Déclaration de M. Edmond Alphandéry, ministre de l'économie, sur les grandes lignes de la politique de la concurrence en France et sur la proposition d'accord de coopération entre la COB et la SEC en matière de concurrence analogue à celui conclu dans le domaine des activités boursières, Paris le 3 décembre 1993.

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Circonstance : 1ères rencontres franco-américaines de la concurrence à Bercy le 3 décembre 1993

Texte intégral

Madame le ministre,
Monsieur le président du Conseil de la Concurrence,
Mesdames, Messieurs,

Permettez-moi de me féliciter de l'initiative qui nous voit réunis aujourd'hui car c'est une "première".

Je tiens donc à souhaiter la bienvenue aux représentants de la Division Antitrust du Département Fédéral de la Justice et de la Commission Fédérale du Commerce des États-Unis. Leur présence à ces premières rencontres franco-américaines de la Concurrence témoigne du souci bien naturel de placer cette réunion d'emblée au plus haut niveau.

Les questions de concurrence, de loyauté du commerce et de fonctionnement des marchés sont aujourd'hui au cœur des préoccupations des gouvernants comme des économistes. Elles le sont d'autant plus que, fort heureusement, la sphère des échanges progresse et que le champ ouvert au libre commerce s'étend sans cesse. Si l'accélération du processus de globalisation et de mondialisation des échanges suscite bien des débats théoriques ou politiques, – l'actualité en est pleine ces jours-ci – des convictions fortes doivent inspirer les responsables en charge du dossier de la concurrence.

Aussi, je profiterais de l'opportunité qui m'est offerte de vous rencontrer pour vous présenter les lignes principales qui fondent l'action du ministère de l'Économie dans le domaine de la concurrence.

J'aborderai successivement quatre thèmes.

1. Tout d'abord, il me paraît essentiel de souligner que la politique de concurrence s'applique – et doit s'appliquer – à tous les secteurs de l'économie.

Le Gouvernement français considère que le processus concurrentiel est le meilleur outil de régulation globale des marchés.

C'est donc pour l'ensemble de l'économie que la politique de la concurrence doit garantir deux objectifs majeurs :

D'une part, préserver le libre accès aux marchés, car le savoir-faire et le capital requis par de nombreuses activités sont sans cesse plus élevés pour de nouveaux entrants, ce qui risque de restreindre l'accès au marché. Mais aussi parce que seul le maintien d'une offre diversifiée permet d'assurer le dynamisme du tissu industriel et son aptitude à intégrer les innovations qui apparaissent.

D'autre part, assurer une information claire et loyale sur les produits et services. Parce que l'intensification des échanges et la différenciation croissante des produits et des services rendent plus difficile le rôle des entreprises et des consommateurs dans le fonctionnement du processus concurrentiel.

Ces lignes directrices ont été affirmées en 1986 par M. Balladur. Elles valent pour tous les secteurs de l'économie. Elles constituent les fondements d'un texte général, notre ordonnance de 1986 sur la concurrence, qui pose des principes applicables à tous les secteurs de l'économie. C'est sur la base de ces principes que la politique de la concurrence s'est depuis lors développée. Mon action s'inscrit bien sûr dans cette perspective.

C'est la même foi dans le fait que la concurrence améliore réellement et durablement l'efficacité qui a conduit depuis 1986 également, le Gouvernement français à s'engager dans un processus de réduction des interventions publiques et du périmètre du secteur public.

Lorsque de tels secteurs sont ainsi ouverts à la concurrence, il faut s'assurer que le droit commun de la concurrence s'y applique effectivement afin de garantir la nécessaire régulation de ces activités.

L'expérience américaine nous intéresse donc beaucoup à ce titre, puisque s'il est vrai qu'existent aux États-Unis des autorités spécifiques de régulation, leur intervention n'empêche pas que les secteurs concernés soient bien soumis au droit commun de la concurrence pour les actes économiques relevant de la logique de marché.

