Article de M. Philippe Douste-Blazy, ministre délégué à la santé, dans "Le Figaro magazine" du 4 décembre 1993 et interview à "La Vie" du 27 janvier 1994, sur les moyens de lutter contre l'infarctus et sur les traitements contre la douleur.

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Média : Le Figaro Magazine - La Vie

Texte intégral

En Europe, l'infarctus emporte une vie toutes les dix secondes. Et en France, tous les quarts d'heure. Les maladies cardiaques font plus de ravages que le cancer, les accidents de la route et le sida réunis. Apprenez à connaître et à gérer vos risques.

Par Philippe Douste-Blazy, ministre délégué à la Santé et professeur de Santé publique

L'hécatombe doit cesser. Les maladies du cœur demeurent, dans les pays développés, la première cause de mortalité. En France, elles fauchent plus de cent mille personnes par an, dont la moitié par infarctus du myocarde. Certes, d'autres survivent à ces crises aiguës, grâce à la qualité de la médecine moderne, mais ces hommes et femmes restent marqués à vie.

C'est trop. Beaucoup trop. Outre le drame humain, avec son cortège de vies brisées avant l'heure, le poids économique de ces atteintes est considérable. Des estimations de ce type sont toujours hasardeuses, mais on peut évaluer, en France, à plus de quarante milliards de francs chaque année le coût de cette véritable épidémie que constitue l'athérosclérose des artères coronaires (artères qui irriguent notre cœur). En termes de décès prématurés pendant la vie active, de pertes de production et de coût des soins hospitaliers et ambulatoires.

Insoutenable. D'autant qu'il est possible (les experts le savent) de profondément modifier ces chiffres.

Une étude menée en France (CREDES) évalue ainsi à 24 % le nombre d'infarctus que l'on pourra éviter; et pour ceux qui surviennent tout de même, à 31% le nombre de cas que l'on pourra arracher à cette cohorte de morts d'ici à vingt ans. Comment ? Par la combinaison des progrès médicaux, certes, et des produits pharmaceutiques. Mais avant tout par une meilleure prévention. Par une évolution du comportement des Français.

Déjà, le combat des chercheurs, des médecins, des patients porte ses fruits. Entre 1985 et 1989, le nombre des décès d'origine cardio-vasculaire a proportionnellement reculé d'un tiers dans notre pays. Essentiellement jusqu'ici, il est vrai, en raison de l'amélioration de la qualité des soins et de l'arrivée de nouvelles techniques, comme les thrombolytiques : des substances qui dissolvent les caillots obstruant les artères. Associée à la rapidité d'action des équipes mobiles des SAMU, cette technique a fait la preuve de son efficacité. C'est encore l'angioplastie, qui permet de rouvrir les artères bouchées au moyen d'une sonde et d'un ballonnet que l'on va gonfler dans la paroi du cœur. Sans oublier le développement du pontage, avec la multiplication des équipes de chirurgie cardiaque de très haut niveau.

Puisque les médecins et les techniques sont au rendez- vous, le vrai cri d'alarme de ce dossier, vous l'avez compris, porte sur la prévention.

C'est notre comportement qu'il faut modifier.

Les chiffres le montrent: plus d'une fois sur deux, un infarctus évité demain le sera parce que nous aurons agi sur le cours de notre vie, sur nos habitudes.

Aujourd'hui, les médecins et les hôpitaux ont les moyens de vous aider : les associations et le gouvernement ont la volonté de mieux faire connaître les risques et les moyens de les combattre. Il est possible, maintenant, à chacun de s'informer, de prendre le destin de son cœur en main…

Un autre argument de poids vient d'apparaitre. L'étude internationale Monica – menée dans le cadre de l'Organisation mondiale de la santé dans vingt et un pays, sur un million de personnes, et à laquelle je participe avec mon équipe d'épidémiologie de l'hôpital Purpan, à Toulouse – a mis en évidence plusieurs faits étonnants. Dont une incroyable disparité régionale.

On meurt d'infarctus près de cinq fois moins dans le sud de l'Europe que dans les pays du Nord.

Notre pays, en particulier, bénéficie de ce que les chercheurs anglo-saxons appellent le "paradoxe français". Pourquoi la France est-elle l'un des pays développés où l'on meurt le moins d'infarctus, alors que les Français ont des facteurs de risque identiques à ceux des autres populations étudiées? Ni le taux de cholestérol dans le sang, ni la consommation de tabac, ni la fréquence de l'hypertension artérielle ou de l'obésité n'expliquent le faible risque coronaire en France.

Alors ? Le mode de vie français, et en particulier celui du Sud (puisqu'on est deux fois moins victime d'infarctus à Toulouse qu'à Strasbourg), nous protège-t-il ?

