Texte intégral
Intervention de M. Charles Pasqua, ministre d'État, ministre de l'Intérieur et de l'Aménagement du territoire
M. Charles Pasqua : Monsieur le Président du Sénat, cher ami René Monory, je voudrais d'abord dire combien je suis heureux de me retrouver en votre compagnie et combien je remercie le Sénat d'avoir pris l'initiative de créer cette mission d'information sur l'aménagement du territoire. Je veux féliciter Jean-François Poncet et tous ceux qui ont composé cette Mission pour la qualité de leurs travaux.
J'ajouterai que cette Convention vient à point nommé. Nous avons lancé le débat sur l'aménagement du territoire, en ce qui nous concerne, après que le premier ministre ait clairement indiqué, lors de la présentation de son gouvernement devant le Parlement, qu'il entendait faire de l'aménagement du territoire l'objectif prioritaire de l'action de son gouvernement.
Depuis le mois de septembre dernier, avec le Premier ministre souvent, avec Daniel Hoeffel toujours, nous sillonnons la France et nous allons à la rencontre des conseils régionaux et des responsables départementaux, qu'ils soient politiques, économiques, représentants des activités sociales ou culturelles. Pourquoi ? Naturellement, bien qu'ayant décidé de conduire une grande politique d'aménagement du territoire, nous avions le choix entre deux formules. La première consistait à réunir l'une de ces équipes de technocrates que Jean-François Poncet affectionne – d'après ce que j'ai cru comprendre sourires) – et à leur confier la responsabilité de préparer un texte, un projet. Ce projet eut été certainement bien construit, mais quant à répondre à ce que nous souhaitons, c'est une autre affaire. Il aurait eu de toute façon à nos yeux un très grand handicap : ce débat se serait déroulé entre spécialistes, à la fois techniciens et politiques et, finalement, vous (c'est-à-dire l'encadrement du pays et le pays lui-même) n'y auriez eu aucune part.
Or nous vivons dans un monde où les règles, Dieu merci, sont différentes. Aujourd'hui, les gens veulent être davantage associés aux prises de décision. L'une des lacunes, des tares et des carences de notre système politique (on l'a assez dit), c'est la rupture, réelle ou supposée, la fracture entre le monde politique et les citoyens. Il est vrai que, trop souvent, les citoyens ont l'impression qu'on ne leur demande qu'une seule chose, ou plutôt qu'on leur en demande plusieurs qui ont toutes les mêmes buts et qui s'inscrivent dans le même schéma : "Votez pour nous et on s'occupera du reste ! Votez pour nous tous les sept ans, tous les six ans ou tous les cinq ans, et quant aux projets que nous avons soutenus et défendus, si nous ne pouvons pas les mettre en route, c'est notre affaire et non pas la vôtre ; faites confiance en notre intelligence !" C'est bien ce que les Français reprochent au système tel qu'il est.
J'ajouterai que, pour un homme politique (vous qui êtes maires pour la plupart d'entre vous le savez mieux que personne), ce qui justifie et ce qui donne sa noblesse à l'action politique, c'est la préparation de l'avenir et non pas la gestion. La gestion est nécessaire, naturellement, mais on peut sans difficulté la confier à de bons techniciens, et les moyens d'aujourd'hui ne manquent pas pour cela. Mais lorsqu'il s'agit d'engager l'avenir, de choisir entre plusieurs voies, seul le pouvoir politique peut le faire. Pourquoi ? Parce qu'il est investi par le suffrage universel et que c'est à lui de prendre les grandes décisions.
Mais nous avons considéré, avec le Premier ministre, qu'avant d'arrêter les propositions que nous serons amenés à faire au Parlement, il nous appartenait de nous rendre d'abord dans toutes les régions pour écouter les réactions qui pouvaient être les leurs sur le document introductif au débat sur l'aménagement du territoire qu'on leur avait envoyé et qui était destiné à faire réagir. Grâce aux cartes, ces réactions ont été, sans aucun conteste, nombreuses et un peu passionnées, d'ailleurs, mais le débat a été lancé.
Il faut, dans le même temps, que les régions et les conseils généraux comprennent que nous ne sommes pas dans un débat classique. Je veux dire qu'il serait trop facile, pour les conseils régionaux ou les conseils généraux, de réagir sur des propositions du Gouvernement, pour dire qu'elles sont bonnes ou qu'elles ne le sont pas, qu'il aurait fallu en faire plus, etc. Ce n'est pas cela du tout que nous demandons aux régions et aux conseils généraux.
En dehors du débat général et philosophique, nous demandons à chacune des régions de nous faire des propositions précises quant à l'avenir et de nous dire, pour les vingt an qui viennent : "Voilà la vision qui est la nôtre, voilà ce que nous pensons conforme aux intérêts de notre région et à ses ambitions et quels sont ses besoins, quelles sont les voies du développement que nous pensons bénéfiques pour notre région, quels sont, dans tous les domaines, en termes de populations, d'emplois, d'universités (Jean-François Poncet en a parlé longuement tout à l'heure) et d'infrastructures, tous les besoins qui sont les nôtres et tous les moyens que, d'après nous, il faudrait y consacrer."
Pour le reste, naturellement, l'aménagement du territoire ou un grand projet national ne peut pas résulter seulement de l'addition des propositions des vingt-deux régions. Il faut bien qu'il y ait, quelque part, une synthèse et celle-ci ne peut être faite que par l'État.
Nous avons donc engagé un grand débat et un dialogue que nous espérons et que nous souhaitons constructif. En effet, chacun a bien compris qu'au travers du débat qui est engagé, c'est l'avenir du pays pour les vingt prochaines années qui va se décider. Tout le monde eut d'accord sur le constat, aussi bien celui qui a été fait par la Mission de Jean-François Poncet que celui que nous avons fait nous-mêmes (ils sont d'ailleurs, en de très nombreux points, tout à fait identiques). À ce propos, j'ai constaté l'excellence de la qualité des travaux du Sénat et des Sénateurs, mais cette qualité était déjà venue jusqu'à moi autrefois et je l'ai retrouvée avec plaisir et satisfaction… (Rires)
Donc tout le monde est d'accord sur le constat, et je vais le résumer, à mon tour, en quelques phrases.