C'est par exemple ce que la Cour suprême vient de rappeler dans le secteur de l'assurance. Je pense notamment à l'affaire "Hartford Fire".

2. Pour le décideur comme pour l'analyste, le suivi des dossiers relatifs à la concurrence est une source de stimulation intellectuelle permanente parce qu'il s'agit de la vie des affaires et que l'inventivité des hommes d'affaire a donc pour charge de présenter sans cesse des cas de figure nouveaux. Ma deuxième observation aura donc trait aux questions que posent les formes nouvelles que prennent les concentrations d'entreprises. Parmi celles-ci, certaines sont plus difficiles à traiter : c'est, par exemple, le cas des rapprochements d'entreprises par constitution de filiales communes.

C'est une forme de concentration de plus en plus fréquente et souvent difficile à analyser par les autorités de la concurrence : s'agit-il vraiment d'une concentration ou en réalité d'une entente ?

En Europe, cette question est aujourd'hui d'actualité.

Pour ce qui concerne le droit communautaire, la Commission européenne s'est, en effet, efforcée de définir une ligne de partage entre les entreprises communes "coopératives" et "concentratives".

Derrière ce jargon, se profile une idée simple en théorie.

Selon les critères retenus par la Commission, les filiales communes qui ne remplissent pas toutes les fonctions d'une entreprise indépendante ne peuvent être considérées comme des concentrations. Il en est de même lorsque les entreprises mères restent sur le marché occupé par l'entreprise commune, ou sur un marché qui lui est étroitement lié. Elles sont alors considérées comme une entente au sens de l'article 85 du Traité de Rome.

Toutefois, cette distinction s'avère d'application difficile car elle repose sur des critères trop théoriques, qui ne sont pas adaptés à la réalité concrète des opérations de concentration. À l'expérience, l'application du règlement communautaire sur les concentrations a montré l'existence de nombreux cas hybrides, difficilement classables.

La position du Gouvernement français a donc été de demander à la Commission de réexaminer ce dispositif dans le sens d'une plus grande simplicité et d'une plus grande sécurité juridique pour les entreprises.

Je me réjouis que la Commission s'apprête à nous écouter.

Pour l'application de notre droit national, les choses se présentaient plus simplement. Dans sa sagesse, en effet, l'ordonnance du 1er décembre 1986 n'établissait pas de distinction entre les entreprises communes coopératives et concentratives. Toute filiale commune semblait donc pouvoir être traitée comme une concentration.

Il est vrai que la jurisprudence a connu certaines hésitations, tout à fait légitimes, et tenté parfois de reconstruire une telle distinction. Je pense cependant que la raison commande aujourd'hui de s'en tenir au texte de l'ordonnance.

Il se trouve que c'est au ministre qu'il appartient de saisir le Conseil de la Concurrence. C'est un pouvoir dont j'use pleinement. J'ai déjà saisi le Conseil à dix reprises dans des affaires de concentrations au cours des sept derniers mois. J'en userai également pour les concentrations qui se présenteront sous la forme de filiales communes, afin de donner toute sa portée à notre législation, en accroissant du même coup la sécurité juridique des entreprises.

3. Je souhaiterais maintenant évoquer, dans une troisième étape de ce propos, le problème particulier des ententes dans les marchés publics.

Je considère qu'elles doivent être très fermement combattues, de même que les comportements des acheteurs publics qui contreviennent aux règles de concurrence.

Cette attitude est justifiée par deux grandes séries de raisons :

1) Ces achats sont financés par des impôts ou des fonds publics. Le doute ne doit pas s'insinuer quant à l'intégrité des agents publics qui font appel à des fournisseurs rémunérés pour des biens ou des services.

2) Les achats publics – en particulier les travaux publics – engagent des sommes importantes, parfois sur de très longues durées, par exemple dans le cas des concessions. S'ils donnent lieu à des décisions hâtives ou inspirées par des intérêts particuliers, non seulement les achats publics seront alors éloignés de l'optimum économique, mais encore ils auront un effet d'éviction à l'égard d'autres opérateurs.

