Interview de M. Hubert Védrine,ministre des affaires étrangères, au journal "Novaya Gazeta" à Moscou le 13 février 2002, sur la mondialisation, son rôle dans l'effondrement de l'URSS, l'impact de l'OMC dans la mise en oeuvre de la libéralisation économique mondiale, les conséquences des attentats du 11 septembre sur le processus de mondialisation, le projet français en faveur d'une "mondialisation maîtrisée" et la légitimité des "mouvements anti-mondialisation".

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Média : Novaya Gazeta - Presse étrangère

Texte intégral

Q - Quelle définition donnez-vous de la mondialisation, telle qu'elle existe aujourd'hui ? Quel est votre bilan social, économique et international des cinq premières années du travail de l'OMC pour les employés ? Les Etats ? Pour les gros actionnaires et investisseurs institutionnels ? Votre bilan de l'impact du régime OMC sur les lois et les programmes gouvernementaux dans les domaines sociaux, environnementaux, culturels et économiques ?
R - La mondialisation, ou la globalisation est un mouvement progressif entamé depuis l'aube de l'humanité, accentué au fil des siècles avec des temps forts, accéléré aux XXème siècle, intensifié de façon vertigineuse par l'explosion des moyens de transports et de communication instantanée et par la disparition de l'URSS à la fin du XXème siècle. Des politiques actives de la libéralisation des mouvements de biens et services, de décompartimentation des économies, en ont encore accru les effets.
Vous avez raison de mentionner l'OMC, dans ce contexte. D'un côté l'OMC est un instrument de libéralisation qui a pour mandat de faire progresser l'ouverture commerciale, la réduction des barrières tarifaires et non tarifaires. Elle tend donc à étendre la mondialisation. De l'autre, l'OMC est aussi un instrument de régulation car elle est garante du droit et de l'équité en matière de concurrence. Son organe de règlement des différends est l'exemple d'une instance juridictionnelle multilatérale, dont les décisions s'imposent aux Etats membres. Sa condamnation récente du régime américain de subvention aux exportations en est un exemple particulièrement significatif. Elle a aussi donné tort plusieurs fois à l'Union européenne.
L'importance de la définition des règles à mettre en oeuvre par l'OMC oblige à réfléchir à la hiérarchie des critères. Même si l'on admet, que la libéralisation des marchés est un facteur de croissance et de développement, ce n'est pas le seul élément à prendre en compte. Les conséquences de l'ouverture appellent des limites (culture, vivant,... ) et des correctifs, imposent une asymétrie volontaire au bénéfice des pays en développement. Il ne faut pas non plus perdre de vue les impératifs de santé, de culture, d'environnement, le respect de normes internationales en matière de droit du travail. Le problème est que certains pays en développement tendent à penser que la possibilité d'avoir sur leur sol des activités industrielles polluantes, ou d'autoriser certaines formes de travail (des enfants par exemple) constituent pour eux des avantages comparatifs et que ce serait les handicaper dans la compétition économique que leur imposer des normes strictes, inspirées de celles en vigueur à notre époque mais pas autrefois dans les pays industrialisés. Il faut en tout état de cause être en mesure de leur proposer des compensations et d'organiser des transitions.
Q - Croyez-vous fortuite la coïncidence dans le temps entre le début de l'écroulement de l'URSS et le lancement en 1989, du "consensus de Washington", qui a marqué l'accélération d'une mondialisation libérale ? S'il ne s'agit pas d'une coïncidence, quel est, à votre avis, le rapport entre les deux événements ?
R - Il y a eu entre les deux phénomènes que vous mentionnez concomitance objective. Le modèle économique, social et politique soviétique, malgré quelques tentatives d'ouvertures et de réformes, du 26ème congrès du PCUS à la perestroïka gorbatchévienne, était épuisé de l'intérieur. Il n'avait pas pu tenir ses promesses, notamment en matière d'élévation du niveau de vie, sans parler de l'absence de libertés, et ne répondait pas aux aspirations de la population. La comparaison avec l'Occident était de plus en plus à son désavantage. La domination de l'URSS sur les démocraties populaires apparaissait dénuée de légitimité. Bref, le système, auquel ses propres élites n'adhéraient plus qu'en raison des avantages qu'elles en retiraient, était en voie de décomposition. La pression exercée sur ses ressources par la course aux armements a encore aggravé la situation. Il n'est donc pas surprenant qu'il se soit au bout du compte effondré sur lui-même. Il y a eu effectivement un lien entre la disparition de l'URSS et l'accélération de la mondialisation libérale que plus rien n'endiguait. D'une part, l'effondrement de l'URSS a été interprété, et à juste titre en partie, comme une manifestation de la supériorité non seulement économique mais aussi politique et sociale du modèle libéral, qui apparaissait désormais sans alternative. D'autre part, il n'y avait plus, sur la scène internationale, de contrepoids à la puissance américaine, principal vecteur de ce modèle, directement et à travers les institutions financières multilatérales. Mais face aux effets pervers de la mondialisation libérale il nous faut maintenant un nouvel équilibre.
Q - Quel est, selon vous, l'effet des événements qui se sont enchaînés depuis les attentats du 11 septembre sur le processus de la mondialisation ?