Premièrement, la France est éclatée géographiquement. Nous avons, à l'heure actuelle, trois régions, l'Ile-de-France, la région Rhône-Alpes et la région Provence-Alpes-Côte d'Azur, qui, bien que n'étant pas homogènes, progressent, ce qui ne veut pas dire qu'à l'intérieur de ces régions, il n'y ait pas des problèmes ; et puis nous avons la plupart des autres régions qui stagnent ou qui régressent. C'est la France éclatée géographiquement.
Mais on ne peut pas parler de la France sans avoir également une vision de la place de la France en Europe. À cet égard, si on regarde la carte de l'Europe, on s'aperçoit qu'à cet éclatement actuel de la France (je reviendrai sur les autres éléments dans un moment), s'ajoute un autre danger : le fait que le développement normal de l'Europe des Douze conduit à marginaliser dans le développement les deux tiers de notre territoire, parce que nous n'avons pas conduit en son temps le développement des infrastructures. Par conséquent (c'est l'une des raisons supplémentaires de notre décision d'intervenir), il est clair que si nous ne faisons rien, la France se trouvera, dans le cadre du développement européen, marginalisée pour une bonne partie d'entre elle.
Nous avons un deuxième sujet de fracture dans notre territoire. À la France éclatée géographiquement correspond ce que vous avez souligné vous-même longuement (et je ne m'étendrai pas) : la désertification de l'espace rural, qui va de pair avec la concentration dans les centres urbains, auxquelles il faut ajouter désormais, si nous n'y prenons pas garde, la constitution, dans nos propres grandes villes, de ghettos, c'est-à-dire les regroupements ethniques, avec tout ce que cela peut comporter, à terme, comme dangers supplémentaires, et tous les problèmes que cette concentration représente dans les grandes villes en termes de logements, d'emplois, de transports, etc. Le constat a déjà été fait.
Il y a aussi le fait que, pour la première fois, la France est menacée dans sa cohésion nationale parce que, à la rupture géographique, s'ajoute la fracture sociale, qui nous conduit à avoir une France à trois vitesses. C'est un peu l'histoire des trois tiers de Marcel Pagnol : on ne sait pas lequel est le plus important (sourires). Nous avons un tiers de gens qui ont la connaissance. Et les compétences, qui ont accès à la technique et aux technologies et qui profiteront du développement ; nous avons un deuxième tiers de gens qui essaieront de s'adapter tant bien que mal ; et nous avons le troisième tiers, celui des exclus, qui ira en augmentant : les chômeurs, les RMIstes, tous ceux qui seront laissés sur le bord de la route et qui sont de plus en plus nombreux.
C'est l'image de la France qui se dessine sous nos yeux. C'est la France dans laquelle nous vivons, à laquelle il faut ajouter un autre élément : désormais, nous assistons aussi au développement de l'inégalité, qui n'est plus seulement fonction du milieu dans lequel on est né et des avantages qui peuvent en résulter, toutes choses auxquelles – Dieu merci – l'école a pendant longtemps apporté les compensations nécessaires, aussi bien sur le plan de la cohésion sociale que de la promotion sociale, mais désormais, mais de l'endroit où l'on vit, de la région où l'on se trouve et de la ville où l'on nait, parce qu'on a plus ou moins facilement accès au savoir et à la connaissance.
Voilà donc un certain nombre de problèmes qui se posent à notre pays et qui doivent entraîner l'intervention des pouvoirs publics.
Naturellement, je disais que cette Convention arrive à point nommé, et je vous rends volontiers témoignage de l'excellence des propositions que vous avez faites, ce qui ne veut pas dire que le Gouvernement va les reprendre toutes telles qu'elles sont et entièrement. Peut-être serez-vous étonnés de celles que nous reprendrons…, mais nous allons y revenir.
En tout cas, nous sommes dans une autre situation que vous connaissez tous (là aussi, il ne faut pas se payer de mots, car derrière les mots, il y a des réalités bien différentes) : le développement ou la poursuite de la décentralisation. Oui, Monsieur le Président, mais au profit de qui : des régions, des départements ou des communes ? À qui doit-on transférer et que doit-on transférer ?
Si nous prenons les régions, les choses sont relativement simples en apparence, puisqu'il est dit que les régions ont la compétence dans le domaine de l'aménagement du territoire, mais dans le même temps, la loi de 1982 précise qu'aucune collectivité ne doit avoir de tutelle sur d'autres. C'est pour cela que lorsque nous faisons le tour de France, nous constatons qu'il y a quelquefois, entre les présidents de conseils généraux ou entre les conseils généraux et les conseils régionaux, quelques petits problèmes. Tout cela doit pouvoir se régler par la discussion et par la voie de la coopération, mais ces problèmes existent. Donc si on décide de transférer des compétences, il faut déterminer vers qui.
Naturellement, avant de décider de transférer des compétences, il faut d'abord clarifier les compétences de l'État. Que doit faire l'État ? Quelles sont ses responsabilités propres ? Je dirai d'ailleurs qu'à mes yeux, l'une des erreurs de la décentralisation (qui a été une excellente chose en elle-même) a été, en même temps qu'on transférait les compétences, de ne pas transférer les services. Cela nous aurait évité d'avoir aujourd'hui tout un tas de services en double : ceux de l'État, du département, etc… (Applaudissements). Il faudra bien, là aussi, clarifier les choses.
Je ne vais pas commencer à identifier les services de l'État aujourd'hui en disant ceux qu'il faudrait supprimer, parce que je crains que cela s'ajouterait à la liste déjà longue des obstacles que signalait tout à l'heure le Président Jean-François Poncet. Mais ce problème existe, tout le monde le sait.
Nous allons donc clarifier les compétences de l'État, et il faut bien que vous compreniez (parce que c'est aussi un canard auquel je souhaite tordre le cou) qu'il n'est pas dans les intentions du Premier ministre ni du Gouvernement (je parle de celui-ci ; quant à ceux qui viendront, je n'en sais rien) de revenir, sous quelque forme que ce soit, sur la décentralisation et qu'il n'est pas question, pour nous, au travers de la grande loi d'orientation du territoire, sur laquelle je vais revenir, de vouloir recentraliser. Il n'est pas question de cela. Il s'agit de redonner son rôle à l'État.
