Article de M. Marc Blondel, secrétaire général de FO, dans "Force Ouvrière Hebdo" du 24 novembre 1993, sur la protection sociale et débat avec M. Claude Bébéar, PDG du groupe Axa assurance, dans "Le Figaro" du 8 décembre, sur la sécurité sociale, le financement des retraites notamment par des fonds de pension.

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Média : FO Hebdo - Le Figaro

Texte intégral

Force Ouvrière Hebdo : 24 novembre 1993
Protection sociale : inquiétude et vigilance

Le dossier de la protection sociale collective risque d'être sur le devant de la scène dans les semaines à venir.

Qu'il s'agisse de l'avenir de l'ASF, dont l'une des fonctions est d'assurer aux régimes complémentaires de retraites le financement du droit à la retraite, de 65 à 60 ans. Qu'il s'agisse de la Sécurité sociale elle-même, qui doit faire l'objet d'une loi quinquennale actuellement en préparation au gouvernement.

Devant ces échéances, nos inquiétudes sont grandes. D'autant que le gouvernement confie au ministre de l'Économie la préparation d'un projet de loi sur les fonds de pension et que parallèlement, le CNPF, via son secteur économique, plaide pour le développement de ces mêmes fonds en précisant clairement leur raison d'être : apporter des fonds propres aux entreprises.

On constate ainsi que le gouvernement et le patronat sont sur la même longueur d'onde pour développer la retraite par capitalisation, ce qui pèsera à coup sûr sur le système par répartition et la solidarité entre les générations, ce qui était sous-entendu par les décisions drastiques d'août 1993 remettant en cause le niveau des retraites et les droits des retraités.

Sur un autre plan, on constate que le gouvernement et le patronat restent arc-boutés sur la logique de compétitivité-prix, qui se traduit par l'application de ce que l'on veut considérer comme un dogme, à savoir le coût trop élevé du travail en France. C'est d'ailleurs un des deux postulats de la loi quinquennale dite « pour l'emploi ».

Tout se passe comme si le coût du travail était le seul élément de la compétitivité. On se garde bien d'évoquer les gains de productivité, les variations des taux de change, le niveau du taux de marge des entreprises, le prix des matières premières, le coût des frais financiers, la qualité des produits, autant d'éléments qui interviennent largement dans ce domaine.

Or, quand on examine sérieusement – Comme l'a fait le Centre d'Étude des Revenus et des Coûts (1) – les coûts de main-d'œuvre dans les pays industrialisés on constate : que les niveaux comparés des coûts de main-d'œuvre sont sans relation avec les niveaux des charges sociales patronales.

La France et le Danemark ont un coût de main-d'œuvre comparable alors qu'au Danemark la Sécurité sociale est surtout financée par l'impôt. C'est-à-dire que les charges patronales y sont plus faibles et cependant la Sécurité sociale y est quand même menacée.

L'Allemagne et le Portugal ont des taux de charges patronales similaires avec des coûts de main-d'œuvre très différents.

En termes de coût du travail la France se situe dans la moyenne. Pour la main-d'œuvre ouvrière, elle est même parmi les pays où le coût est le plus bas. Ce qui démontre le caractère idéologique des analyses visant à remettre en cause le SMIC.

Si l'on tient compte de la durée du travail, le coût horaire de la main-d'œuvre est identique en France et aux USA, contrairement à ce qu'on nous raconte. Si l'on fait les comparaisons en parités de pouvoir d'achat, il est même nettement inférieur en France.

Les pays comme l'Allemagne et le Japon, où les coûts salariaux progressent le plus, sont aussi ceux qui dégagent les plus forts excédents commerciaux.

On pourrait multiplier ces constats qui contredisent clairement toutes les thèses visant à alléger le coût du travail. Il est clair que celles-ci sont inspirées par ceux qui recherchent en permanence un modèle : après le Japon, c'est maintenant la Corée ou les Philippines.

Comme toujours, les chiffres annoncés en matière de situation financière de la Sécurité sociale visent à convaincre l'opinion publique que la Sécurité sociale est malade de ses dépenses qu'il faut absolument contenir, ce qui revient à diminuer la couverture sociale.

Or, avant tout, si la Sécu est « malade », c'est de ses recettes. Cent mille chômeurs en plus, c'est 6 à 7 milliards de recettes en moins, 1 % de salaires c'est 7 à 8 milliards. Sur 1992, l'État doit encore à la Sécurité sociale plus de 6 milliards sur ses décisions d'exonération de charges sociales, c'est-à-dire 50 % des sommes dues, alors qu'il s'était engagé à tout compenser. Ce qui doit nous conduire à être très prudents lorsque l'on parle de fiscalisation.