On pense à l'alimentation équilibrée du Sud-Ouest, à son mode de vie. D'autres études le confirment : les graisses présentes dans les viandes de volailles, les fruits, les légumes frais et secs, les céréales, les fruits riches en vitamine C et les huiles riches en vitamine E jouent un rôle prépondérant. La France a donc en son sein un véritable laboratoire des comportements alimentaires. Pour enrayer l'épidémie du cœur dans les autres régions, et pour faire baisser les chiffres de mortalité, il nous reste à tirer les leçons de notre particularité.

Bien entendu, d'autres voies restent à explorer, des études à mener, notamment sur la prédisposition génétique à ces maladies. Mais il est temps, déjà, d'adopter une nouvelle hygiène de vie et de modifier nos comportements quotidiens. Ayons le respect de notre corps. Soyons responsables face aux risques de la maladie.

 

27 janvier 1994
La Vie

Docteur, j'ai mal… À l'origine de 70 % des consultations chez le médecin, la douleur reste trop souvent négligée en France, où les médecins hésitent à prescrire la morphine et ses dérivés. En août, Philippe Douste-Blazy, ministre délégué à la Santé et maire de Lourdes, s'était élevé contre ce "scandale". Il lance aujourd'hui un plan antidouleur et répond à La Vie sur les dossiers en cours.

La Vie : Des spécialistes estiment régulièrement que la douleur n'est pas assez prise en compte par les médecins français. En août dernier, vous affirmiez que le traitement de la douleur doit être une priorité de santé publique. Où en est-on aujourd'hui ?

Philippe Douste-Blazy : Nous avons en France dans ce domaine un retard important et inacceptable car nous disposons des moyens efficaces pour lutter contre la douleur. On estime que 90 % des douleurs cancéreuses peuvent être soulagées. Or, 35 % ne le sont pas. La France se situe au quarantième rang mondial de la consommation des dérivés de la morphine. Les réticences culturelles sont nombreuses dans la population où l'on assiste à une certaine résignation: il serait normal de souffrir. On ne répètera jamais assez qu'en 1994, la douleur n'est pas une fatalité. Son soulagement est un droit élémentaire pour le malade et la vocation première du médecin.

La Vie : Que proposez-vous ?

Philippe Douste-Blazy : Nous voulons inciter les directeurs de centre hospitalier à mettre en place dans chaque hôpital, une unité d'évaluation et de traitement de la douleur. Il en existe déjà quelques-unes, surtout en région parisienne. Mais tout le monde n'habite pas Paris. Il faut généraliser le phénomène. Ces centres antidouleur doivent comprendre au moins trois médecins – dont un psychiatre, ainsi que des infirmières, des kinésithérapeutes, des assistantes sociales et des psychologues, pour prendre en charge efficacement toutes les dimensions de la douleur, à la fois physiques et psychologiques.

La Vie : N'y a-t-il pas contradiction à enfermer la lutte contre la douleur dans des centres spécialisés, alors qu'elle devrait être prise en compte par tous les médecins ?

Philippe Douste-Blazy : Les centres antidouleur ont pour but de prendre en charge les douleurs chroniques, c'est-à-dire les douleurs rebelles aux traitements classiques et qui évoluent depuis au moins six mois. Ils sont à la disposition des médecins de ville et des autres services hospitaliers qui peuvent faire appel à eux. Mais c'est le médecin généraliste qui reste le premier acteur de ce plan antidouleur. C'est lui le responsable du suivi thérapeutique global, sa pierre angulaire en quelque sorte. Or nous constatons que les médecins sont souvent réticents à utiliser la morphine ou d'autres produits soupçonnés d'entraîner une accoutumance C'est pourquoi nous avons envoyé aux 200 000 médecins et pharmaciens de France un fascicule qui reprend les bonnes règles d'utilisation des produits efficaces. Il insiste également sur l'information du malade et l'attitude face à la famille, car l'environnement joue un rôle essentiel dans la lutte contre la douleur.

La Vie : À peine deux heures d'enseignement sont consacrées à la douleur dans le cursus des études médicales. Que proposez-vous ?

Philippe Douste-Blazy : Le ministère de l'Enseignement et de la Recherche va suggérer à tous les doyens des facultés de médecine de placer un enseignement spécifique sur la douleur dans le courant des trois premiers cycles des études médicales.

La Vie : Certains médecins réclament l'assouplissement de la réglementation de la morphine, qu'ils ne peuvent prescrire pour plus de quatorze jours actuellement.

Philippe Douste-Blazy : Je ne crois pas utile de revenir sur cet aspect.

La Vie : Changeons de sujet. Quel bilan faites-vous des débats au Sénat sur les projets de loi sur la bioéthique ?