Vous-même, tout à l'heure, Monsieur le Président Jean-François Poncet, vous me rappeliez ce que j'ai constaté dans nos tournées avec Daniel Hoeffel. En effet, qu'entendons-nous de la part des élus ? "L'État n'est pas suffisamment présent ; il n'exerce pas suffisamment les responsabilités qui devraient être les siennes".
Alors, entre un État bureaucratique, un État tatillon, un État enquiquineur, un État qui freine et un État qui assume ses responsabilités, l'État républicain, il y a le choix. Nous, nous sommes pour l'État républicain : l'État qui respecte les compétences des collectivités mais qui assume pleinement les siennes.
Or il est vrai que, parmi les responsabilités de l'État, figure d'abord l'égalité entre les citoyens et entre les régions, et qu'il n'y aura pas d'aménagement, ou plutôt de reconquête du territoire (le terme d'"aménagement du territoire" me plait de moins en moins car il faut le compléter), s'il n'y a pas de péréquation. C'est certain. Là aussi, nous attendons un vaste débat, et je ne sais pas si le système de péréquation qui devra être retenu est celui que vous indiquiez. Cela mérite d'être étudié.
En tout cas, il sera nécessaire de transférer davantage de ressources, et cela ne peut se faire que si, dans le même temps, l'État se désengage d'un certain nombre d'activités qu'il assume et qu'il n'a pas à assumer. C'est le premier point.
Deuxièmement, il va bien falloir aussi qu'on se décide à mettre un terme à la concurrence stérile à laquelle se livrent les communes dans un certain nombre de domaines, par exemple la course à la prime, pour faucher une entreprise qui devait venir s'installer là afin qu'elle vienne plutôt ici !… (Applaudissements).
De même, on ne peut pas parler de péréquation et d'égalité si on ne soulève pas le problème de la taxe professionnelle. (Applaudissements). On est bien obligé de le faire, parce qu'à l'heure actuelle, 90 % des inégalités entre les communes proviennent de la taxe professionnelle et que, selon que vous avez un centre commercial ou une centrale atomique chez vous, c'est le pactole ou, au contraire, à 200 mètres, la pauvreté et la frustration !… (Applaudissements). Je fais un peu l'agitateur, mais il est vrai que ce problème est posé.
Alors faut-il réexaminer la taxe professionnelle et, tout d'abord, faut-il la supprimer sous prétexte que c'est une taxe antiéconomique, comme le disent un certain nombre de gens, dont moi, puisque conçue à une époque qui était caractérisée par l'expansion ? Il est certain qu'aujourd'hui, elle touche directement à la fois les investissements et l'emploi ; ce n'est pas ce qu'on peut faire de mieux pour favoriser la création d'entreprises.
Est-ce qu'il faut la changer et faire autre chose ou est-ce qu'il faut la garder mais prévoir son assiette au niveau départemental avec, déjà, une péréquation sur le plan du département ? C'est un beau sujet ne débat pour le Président Jean-Pierre Fourcade, qui est Président du Comité des finances locales, le Président Delevoye, qui est Président de l'Association des maires, et le Président Girod, vice-président délégué de l'Association des Présidents de Conseils généraux. Mais ce débat, il faudra l'avoir.
Il faut donc une clarification des compétences entre les régions, les départements et les communes.
Il faut mettre un terme aussi, non seulement à la confusion des compétences, mais au financement croisé qui fait que plus personne ne comprend rien à rien. Personne ne sait qui lève l'impôt, qui prend les décisions…
Voilà autant d'éléments importants sur lesquels un pourrait d'ailleurs s'étendre longtemps. Le Président Jean-François Poncet a parlé, tout à l'heure, des infrastructures. Il est certain qu'à cet égard, il y a, à l'heure actuelle, dans notre pays, un déficit colossal. Si nous voulons remettre la France au cœur de l'Europe, nous avons un effort extraordinairement important à accomplir, parce qu'il faut refaire le maillage du territoire. Jusqu'à présent, on a fait toutes les liaisons de la province vers Paris. Il ne faut donc pas se contenter de faire une autoroute qui ira de Biarritz à Lille. Cela fait partie des choses qu'il faudra faire, mais il y a aussi toutes les liaisons transversales, et c'est tout cela qu'il faut revoir. (Applaudissements)…
Par conséquent, à l'occasion de ce débat sur l'aménagement du territoire, il y a ce que nous attendons, notamment des régions, et ce que nous sommes en train de concevoir nous-mêmes en plus. Ensuite, nous allons reprendre contact et nous verrons les points de vue. Nous ferons la liste de tous les équipements dont la France a besoin dans les vingt ans qui viennent et nous allons voir, naturellement, quelle est la conséquence financière de tout cela.
Je peux déjà vous livrer un premier sentiment : tout cela ne pourra pas être fait uniquement sur le budget de l'État. Par conséquent, il faudra (je m'exprime avec prudence mais je sais ce que cela veut dire, et quelques-uns aussi, sûrement) revoir la structure même et la conception du budget de l'État. Il faudra faire appel davantage à l'emprunt pour les grands investissements, parce que si on se contente d'attendre la part qui nous revient sur le budget de l'État, ce n'est pas vingt ans qu'il nous faudra ; c'est cent ans !
Nous savons bien ce qu'est la France. Il y a énormément de moyens qui sont inemployés à l'heure actuelle et qui ne servent à rien dans le domaine de l'investissement, parce que nous avons, depuis toujours, une politique fiscale assez frileuse. Cela ne fera qu'ajouter à mes démêlés avec le Trésor et Bercy, mais je m'en fiche (rires) ! …, parce que si nous ne le faisons pas, si nous n'arrivons pas à faire bouger ce genre de chose, il ne se passera rien.
J'en viens à un troisième élément. Le Président Jean-François Poncet a parlé de l'Université, et il est vrai que, là aussi, nous avons le choix entre deux conceptions antinomiques non seulement de l'aménagement du territoire mais de la vie en collectivité.