Devant toutes ces dérives, il y a donc fort à craindre sur le contenu du projet de loi quinquennale en préparation et il va nous falloir être à la fois vigilants et déterminés.

Rappelons que la Sécurité sociale est, avec l'école, une structure primordiale d'intégration, rappelons enfin que les régimes sociaux sont faits pour éviter l'exclusion ; on n'analyse pas leurs résultats financiers comme un bilan d'usine, l'évaporation sociale a ses justifications et ses effets.

D'ores et déjà, Force Ouvrière met en garde le gouvernement sur toute initiative visant à réduire les droits des assurés, pressurer les recettes, voire faire éclater la notion même de régime général, c'est-à-dire la solidarité.

La protection sociale demeure, avec la lutte contre le chômage et les salaires, une revendication majeure de FO sur laquelle le CE du 17 a décidé d'accentuer la mobilisation ; le colloque international des 8 et 9 décembre nous fournira certainement les éléments de comparaison dont nous avons besoin.

(1) C'est d'ailleurs peut-être l'une des raisons pour lesquelles cet organisme est menacé.


Le Figaro : 8 décembre 1993
Un débat entre le secrétaire général de FO et le PDG d'AXA
Protection sociale : les convergences Blondel-Bébéar

Le Figaro : Marc Blondel, sous organisez aujourd'hui un colloque intitulé « La Sécurité sociale, c'est l'avenir ». Ce n'est pas votre avis, Claude Bébéar, qui estimez urgent de donner aux entreprises la faculté de sortir du régime général pour contracter ailleurs l'assurance maladie de leurs salariés. Claude Bébéar, pourquoi cette proposition qui va à rebours d'un certain consensus ?

Claude Bébéar : Il faut être très clair, je ne suis pas contre la Sécurité sociale, les Français y tiennent et c'est une donnée du problème. Ce qui mérite d'être revu, c'est l'organisation. Telle quelle, on ne peut aller que vers davantage de difficultés. Car il y a une séparation nette entre les bénéficiaires – nous tous, les prescripteurs et les payeurs – nous les entreprises et les cotisants qui n'ont pas conscience de ce qu'ils paient. Il appartient donc aux pouvoirs publics de définir la couverture minimale qu'ils souhaitent – cela peut être celle d'aujourd'hui – et, à partir de là, d'autoriser la liberté d'exécution. Il n'est pas obligatoire de rester dans le système actuel où le gouvernement intervient sans cesse et où cela ne se passe pas très bien.

Faisons des expériences pour voir si d'autres systèmes ne peuvent pas mieux fonctionner, en permettant aux mutuelles et aux assurances d'organiser une autre logique, imaginons, par exemple, que Renault contracte l'assurance maladie de ses salariés auprès d'une mutuelle : celle-ci perçoit les cotisations, passe des accords avec certaines professions de santé de façon à les convaincre de leur rôle et de leur responsabilité économique. On peut même envisager un système de bonus, si les choses se passent bien, au bénéfice des cotisants, mais pourquoi pas aussi des médecins. Il ne s'agit pas de démanteler la Sécurité sociale : elle reste maître d'œuvre, mais elle peut sous-traiter son activité et être mise en concurrence.

On me dit : les assureurs ne peuvent pas assumer les risques graves. C'est un faux problème : en maladie, le risque n'est jamais aussi grave qu'en assurance automobile, où il nous arrive de devoir payer 5 à 6 millions de francs pour un assuré devenu tétraplégique après un accident. Quant au problème des exclus, un pool, alimenté par une contribution des entreprises et des cotisants, pourrait être créé. Ce que je propose n'est pas une révolution, c'est une évolution.

Marc Blondel : Je voudrais vous poser une question : votre raisonnement est-il celui du chef d'entreprise où celui de l'assureur ?

Claude Bébéar : Les deux, mon général !

Marc Blondel : Donc ce qui vous intéresse, c'est l'argent de la Sécu. Vous voulez savoir si, en gérant cet argent, vous ne pourriez pas en gagner. Ce n'est pas le but de la Sécurité sociale. La Sécu est la seule structure d'intégration qui demeure. En Sécu, on doit tous être solidaires, donc la Sécurité sociale ne souffre pas d'entrer dans le marché. Tout système qui, demain, mettrait l'assurance maladie en concurrence coûterait plus cher, car la publicité serait nécessaire.