Certes, la France a édifié un dispositif juridique très complet qui vise à garantir la transparence des opérations de sélection des titulaires de marchés publics et préserver l'équité entre les candidats aux marchés publics.

Cependant, un dispositif juridique – fût-il complet et approprié – n'a de valeur que s'il est effectivement mis en œuvre et si des sanctions cohérentes et adaptées sont prononcées tant à l'encontre des entreprises que des responsables eux-mêmes des irrégularités.

C'est pourquoi j'ai appliqué rigoureusement et je continuerai à le faire pour ce qui me concerne, les moyens qu'offre le droit de la concurrence. Appuyé sur le travail d'enquête réalisée sur le terrain par les agents de la Direction Générale de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des Fraudes (DGCCRF), j'ai pour ligne de conduite de saisir systématiquement le Conseil de la Concurrence à qui il revient ensuite de statuer en toute indépendance. Lorsqu'une pratique d'entente a été mise en évidence, j'estime qu'il est de mon devoir de demander au Conseil que les sanctions soient appliqués à leur plus haut niveau dès lors que les faits concernent des marchés publics : je rappellerai que la sanction financière infligée peut atteindre 5 % du chiffre d'affaires de l'entreprise convaincue d'entente.

Mais j'userai également, autant que cela est nécessaire, des pouvoirs spécifiques qui sont les miens en matière de marchés publics.

En particulier, je continuerai de saisir la Mission interministérielle d'enquête sur les marchés des faits qui engagent la responsabilité pénale des décideurs publics qui, par leur attitude consciente ou négligente, auraient donné à certains candidats aux marchés publics des avantages injustifiés.

En outre, la participation des agents de la DGCCRF aux commissions d'ouverture de plis ou d'appels d'offres doit être pleinement valorisée dans l'exercice du contrôle de légalité. Je suis, sur ce point, pleinement d'accord avec mon collègue Ministre de l'intérieur, responsable de la tutelle des collectivités locales, pour encourager les préfets à exercer davantage le contrôle de légalité et à donner davantage de suites judiciaires aux manquements aux règles de mise en concurrence observés dans leur département.

4. Madame Wood, mesdames et messieurs, je souhaiterais enfin insister sur la nécessité d'une coopération internationale en matière de politique de concurrence.

Les entreprises, les marchés sont en effet de plus en plus internationaux. Il faut éviter les pratiques anticoncurrentielles mises au point par des entreprises qui ont pleinement intégré les mécanismes de la mondialisation. C'est une question que vous connaissez particulièrement bien, Mme Wood. Vous y avez encore travaillé l'an dernier dans un projet de rapport préparé avec le professeur Whish pour le compte de l'OCDE, qui a été fort apprécié des experts siégeant dans cette organisation.

Dans un contexte économique désormais mondialisé, certaines entreprises jouent à l'excès des absences de continuité juridique entre les États souverains : des comportements anticoncurrentiels peuvent se développer au niveau mondial en prenant naissance dans un État où ils sont assurés d'une relative impunité, puis en propageant leurs effets dans d'autres États. Dans la situation actuelle du droit international et sauf dans les cas où existent des accords d'assistance mutuelle, les autorités de concurrence de l'État concerné de façon indirecte par les pratiques anticoncurrentielles ne peuvent pas rechercher ou faire rechercher dans un autre État les éléments à l'origine des pratiques incriminées.

Une première option consiste à développer la coopération multilatérale.

De telles coopérations existent au sein de l'Union Européenne, donc dans une dimension régionale multilatérale : nos États se sont mis d'accord pour organiser un système de contrôle des concentrations qui évite les conflits juridiques entre États. Ce système a bien fonctionné sur plus de deux cents opérations.