La première conception consiste à dire : "On fait de grandes universités prestigieuses". Je note au passage que pour donner du prestige à une université, c'est non seulement une question de taille, mais aussi une question de compétences de la part de ceux qui la dirigent et qui y enseignent, et qu'il faut du temps pour que tout cela se fasse. Naturellement, pour qu'une université soit respectée, il faut qu'elle ait beaucoup de monde : 20 000, 30 000 étudiants, c'est bien. Mais que se passe-t-il dans ce cas ? On fait en sorte que les étudiants quittent leur département ou leur terroir pour aller à l'université, et nombre d'entre eux, d'ailleurs, ne reviendront pas. Tout le monde le sait.
La seconde conception consiste à dire qu'on va rapprocher les universités de l'endroit où se trouve la population et qu'on va donc avoir un autre maillage de l'université, qu'on va avoir des universités déconcentrées et qu'on va faire un certain nombre d'universités de petite taille, de taille humaine, ce qui ne veut pas dire pour autant qu'elles seront moins performantes. Cela veut dire qu'elles n'auront pas toutes les filières, évidemment, mais on peut faire des universités performantes avec des gens compétents. Cela simplifiera la vie des étudiants et coûtera moins cher.
À cet égard, nous savons bien ce qui s'est fait ici, à Poitiers, puisque ce Futuroscope, né dans la campagne à partir de rien et basé justement sur la technologie, la compétence et l'enseignement, est devenu un élément d'entrainement pour tout le département, et même au-delà.
Donc on sait bien que, demain, la bataille se fera en grande partie sur l'université, sur la technologie et sur la recherche.
Il est vrai que dans le domaine des infrastructures, dont nous parlions tout à l'heure, nous avons à nous préoccuper non seulement des routes, des autoroutes et des chemins de fer à grande vitesse, mais de tous les moyens qui permettent de créer, grâce aux techniques modernes, notamment dans les endroits les plus reculés de j'espace rural (car c'est ainsi qu'on pourra le revitaliser), de petites entreprises et de petites unités, à travers le télétravail et le télé service, qui, même éloignées, peuvent être reliées en temps réel à l'ensemble de la France et bien au-delà.
Nous avons là un gisement d'emplois important. Encore faut-il qu'on ne rate pas le créneau qui se présente.
Ce n'est pas que nous ne sachions pas ce qu'il faut faire dans ce pays. Il y a une concentration d'intelligences extraordinaire, à tel point d'ailleurs que, quelquefois, quand je vois la qualité des techniciens, je me demande si cela ne devrait pas être l'un de nos pôles d'exportation… (Sourires). Cela pourrait aider les autres, parce que ce qui nous manque, ce n'est pas tellement l'intelligence ; c'est la capacité de décision. Les idées, nous les avons eues. Quand on prend notamment ce qui s'est passé dans le domaine de la fibre optique ou des satellites de télécommunication, on a bien vu les erreurs commises, le temps perdu et l'argent dépensé. Il ne faut donc pas se tromper sur les créneaux porteurs.
Vous avez bien fait d'insister sur le fait que dans l'aménagement du territoire (ou la reconquête du territoire, puisque, pour moi, c'est un ensemble et un tout), il ne s'agit pas d'opposer les villes aux campagnes, les petites villes aux villes moyennes, les villes moyennes aux grandes et les régions les unes aux autres. Il s'agit effectivement d'essayer de rétablir les conditions normales et équilibrées du développement.
Je suis venu ici sans esprit polémique, puisque cette affaire de reconquête du territoire nous dépasse tous, et je souhaite donc que tout le monde y participe, non seulement, naturellement, la majorité, mais aussi l'opposition, tous les partis, les syndicats, etc.
Le moindre des paradoxes, dans toute celle affaire, c'est d'avoir assisté, depuis une dizaine ou une douzaine d'années, et même depuis vingt ans, pour l'aménagement du territoire, à cette espèce d'effacement de l'État. Les résultats que nous avons aujourd'hui sont la conséquence de la règle du libre jeu du marché, et ce ne sera pas le moindre des paradoxes de voir des libéraux convaincus comme Jean-François Poncet et des libéraux convaincus, mais peut-être de manière moins entière, comme moi… (rires), dire qu'il n'y aura pas de rétablissement de l'égalité s'il n'y a pas un minimum de prise de conscience sur le plan national et d'intervention de l'État.
Je ne peux pas répondre à toutes les questions qui ont été posées. Nous allons avoir l'occasion de le faire dans le courant du débat.
Je dirai un mot sur le calendrier de nos travaux. Fin février, nous aurons terminé les visites des régions et, dans le même temps, nous aurons reçu la synthèse des propositions de toutes les régions (synthèse établie par la Délégation à l'aménagement du territoire) ainsi que le dépouillement de toutes les contributions qui nous auront été adressées, et notamment (c'est très satisfaisant pour nous) celles des 1 200 classes de terminale et des nombreuses universités. L'avenir est là ; c'est pour ces jeunes que nous travaillons et non pas seulement pour nous. Je ne sais pas si nous serons encore là dans vingt-cinq ans et à ce poste… (Sourires). Cela pourrait contrarier beaucoup de gens, mais avec les progrès de la science, on ne sait jamais… (Rires, applaudissements).
Je disais donc que la DATAR se sera donné les moyens de dépouiller toutes ces contributions. Elle est d'ailleurs en train de le faire en ce qui concerne les universités, les lycées, etc. Cela veut dire qu'on aura dépouillé environ un million de pages. Il est vrai, Monsieur le Président Jean-François Poncet, que je mène ce débat avec une certaine passion, et je vous remercie d'avoir reconnu mes mérites… (rires) ainsi que ceux du Premier ministre, Édouard Balladur, que vous n'avez pas cité mais auquel je suis persuadé que vous pensiez… (rires, applaudissements), lorsque, avec un brin de malice, vous avez remercié le Président du Conseil général des Hauts-de-Seine qui est en même temps aujourd'hui ministre d'État chargé de ce secteur. Il est vrai qu'Édouard Balladur, élu du XVe arrondissement de Paris, et moi-même avons beaucoup plus de mérite à prôner le freinage du développement économique de la région Ile-de-France que d'autres, qui en sont un peu plus loin… (Rires).