Claude Bébéar : Je ne suis pas d'accord.

Marc Blondel : Mais si ! Il est logique de faire de la publicité pour assurer la commercialisation d'un produit. Seulement, pour moi, la Sécurité sociale n'est pas une marchandise ! On a l'air de croire aussi qu'elle serait mal gérée, ce que je ne crois pas. Les rapports avec les médecins sont des rapports conventionnels : ils ne sont pas toujours ce que nous espérons, c'est vrai.

Mais je ne vois pas en quoi sauf à remettre en cause la liberté de prescription, les rapports seraient différents avec une compagnie d'assurance.

On nous donne l'exemple des pays étrangers : moi j'observe que l'esprit de la proposition Clinton est d'aller vers une Sécurité sociale plus intégrationniste. Je note aussi que Claude Bébéar ne parle que des salariés. Or, ce dont souffre la Sécurité sociale, c'est du déficit des autres régimes.

Claude Bébéar : Tout à fait.

Marc Blondel : Ce n'est donc pas un problème secondaire. Non, il n'y a aucune illusion à se faire : si on fait des expériences, par définition le système éclatera et sera moins solidaire. La seule chose que je reconnais, c'est que la Sécu est victime de son succès et de son importance. Il faut sensibiliser les gens au fait que la Sécu leur appartient et qu'elle peut être remise en cause.

Claude Bébéar : J'ai parlé des salariés par commodité, mais je suis prêt à parler des autres régimes. Le vrai problème, c'est que, partout dans le monde, les dépenses médicales vont augmenter. Est-ce que cela peut durer indéfiniment et jusqu'où ? Nous avons un impératif de contrôle de cette dépense.

Marc Blondel : Vous voulez diminuer les remboursements ?

Claude Bébéar : Pas du tout, je veux changer de logique. La concurrence ne coûterait pas plus cher, car l'essentiel est ailleurs. La moitié du coût vient des hôpitaux : qui est responsable de la gestion des hôpitaux ? Personne. Je suis pour une dénationalisation des hôpitaux et pour leur gestion par les collectivités locales, les associations ou les mutuelles, de façon à responsabiliser.

Il y a aussi une nécessité de prévention. La prévention c'est quoi ? C'est inciter les gens, par exemple, à se faire vacciner. Le plan santé dans l'entreprise doit permettre d'utiliser intelligemment la médecine du travail, et de donner des conseils aux gens. L'économie viendra de la prévention et du travail fait entre l'entreprise, l'assureur, le malade et le prescripteur. L'assureur passera convention avec le médecin où l'hôpital, et formera aussi les médecins à leur rôle économique.

Marc Blondel : Si je comprends bien, le malade sera obligé de se faire vacciner, sinon il ne sera pas remboursé Moi, je veux que le malade soit libre de consommer.

Claude Bébéar : Le malade restera libre, mais on lui donnera des conseils. Car qui paie en définitive ? Il est normal d'exercer un contrôle, notamment sur les prescripteurs. Vous voulez faire le bonheur des gens contre leur gré.

Marc Blondel : La solidarité n'existe pas spontanément. Elle s'organise. Si le salarié est libre, il ne prendra pas l'assurance qu'il faut. Je voudrais souligner aussi l'importance d'avoir une Sécu centralisée et un recouvrement des cotisations sans concurrence. Cela permet de dégager de l'argent pour la recherche, la formation.

Claude Bébéar : Je crois que nous ferions aussi bien, c'est un problème de cahier des charges et de définition des droits et devoirs qui s'imposent à tous.

Le Figaro : Vous ne tomberez pas d'accord. Parlons du financement. Le nouvel allégement des charges sociales envisagé par Édouard Balladur pour favoriser l'emploi a fait resurgir le débat sur le financement social ; TVA, CSG, où est votre préférence ?

Marc Blondel : J'observe qu'au départ, quand on parlait de TVA sociale, c'était pour combattre les délocalisations, et réaffecter le produit de cette TVA aux pays en développement. Maintenant, la TVA resurgit pour financer des allégements de charges. La Sécurité sociale, dans la conception que j'en ai est suffisamment importante pour que l'État la subventionne. Cela ne me gêne pas que l'État aille mettre 100 milliards. Il les trouve où il veut, cela m'est égal ! Vous savez que FO a combattu la CSG. Mais, je l'ai dit au Premier ministre la seule CSG que j'accepterais, c'est la CSG pour l'assurance chômage

Claude Bébéar : Sur ce dernier point, je suis d'accord.