La poursuite de la construction européenne ainsi que l'entrée de nouveaux États dans l'Union européenne donneront une dimension élargie à cette coopération multilatérale.

Il est cependant possible de progresser de façon multilatérale dans des cadres autres que communautaire.

La voie de la coopération multilatérale est étudiée au sein de l'OCDE ainsi que par quelques groupes de recherche universitaire aux États-Unis ou en Europe. Depuis le début des années 1980, la CNUCED travaille également dans cette direction. Elle consiste à définir des dispositions minimales et des catégories juridiques sur lesquelles tous les États pourraient se mettre d'accord, en concevant aussi un organisme mondial chargé de mettre en œuvre un "code mondial de la concurrence".

C'est un chemin difficile. Il faut pourtant l'emprunter résolument. Je sais que c'est le souci du gouvernement américain ; aussi, même s'il nous faut travailler beaucoup pour définir des modalités opérationnelles, je tiens à affirmer mon plein appui à cette démarche.

À court terme, la coopération bilatérale est toutefois indispensable.

Cette voie est pleinement praticable entre les États qui disposent déjà d'une politique de concurrence développée et dont les droits de la concurrence sont largement convergents. Les États-Unis ont ainsi mis en place des accords de coopération antitrust avec des pays aussi différents que l'Australie, le Canada ou l'Allemagne Fédérale.

Sur la nature de la coopération bilatérale, plusieurs modalités peuvent être envisagées :

D'une part, l'organisation régulière de rencontres et séminaires semblables à la réunion d'aujourd'hui et la mise en place de réunions de travail entre les responsables des autorités de concurrence sur des secteurs d'activité précis, permettant ainsi d'effectuer une revue des problèmes posés par certains types de comportements qui s'y déroulent.

D'autre part, une véritable activité d'assistance mutuelle dans la recherche des éléments caractérisant des infractions au droit commun des ententes, des positions dominantes et des concentrations.

Je ne sous-estime pas les importantes questions de confidentialité et de respect du secret des affaires qui sont soulevées dans de tels cas, mais la recherche des éléments constitutifs d'une infraction au droit commun de la concurrence pourrait être envisagée dans un cadre proche de celui qui a été défini dans le domaine boursier.

L'accord de coopération et d'assistance mutuelle intervenu en décembre 1989 entre la Commission des Opérations de Bourse et la Securities and Exchange Commission, a été entériné par le Parlement français et le Congrès américain. Cet accord qui a pour but d'assurer l'application et le respect des lois et règlements en matière de valeurs mobilières en France et aux États-Unis permet en particulier à la COB d'enquêter en France à la demande de la SEC, et à celle-ci d'enquêter aux États-Unis à la demande de la Commission boursière française. Cet accord a – jusqu'à présent – fonctionné de façon très satisfaisante.

Je souhaite que les gouvernements de la France et des États-Unis reprennent les discussions engagées il y a quelques années pour parvenir à un accord en matière de concurrence et d'antitrust analogue à celui existant dans le domaine des activités boursières.

J'ai le sentiment qu'un tel accord de coopération serait profitable non seulement à chacun de nos États mais encore à la compréhension réciproque de nos actions et de l'évolution de nos outils juridiques respectifs.

D'ici à la mise en œuvre de cet accord d'assistance mutuelle auquel nous devons travailler, je ne peux que souhaiter le développement, aussi fréquent que possible, de réunions régulières de travail entre les responsables des autorités compétentes en matière de concurrence des deux côtés de l'Atlantique.

Je formule donc le vœu que ces premières rencontres franco-américaines de la concurrence représentent la première pierre d'une coopération solide et durable.

Je souhaite à tous les participants à cette réunion d'y trouver matière à réflexion et plus encore, à action ; la concurrence est un principe dont la défense, comme celle de la démocratie et de la liberté, suppose une détermination sans faille. Je sais que c'est la vôtre. J'espère vous avoir convaincu que c'est également la mienne.

Je vous remercie.