Cela étant, vous savez aussi bien que moi que j'ai grandi dans l'entourage ou dans le service des idées incarnées par le Général de Gaulle et que j'ai donc appris à son contact (je ne suis pas le seul, Dieu merci, parce qu'au-delà des partis, je crois que ses idées ont imprégné beaucoup de gens) que le service de la République implique de faire passer l'intérêt général avant les intérêts particuliers.
C'est donc ce que nous allons faire. Dès que la DATAR aura fini cette première phase, nous enverrons cette synthèse dans les régions et nous demanderons une réaction rapide. Puis nous entrerons dans la phase du débat national, qui trouvera son épilogue avec un nouveau débat au Conseil économique et social, la présentation de l'avant-projet de notre texte au Conseil d'État et la présentation du texte au Parlement. Et si le Président Monory y tient, s'il insiste vivement… (rires) et si le Président Jean-François Poncet manifeste le même enthousiasme, il ne serait pas impossible que le Gouvernement déposât ce texte en priorité sur le bureau du Sénat, ce qui me semblerait d'ailleurs normal. (Applaudissements).
Ce texte sera une loi-cadre, une loi d'orientation qui définira les principes et qui indiquera les voies dans lesquelles le gouvernement propose à la représentation nationale d'engager le pays.
Il appartiendra ensuite, tout d'abord au travers des différentes lois de budget, d'en assumer la traduction, mais surtout, au travers de lois de programme que nous présenterons au Parlement tous les quatre ou cinq ans, de vérifier l'adéquation entre les objectifs que nous nous sommes assignés ensemble et les mesures que nous avons prises pour les atteindre.
Il appartiendra aussi, naturellement, à ces lois de programme de définir les priorités et de fixer les échéanciers.
J'en viens à ma conclusion. J'ai été long et je vous prie de m'en excuser. Il est bien évident que la reconquête du territoire passe, premièrement, par le maintien des populations dans l'espace rural… (applaudissements), c'est-à-dire au premier chef des agriculteurs (pour cela, il faut s'en donner les moyens, mais nous savons, aussi bien vous que moi, que la conception même du métier d'agriculteur est condamnée à évoluer et que, là aussi, il faudra penser de plus en plus à la pluriactivité) ét1 deuxième1deot, par le maintien des services publics en milieu rural. (Applaudissements). Cela ne veut pas dire qu'il faut maintenir chacun des bureaux. C'est probablement une autre conception vers laquelle il faut aller : celle de la maison des services publics dans laquelle une même personne peut remplir plusieurs activités et représenter plusieurs services publics, l'important étant que, dans le milieu rural, on ait la même qualité de service qu'ailleurs.
Ensuite – vous en avez dit un mot tout à l'heure –, si on veut revitaliser l'espace rural, cela ne pourra se faire qu'au niveau des bassins de vie que nous aurons identifiés et qui existent déjà. On voit en effet, ici ou là, dans un, deux ou trois cantons, émerger un petit pôle d'activité économique. C'est dans ces bassins de vie qu'il faudra faire porter l'effort.
Le dernier élément – et ce n'est pas le plus inintéressant –, c'est qu'il ne faut pas que ce pays oublie l'essentiel : la création de l'emploi passe désormais (cela a toujours été le cas, mais encore plus aujourd'hui) par la création d'entreprises. L'une de nos lacunes et des carences de notre système, à l'heure actuelle, c'est l'inefficacité de notre système bancaire… (applaudissements) et son incapacité à prendre des risques, le moment venu. Cela veut dire que, parmi les réformes qu'il faudra accomplir, figure celle des sociétés de développement régional, qui ont évolué d'une manière très inégale. En tout cas, il faudra innover et inventer une structure qui pourra apporter à ceux qui veulent entreprendre le soutien dont ils ont besoin.
Mesdames et Messieurs, Messieurs les Présidents, c'est une grande affaire. Je crois que Jean-François Poncet a bien fait de le rappeler et de le souligner tout à l'heure, car parmi toutes les réformes que le Gouvernement envisage, c'est probablement la plus importante, celle qui va peser sur l'avenir du pays.
Je voudrais donc que vous ne doutiez pas une seule minute de ma détermination (mais je crois que vous en êtes convaincus) ni de celle du Premier ministre à faire adopter un texte qui nous permette vraiment de préparer l'avenir du pays dans les meilleures conditions possibles.
Voilà ce que je voulais vous dire. (Applaudissements).
I. – Intervention de M. le Président Valéry Giscard d'Estaing
M. Le Président Valéry Giscard d'Estaing, président : Je suis heureux de m'associer à cette réflexion organisée par le Sénat, auquel je n'ai pas le privilège d'appartenir, ne siégeant qu'à l'Assemblée nationale. (Sourires).
Je suis ici également en tant que président de l'Association nationale des élus régionaux, qui regroupe l'ensemble des régions de la majorité. Elle va tenir dans quelques jours une réunion plus générale avec l'ensemble des présidents de région, qu'ils soient de la majorité – c'est-à-dire le plus grand nombre – ou qu'ils n'y appartiennent pas, afin de définir les enjeux de l'évolution de nos régions.
Quelques mots sur le sens de ce débat : "L'aménagement du territoire dans une Europe sans frontières"…
L'Europe est, en réalité, essentiellement, une méthode d'organisation. Comment devrait être organisée l'Europe de l'Ouest ? Au cours de l'Histoire se sont succédés des types d'organisation différents. Jusqu'au XIXe siècle pratiquement, les frontières ont été assez mobiles et se déplaçaient au gré des guerres, des alliances, parfois même des mariages dynastiques.
Au fond, cette carte de l'Europe n'était pas tellement dessinée : c'était une organisation floue, mobile et assez conflictuelle.
Le XIXe siècle a tracé les frontières – elles étaient encore quelque peu contestées et cela nous a valu deux guerres mondiales – et en a fait des limites très fortes. Ce sont des frontières politiques et tous les exercices politiques, de souveraineté et de choix politiques se dessinaient donc à l'intérieur de celles-ci. En même temps, à la suite des secousses et des crises, sont apparues également des frontières économiques, qui n'existaient pas auparavant, avec un isolement très fort de chacun des États-nations, qui se protégeaient par des systèmes de contrôles aux frontières, de droits de douanes, des différences de monnaies, etc.
