui risque d'être longue. Il faudra dans l'urgence soulager de la souffrance, de la misère et de la peur et je veux dire mon admiration pour les militants de l'action humanitaire. Mais sachons-le, l'enjeu est pour notre pays de contribuer par son expérience passée, en concertation bien sûr avec quelques autres, à la construction d'un Etat afghan, garant des droits de la Femme et de l'Homme, où la liberté d'expression et de circulation soient des réalités, mais aussi où se rouvrent écoles et lycées pour toutes et tous et j'espère que très prochainement le lycée français de Kaboul donnera le signal par sa réouverture que l'Afghanistan se remet en marche.
J'ai voulu parler de l'Afghanistan car c'est actuellement à partir de l'Afghanistan qu'une certaine pensée fustige, dénigre l'Etat, avec une certaine délectation et je regrette de ne pas avoir le temps d'en parler avec certains d'entre vous ce matin. En tous cas, je n'aimerais pas que l'on oppose au nom de la ferveur associative l'humanitaire médiatique à l'humanitaire d'Etat. Ce n'est pas facile toujours, songez donc qu'il lui faut même respecter les règles de la comptabilité publique. Mais c'est ainsi.
Je ne voudrais pas clore ces brefs propos sans redire ma conviction que la racine des guerres au 21ème siècle est, et sera si nous ne savons l'empêcher ou du moins la réduire, l'extrême inégalité entre les sociétés les plus riches et les autres, qu'il s'agisse de l'accès à l'eau potable, aux médicaments, au travail rural ou citadin. Les intégrismes prospèrent sur la frustration, sur le manque, et d'abord le manque de dignité. Chaque écran de télévision alterne les malheurs du monde et le spectacle de sa plus extrême richesse.
En tant que responsable à la fois de l'aide au développement et de l'action humanitaire, je sais trop qu'il ne suffit pas de porter secours aux victimes ou de se référer à des conventions internationales. Il n'y aura de planète en paix que dans le partage de ces richesses.
Je vous remercie.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 6 décembre 2001)