Pour la Sécurité sociale, il faut bien voir qu'un financement exclusivement assis sur les salaires renchérit le coût du travail et crée aux entreprises des problèmes de compétitivité. Il me semble qu'une partie du financement par la TVA ou la CSG n'est donc pas à exclure. Il peut y avoir là un problème de solidarité, mais attention, la Sécurité sociale ne doit pas être noyée dans l'Etat.

Quant à savoir, s'il vaut mieux passer par la CSG ou la TVA, cela dépend du contexte économique. Aujourd'hui, j'ai plutôt une préférence pour la TVA, car il n'y a pas de risque d'inflation.

Le Figaro : Il y a un troisième problème d'actualité. Le ministre des Finances fait le forcing pour obtenir le vote d'un projet de loi sur les fonds de pension au printemps. Matignon et le ministère des Affaires sociales semblent moins pressés. Comment vous situez-vous ?

Marc Blondel : C'est essentiellement un problème de fonds propres des entreprises.

Claude Bébéar : Non, je ne peux pas laisser dire cela. Les fonds propres, c'est la conséquence. L'objectif c'est la retraite. Les régimes obligatoires en répartition ont leurs vertus et leurs limites. La répartition a permis de verser des pensions après-guerre et d'augmenter le pouvoir d'achat des retraités. Moi, j'ai payé pour une génération décimée par la guerre, à une époque où la longévité n'était pas ce qu'elle est aujourd'hui. Aujourd'hui, demander à nos enfants de payer pour nous, c'est franchir une limite inacceptable. Les retraites actuelles vont inéluctablement diminuer. Puisque je le sais, il est normal que je fasse des économies, individuellement et collectivement, par les fonds de pension. Je refuse que l'on dise que c'est une guerre contre la répartition : celle-ci à une limite liée aux évolutions démographiques.

J'accuse le régime de retraite des cadres Agirc d'avoir fait, il y a deux ans, une campagne de presse pour dire qu'il n'y avait pas de problème. On voit bien aujourd'hui que ce n'est pas vrai. Il faut donc faire de la capitalisation en complément de la répartition.

Marc Blondel : Vous l'avez reconnu : au lendemain de la guerre, les régimes en capitalisation étaient ruinés. Aujourd'hui, avec un taux d'inflation bas, et les taux d'intérêt que nous connaissons, il y a une motivation pour la capitalisation.

Claude Bébéar : Vous le reconnaissez, il ne faut pas mettre tous ses œufs dans le même panier, il faut donc l'un et l'autre.

Marc Blondel : Je marque mon attachement à la répartition.

Claude Bébéar : Moi aussi.

Marc Blondel : Je suis attaché à la solidarité intergénérations. La solidarité doit aussi être horizontale. Maintiendra-t-on les fonds de pension au niveau des entreprises ? On a mesuré les risques avec l'affaire Maxwell.

Claude Bébéar : Je suis pour la solidarité entre les fonds de pension. Je suis très prudent sur les provisions internes aux entreprises. Les fonds doivent être réassurés entre eux.

Marc Blondel : Je suis opposé aux fonds de pension internes à l'entreprise Pour le reste, les produits individuels d'épargne retraite existent déjà. Mais je reconnais avec vous qu'ils sont fiscalement mal traités. Que le gouvernement traite ce problème, mais je le répète, les fonds d'entreprise posent de multiples problèmes, car ils font partie du patrimoine de l'entreprise, avec tout ce que cela implique.

Claude Bébéar : Je suis d'accord, il faut que le fonds pension entre dans le patrimoine de l'entreprise, d'où des mécanismes à prévoir en cas de faillite, de mobilité du salarié. S'agissant d'un complément de retraite, j'estime qu'il doit y avoir gestion paritaire des fonds.

Marc Blondel : Vous dites cela pour nous appâter.

Claude Bébéar : Pas du tout. Quant à savoir pourquoi je plaide pour des fonds collectifs et non seulement individuels, c'est parce que, dans les fonds collectifs, il y a contribution de l'entreprise Je voudrais souligner aussi, pour bien montrer qui n'y a pas concurrence entre répartition et capitalisation, que nous demandons une enveloppe fiscale spécifique.

Marc Blondel : Le risque, c'est qu'il y ait arbitrage de l'entreprise entre augmentation de salaires et versement au fonds de pension. D'où ma grande réserve. Cela étant, si la Sécurité sociale et les retraites complémentaires restent l'essentiel, et que la capitalisation reste un auxiliaire, je ne vais pas pleurer.