Nous avons retrouvé ces États-nations très forts dans les années 45-50, isolés politiquement les uns des autres, avec un espace économique complètement fragmenté.
Le choix qui a été fait est un choix d'organisation. C'est pourquoi le débat politique est un autre débat. Ce choix signifie qu'il vaut mieux changer d'organisation et avoir un espace économique sans frontières – ce qu'on a réalisé progressivement – ainsi qu'une organisation politique moins conflictuelle, dans laquelle certaines responsabilités seront exercées en commun.
Je laisse de côté l'exercice commun des responsabilités politiques, qui ne constitue pas notre débat d'aujourd'hui. En effet, notre espace est désormais sans frontières intérieures. L'espace unique européen a été juridiquement réalisé le 1er janvier dernier et est très largement traduit dans les faits. Il reste à le compléter au cours des prochaines années, d'une part par la libre circulation des personnes – qui bute sur quelques obstacles techniques de contrôle et notamment de coordination policière en raison d'un problème informatique – ainsi que, dans quelques années, par la monnaie unique, dont je pronostique l'usage pour le 1er janvier 1999 !
Il s'agit donc, là, d'un autre système d'organisation, qui nous amène à reconsidérer certaines de nos actions, en particulier l'aménagement du territoire. Dans la culture que nous partageons tous, héritée de l'État-nation, nous raisonnons en termes d'aménagement du territoire national. C'est ainsi que nous voyons l'organisation entre régions riches et régions pauvres, entre collectivités locales ayant de grands moyens et celles n'en ayant pas, et la façon de relier tissu rural et tissu urbain…
Mais nous avons à le faire dans un cadre ouvert, dans lequel il n'y aura plus de frontières économiques, et où les personnes circuleront librement. Bien évidemment, ce ne sont pas exactement les mêmes méthodes qui s'appliquent et ce ne sont peut-être pas non plus les mêmes objectifs, puisque notre vision va être ouverte à l'avenir de la Communauté des Douze et que. Nos moyens d'actions seront, d'une part, nationaux mais, également, européens, quels qu'ils soient.
J'ai assisté à un premier débat, du temps du président Georges Pompidou, dont nous commémorons le vingtième anniversaire de la disparition – et je salue à ce propos les élus du Cantal (sourires). Ce premier débat consistait à savoir s'il devait y avoir un aménagement du territoire européen ou s'il fallait conserver le cadre national. Olivier Guichard, à l'époque chargé de ce portefeuille ministériel, et moi-même, étions en désaccord. Il était en faveur d'un rôle important de la Communauté et j'étais assez réservé, tout une partie de l'aménagement du territoire étant, selon moi, une politique de proximité. Pourquoi donc transférer des politiques de proximité au niveau européen ?
Finalement, le président Pompidou a tranché : la France a pris position en faveur d'un rôle important de la Communauté dans l'aménagement du territoire, d'où l'existence d'un commissaire européen à l'aménagement du territoire, dont nous avons le privilège d'avoir le directeur général des services à cette table (sourires).
Une deuxième notion est intervenue quelques années plus tard, au moment de l'espace unique, en 1992. À côté de l'aménagement régional tel qu'il existait, il s'agissait d'assurer la cohésion de la Communauté. On ne pouvait tolérer dans la Communauté des écarts de revenus trop important entre populations ou collectivités. On s'est donc fixé comme objectif de réduire ces écarts. C'est un peu une transposition européenne d'une des conclusions de la mission sénatoriale.
Faut-il donc avoir à la fois une politique d'aménagement du territoire et une politique de cohésion ou se dire désormais que la politique de cohésion sera la politique européenne et que la politique d'aménagement du territoire reviendra, par la subsidiarité, vers les États, voire vers les régions ? Faut-il garder la double compétence européenne pour la politique d'aménagement du territoire et pour la politique de cohésion ?
Vient enfin la question des moyens de celte politique. Celle-ci doit-elle être essentiellement assurée par des transferts – et dans ce cas, comment doivent-ils être financés ? – ou doit-elle être assurée principalement par des réalisations – grandes infrastructures, grands équipements. Dès lors, comment sont-elles décidées et financées ?
Ce sujet a donc des conséquences pratiques sur notre politique d'aménagement du territoire et c'est pourquoi je me réjouis de penser qu'Alain Weiller, qui anime une émission sur les entreprises sur TF1, conduise ce débat.
Je salue enfin les personnalités compétentes qui ont accepté d'y participer, dont j'aurai tout à l'heure la tâche difficile de réunir les conclusions. (Applaudissements).
IV. – Synthèse des débats par M. le Président Valéry Giscard d'Estaing
M. Le Président, Monsieur le Président du Sénat, Mesdames et Messieurs les Sénateurs, Députés, conseillers régionaux, conseillers généraux, maires, élus municipaux, citoyens et citoyennes, on m'a dit de présenter les conclusions de cette table ronde et vous vous étonnez que je n'aie pas de texte écrit. J'admire les gens censés résumer une discussion avec un texte écrit, rédigé avant le débat, car ils possèdent un don de divination que je ne détiens pas ! (Sourires).
Je vais donc m'efforcer, aussi simplement que possible, au terme de cette discussion controversée, de dégager quelques conclusions qui pourront, peut-être, se retrouver dans une partie des propositions finales de la Mission dirigée par M. Jean-François Poncet.
Le professeur Brunet a dit que l'Europe va nous marquer et que le débat sur l'aménagement du territoire ne peut ni ignorer l'Europe ni la prendre en compte. Nous découvrons, en effet, un nouveau problème, inconnu jusqu'alors : celui de la cohésion entre les États. Celui-ci va se traduire par des programmes, des transferts financiers importants et par certaines grandes réalisations, notamment en matière de transports et de communication, que nous avons toujours conçus dans le cadre national. Il n'est qu'à voir notre schéma autoroutier, schéma stellaire qui rayonne à partir de Paris.
Le professeur Brunet a, par ailleurs, remarqué que les frontières existent toujours. Ce ne sont plus les mêmes, elles n'empêchent pas la circulation des biens, qui circulent vite – et même trop vite, comme dans le cas des produits. De la pêche – ni celle des personnes, qui se fera très librement dans quelques années et qui est déjà très libre : si vous essayez de passer furtivement une frontière interne en Europe actuellement, vous ne rencontrez aucune difficulté. Néanmoins, les frontières existent toujours parce qu'il subsiste des différences.