Philippe Douste-Blazy : Je suis très satisfait des dispositions adoptées, et plus largement de l'ambiance générale qui a régné pendant ces débats, d'une grande richesse sur le plan philosophique, moral et scientifique. Chacun s'est exprimé en conscience, au-delà des clivages politiques. L'humilité, la modestie et le respect de l'autre ont présidé aux débats. À aucun moment on n'a entendu un sénateur en blesser un autre par ses propos, ni affirmer qu'il détenait la vérité.

La Vie : Les sénateurs ont ajouté aux projets de loi l'interdiction du diagnostic pré-implantatoire (DPI), une technique qui permet de dépister des maladies chez l'embryon in vitro, avant son transfert dans le corps de la femme. De nombreux médecins ne comprennent pas cette interdiction, car le DPI éviterait, selon eux, des avortements thérapeutiques.

Philippe Douste-Blazy : Il existe une différence majeure entre le diagnostic anténatal, effectué pendant la grossesse, et le DPI. Le premier s'inscrit dans une logique d'avortement thérapeutique. Un couple dont le premier enfant est atteint d'une maladie génétique incurable a la possibilité de demander une amniocentèse au quatrième mois de grossesse, afin de diagnostiquer si le fœtus est porteur ou non de l'anomalie génétique. Si la réponse est affirmative, les parents peuvent demander un avortement thérapeutique. Le DPI ne s'inscrit pas dans la même logique. Le couple doit d'abord pratiquer une fécondation in vitro, et donc créer des embryons dont on n'implantera que ceux qui ne sont pas porteurs de l'anomalie. Nous ne sommes plus dans une logique d'avortement mais de tri. Or, qui dit tri dit sélection, et risque de dérive eugénique, c'est-à-dire volonté d'améliorer l'espèce humaine.

La Vie : En France, le déficit de la Sécurité sociale ne cesse de s'élargir malgré les mesures prises l'été dernier. Afin de limiter les dépenses, des médecins proposent de ne plus être payés à l'acte, mais au forfait, en fonction du nombre de patients traités.

Philippe Douste-Blazy : Je suis très attaché à certains principes: la liberté de prescription et d'installation du médecin, la liberté pour le malade de choisir son médecin, et le paiement à l'acte. Le paiement forfaitaire ne me semble pas être la solution. Pour réduire les dépenses, il nous faut responsabiliser tous les acteurs, à la fois les assurés sociaux et les professions de santé. C'est ce que nous tentons de faire avec la nouvelle convention, en particulier grâce à la mise en place du dossier médical. Les professions de santé ne doivent pas être des boucs émissaires.

La Vie : Vous êtes l'un des destinataires de la lettre qui demande la grâce des docteurs Allain et Garretta. Quelle est votre réaction ?

Philippe Douste-Blazy : Je suis choqué par cette pétition réclamant la grâce au nom d'un phénomène d'irresponsabilité collective. Je m'interroge : pourquoi ont-ils attendu trois ans pour prendre la parole ? Leur prise de conscience arrive trop tard. Si en revanche, il y a eu phénomène d'irresponsabilité individuelle, la justice a tranché à deux reprises, et ce n'est pas à moi de juger une décision de justice. D'autre part, la grâce présidentielle est une forme de pardon. Or, qui doit pardonner ? Les associations d'hémophiles ont-elles envie de pardonner ? La société française a-t-elle envie de pardonner ?

La Vie : La lettre affirme que ces "condamnations vont à l'encontre des progrès de la médecine". Comment recevez-vous cet argument ?

Philippe Douste-Blazy : La meilleure façon de faire progresser la médecine, c'est d'évaluer en permanence, à court, moyen ou long terme, tout nouveau traitement que l'on met en place, afin d'être certain qu'il ne produit pas d'effets indésirables. En tant que ministre de la Santé, je me sens totalement responsable des conséquences des nouveaux médicaments aujourd'hui mis sur le marché.

La Vie : Cette lettre a profondément surpris, voire choqué, les malades et l'opinion publique. Depuis l'affaire du sang contaminé, on a l'impression d'une crise de confiance entre les médecins et le public. Vous êtes vous-même médecin. Qu'en pensez-vous ?

Philippe Douste-Blazy : Pour rétablir cette confiance, une prise de conscience est nécessaire dans le corps médical français. Il faut que les médecins comprennent qu'ils doivent se remettre en question, évaluer en permanence leur pratique. Cette conscience n'existait pas en tant que telle à l'époque de l'affaire du sang contaminé. Tout le monde se reposait sur l'idée que notre système de transfusion était le meilleur du monde. C'est par une véritable culture de la santé publique que l'on parviendra à ne pas reproduire les mêmes dramatiques erreurs.