R - Les événements du 11 septembre ont fait prendre conscience aux Etats-Unis de leur vulnérabilité face à des terroristes très déterminés, appuyés sur des moyens technologiques et prêts à faire le sacrifice de leur vie. Cela les amène, pour un certain temps, à réorganiser toute leur politique internationale autour de la lutte contre le terrorisme et à privilégier les pays qui peuvent leur rendre service dans cette lutte. Cela ne les convertit pas pour autant au multilatéralisme. Cela ne fait pas disparaître, et cela ne résout pas les nombreux problèmes que révèle ou que crée la mondialisation croissante, problèmes qui sont toujours là, et qu'il faudra bien traiter.
Q - A La Rochelle, le Premier ministre français, Lionel Jospin a réaffirmé la volonté de la France de se battre pour "une mondialisation maîtrisée". Quel est votre projet pour une mondialisation à visage humain ? Et surtout, comment les Etats peuvent trouver les moyens financiers de sa mise en oeuvre ? Avec la "taxe Tobin" ? Mais son application demanderait déjà un dispositif de contrôle important.
R - C'est en étant consciente de cette nécessité que la France plaide, comme l'a fait le Premier ministre, notamment lors de son voyage au Brésil, pour une mondialisation maîtrisée. Mais comment réguler ce qui est avant tout un processus continu de dérégulation ? Quelles limites poser au marché ? Il faut lui fixer sinon des objectifs, du moins une direction et des limites. La mondialisation tend spontanément à creuser les inégalités. Il faut donc maintenir des solidarités, au sein de chacune de nos sociétés, comme entre pays industrialisés, pays émergents et pays en développement. Le primat de la productivité et du profit peut tendre à faire négliger d'autres valeurs : les débats au sein de l'OMC sur l'accessibilité des médicaments ou la diversité culturelle l'ont bien montré. La mondialisation rend nécessaire l'élaboration d'un corps de règles reconnues par tous comme légitime et la création d'institutions capables de les faire respecter par tous. Il existe certes l'organe de règlement des différends de l'OMC, que nous évoquions tout à l'heure, mais ce n'est pas suffisant. La France est ainsi favorable à la mise en place d'une "organisation mondiale de l'environnement", et elle est très ouverte aux idées de renforcement des instances de régulation multilatérale en matière sociale et de développement.
Il est certain qu'une maîtrise de la mondialisation suppose des transferts de ressources au bénéfice de ceux qui sont les moins bien armés pour tirer avantage, et donc des moyens financiers. L'accent est donc mis sur la nécessité d'améliorer l'aide publique au développement. Ce thème sera au centre des grandes rencontres de cette année, la Conférence sur le financement du développement à Monterrey, le Sommet sur le développement durable de Johannesburg. C'est dans cette optique qu'ont été proposés divers types de taxes, dont la taxe Tobin. C'est compliqué mais il faut y réfléchir.
Q - Quels sont les premiers résultats obtenus par le "groupe de travail sur la mondialisation", créé le 5 septembre, à Berlin, par la France et l'Allemagne ? Dans quelle mesure ce groupe est-il informé de tout ce qui se passe sur le terrain aux Etats-Unis, en Russie, en Chine... ? Avez-vous l'intention d'associer à ce travail des réseaux associatifs, médiatiques et civiques déjà existants ?
R - La nécessité de réfléchir aux moyens de maîtriser la mondialisation, et de le faire d'abord entre deux pays particulièrement proches et qui comptent, plus encore s'ils parlent d'une même voix, au sein de l'Union européenne, est à l'origine de cette initiative. Elle est coordonnée de part et d'autre par les centres d'analyse et de prévision, qui sont en charge du long terme et des problèmes transversaux. Dans le cadre de leurs autres activités, ils suivent naturellement les débats qui se déroulent dans les autres grands pays et ils sont donc en mesure d'intégrer ces éléments dans leurs travaux. Par définition, ils ne sauraient aborder ce type de sujet en vase clos. Cela dit, ce processus est à son début. Ses résultats nourriront la réflexion commune, dans l'Union européenne et avec ses partenaires.
Q - Depuis Seattle, puis Gênes, et surtout les événements du 11 septembre, il est fréquent que des responsables politiques et des médias contestent la légitimité des mouvements présentés comme "antimondialisation" - mais qui souvent disent agir "pour une mondialisation différente" -, voire les assimilent à des groupes terroristes. Comment, pour votre part, considérez-vous ces mouvements ? Et quels rapports entendez-vous développer avec eux ?
R - J'estime qu'il serait tout à fait extravagant d'assimiler les "mouvements anti-mondialisation" à des groupes terroristes ! Si l'on met à part quelques extrémistes, ou "casseurs", l'immense majorité de leurs cadres et de leurs membres rejettent la violence et expriment des préoccupations ressenties par une part significative des populations. Seulement s'ils posent pas mal de vraies questions, ils n'ont pas de vraies réponses, et sont très hétérogènes, on l'a encore vu à Porto Alègre. Pour sa part, s'il ne partage pas forcément toutes leurs analyses, le gouvernement français s'attache à entretenir un dialogue de fond avec eux. A Porto Alègre, comme à la réunion de Davos, à New York, les membres du gouvernement français ont défendu les mêmes idées et préconisé une mondialisation régulée, et plus humaine. J'avais dit devant l'ONU : il faut prolonger la coalition contre le terrorisme par une coalition pour un monde équitable.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 28 février 2002)