Il existe, tout d'abord, des différences de législation dans un assez grand nombre de domaines : vie civile, économique, sociale. Faut-il maintenir ces différences ou uniformiser de façon générale ?
Il existe, également, des différences de structures et de taille des collectivités locales. La carte de celles-ci est totalement hétérogène en Europe. Il y a des États fédéraux, d'autres qui ne le sont pas, d'autres qui regroupent de grandes collectivités locales, d'autres de petites, d'autres qui ont un certain nombre d'étages et d'autres qui en ont un nombre différent.
Va-t-on donc donner les mêmes compétences à des collectivités locales différentes, aux Lanciers en Allemagne et aux départements en France, ou va-t-on essayer de réduire celles-ci ?
Enfin, il existe des différences d'attitude vis-à-vis de l'aménagement du territoire. En Allemagne, s'il n'y avait pas eu lu réunification, l'aménagement du territoire n'aurait pas été traité au niveau fédéral, mais sur le plan de chaque Land. Faut-il avoir la même attitude ou que Français, Allemands, Italiens, aménagent le territoire à leur manière ?
Voulons-nous que les structures et les politiques d'aménagement du territoire soient homogènes ou acceptons-nous le maintien de différences ? Je suis pour que l'on maintienne des différences. Il existe des différences de cultures et d'approches légitimes. Il faut considérer les compatibilités, mais le fait de conserver certaines différences me parait justifié.
Il a été dit que l'Europe nous pose de nouveaux problèmes, peu pris en compte, même dans notre débat national. Faut-il avoir un schéma d'aménagement du territoire de l'Union européenne ? Celui-ci n'existe pas et on ne l'envisage pas. En effet, certains pays y sont opposés car cela poserait sans doute des problèmes politiques et psychologiques considérables.
Le professeur Brunet a fixé trois objectifs à toute politique d'aménagement du territoire : il a tout d'abord conseillé d'améliorer la performance économique de l'ensemble du territoire. Cela signifierait accepter des délocalisations très fortes en Europe et une redistribution programmée assez importante à l'intérieur de l'Union européenne. Je ne crois pas que nous soyons prêts il envisager de telles conséquences.
En revanche, aménager des performances sociales et éliminer des zones de pauvreté peut constituer une politique européenne mais il n'est pas besoin, pour cela, de créer un schéma d'aménagement de l'ensemble.
Le troisième objectif est de protéger et d'améliorer l'environnement. Ce n'est pas au niveau européen mais au contraire au niveau des collectivités locales que ce problème doit être traité. Seul le second objectif devrait donc être traité au niveau de l'Union européenne.
Deuxième question : la politique européenne d'aménagement du territoire doit-elle être une politique conceptuelle d'ensemble ou bien la juxtaposition de politiques d'aménagement nationales ?
Pour la période des vingt ans à venir, il faut prévoir cette dernière option. Nos institutions démocratiques ne sont pas encore suffisamment élaborées en Europe pour que l'on fasse disparaitre les politiques nationales.
Faut-il aborder de façon nouvelle les relations transfrontalières ? Je ne polémiquerai pas sur ce point. Il existe des contacts directs entre Languedoc-Roussillon et Catalogne, Alsace et Bade-Wurtemberg ou avec les régions frontalières de la Belgique. Aborder de façon nouvelle ce problème, oui mais… (Sourires). Ce n'est pas chez moi un tic, mais je veux dire par là qu'il faut prendre garde. (Rires).
Il ne faut pas le présenter comme une alternative à la politique d'aménagement nationale. C'est une erreur psychologique et politique. Il faut le présenter, au contraire, comme un complément. Les régions frontalières feront partie de la politique nationale d'aménagement du territoire et devront mener, par la force des choses, une politique, concertée avec les grandes régions voisines.
Cela a des conséquences pratiques. Nous avons un grand débat, sur lequel le Parlement a récemment pris des positions très fortes, à propos de Strasbourg. Strasbourg a un atout important, celui de disposer d'un aéroport international. Ce dernier n'est pas seulement fait pour l'Alsace mais également pour le Bade-Wurtemberg. Notre programmation de politique d'aménagement doit faire en sorte que les habitants du Bade-Wurtemberg puissent s'y rendre facilement. Or, ce n'est pas du tout dans cet esprit qu'un tel développement a été conçu !
Par ailleurs, la question des niveaux de compétence de l'aménagement du territoire va se poser souvent. On a évoqué à ce propos le principe de subsidiarité et on s'est demandé si l'aménagement du territoire remontait du bas vers le haut – c'est alors la base territoriale qui conçoit cet aménagement du territoire et demande, ensuite, aux différents échelons de le mettre en œuvre – ou si l'on invitait les acteurs économiques à mettre en œuvre une politique élaborée à des échelons élevés. Ce n'est pas la même approche…
Dans le cadre du principe de subsidiarité, qui va du bas vers le haut, il ne s'agit pas de laisser faire des choses mais de laisser l'échelon supérieur accomplir ce que lui permet sa taille.
Quelle doit être la responsabilité principale de l'aménagement du territoire au niveau européen ? Je me tourne vers vous, M. Landaburu, pour vous dire que j'admire votre maitrise du français. S'il est bon de dire qu'on va introduire l'enseignement des langues en France, je dirai également bravo à l'Espagne ! (Applaudissements).
D'ailleurs, à cet égard, je vous invite à venir dans la région d'Auvergne, où nous sommes en train de développer le bilinguisme. Nous avons plus de mérite car, n'ayant pas de frontières au-delà desquelles on parle des langues étrangères, il s'agit d'une création totalement originale ! (Rires).
Le niveau européen représente essentiellement la cohésion et cherche à éviter les grandes inégalités de développement en Europe. À l'heure actuelle, le niveau de cohésion en matière d'aménagement du territoire est traité entre États membres. Je pense donc que la cohésion doit être à compétence européenne, celle-ci pouvant traiter le cas de certaines régions en situation particulière. C'est là un sujet de débat et je souhaite que les choses s'approfondissent : il va falloir extraire de la politique d'aménagement du territoire de la Communauté les programmes d'aménagement fins du territoire, qui doivent être renvoyés, selon le principe de subsidiarité, soit aux États, soit aux collectivités locales. Cela pose naturellement un problème de transfert des ressources.
La première compétence est donc la cohésion et concerne les régions en situation critique, comme les bassins industriels frappés par des changements technologiques et qui connaissent des taux élevés de chômage
La seconde compétence vise les grands projets de communication et de transports et concernera probablement aussi les "autoroutes électroniques", qui supposeront plus ou moins une concertation européenne.
Que reste-t-il aux États membres ? Il leur reste à limiter les écarts de ressources et savoir dans quelle mesure la Communauté doit le faire, afin que les plus riches aident les moins favorisés. Peuton s'inspirer de l'exemple allemand ou en imaginer un différent ? Faut-il se limiter aux grandes collectivités locales ou aller jusqu'aux communes ? C'est une compétence des États membres…
La seconde compétence est la répartition des grandes fonctions des collectivités sur le territoire. Où les placer ? Lorsqu'on a décidé de concentrer les trois-quarts – voire davantage, M. Christian Poncelet – des grands crédits d'équipements culturels non seulement en région parisienne mais à Paris au cours des années passées, on a fait de l'anti-aménagement du territoire. La répartition des grandes fonctions collectives est l'une des tâches qui relève de l'État national et doit servir bien davantage à l'aménagement du territoire – j'espère, Monsieur Paillet, que vous m'écoutez d'une oreille attentive… (Rires).
Reste la gestion des structures rééquilibrantes. Pour l'Europe et la Communauté, il s'agit de grands axes de communication évidents : comment aller d'une capitale à une autre ou d'Est en Ouest, etc. ? Mais le fait qu'on ne puisse aller par une voie de communication rapide à Aurillac est anormal et devrait être corrigé dans le cadre naturel qu'est le cadre national.
Quant aux collectivités régionales et locales, elles représentent l'aménagement fin du territoire. Je me tourne là vers M. Paillet pour lui rappeler que c'est notre affaire ! Nous ne demandons pas que l'État le fasse mais souhaitons, au contraire. Que les collectivités locales réalisent cet aménagement : gestion du développement ou du maintien des petites villes, de l'aménagement rural, etc. On aura ainsi des solutions de type et de concept différents. En effet, pourquoi la politique d'aménagement du Nord serait-elle identique à celle de Provence-Côte d'Azur ?
Nous demandons, ainsi, qu'on nous laisse élaborer notre propre politique, ayant nous-mêmes des options propres. Dans notre région, au centre de la France, nous voulons nous développer non à partir d'une seule agglomération mais d'une agglomération multipolaire. Nous ne voulons pas tout concentrer sur l'agglomération clermontoise mais réaliser un réseau de villes, avec Vichy, Thiers, Issoire, Riom, afin de constituer une sorte de grande capitale régionale. C'est notre concept !
En second lieu, nous voulons appuyer notre développement régional sur les petites villes d'Auvergne, en sélectionnant un assez grand nombre d'entre elles et en accrochant autour le développement commercial, artisanal, etc., car nous voulons conserver ce type d'activités et pensons que les petites villes en sont le cadre naturel.
Enfin, nous pensons qu'une agriculture spécialisée dans des produits valorisants – semences, animaux et production laitière transformée – doit se développer dans un environnement exceptionnel que nous voulons protéger et transformer en richesse régionale. Il faut donc laisser cet aménagement fin aux collectivités locales !
La deuxième responsabilité à confier à l'État local est l'exercice de la démocratie de proximité. L'un des grands besoins actuels est d'être associé aux décisions. Or, on ne peut l'être que si l'on est à un niveau de proximité assez élevé. Il faut donc se connaitre et c'est dans le cadre des collectivités locales qu'on peut essayer de le faire.
Pour cela, il faut des transferts de compétences. Jusqu'à présent, d'après ce que j'ai lu, votre rapport reste très discret sur ce sujet, personne n'aimant beaucoup en entendre parler : la DATAR est naturellement extrêmement prudente, puisqu'il s'agit d'une véritable décentralisation, et les collectivités locales se demandent toujours qui va recevoir les compétences. D'où le débat et l'agression dont j'ai été victime tout à l'heure…
Je ne suis pas là pour défendre les régions : je n'appartiens à aucun groupe de pression. Je suis président du Conseil régional d'Auvergne – fonction qui me passionne – mais ma conception n'est pas de dépouiller les autres. Mon expérience m'a toutefois montré que les systèmes de compétences exclusives fonctionnaient bien et que ce qui fonctionnait mal étaient les systèmes de compétences partagées. Ainsi, nous gérons les lycées et ne demandons rien aux départements ni à l'État, et cela marche. Dans les collèges, les départements ont d'autres compétences exclusives, notamment en matière sociale. Il n'est pas bon que le projet, pour aboutir, doive obtenir à la fois le concours du département, de la région, de l'État, des fonds européens. On se perd dans une multiplicité de procédures où plus personne ne décide rien !
Je suis donc, pour ma part, favorable à l'exercice des compétences exclusives. À quoi cela se reconnait-il ? Normalement, il ne devrait jamais y avoir plus de deux niveaux de compétence. Ce peuvent-être des communes et la région pour certains projets, des communes et le département pour certains autres ou même les départements et la région.
Comment traiter le problème département/région ? Il ne faut pas nier le double emploi ni la confusion de responsabilités qui s'ensuivent et entrainent des déperditions de ressources. La solution réside dans les compétences exclusives. Je sais que la DATAR et le ministère de l'aménagement du territoire y réfléchissent et il faudra le proposer dans la loi…
Naturellement, ayant ces compétences exclusives, on verra lesquelles sont appelées à se développer et lesquelles sont appelées à se restreindre. Si les compétences exclusives du niveau régional se trouvent historiquement portées par l'évolution, ce sera la région ; si, au contraire, ce sont les compétences de proximité et de connaissance directe du terrain, ce seront les départements.
En revanche, le président Monory, je crois, a dit qu'on trouve toujours l'argent lorsqu'on a de bons projets. Je ne puis reprendre cette affirmation à mon compte et, en tout cas, je lui demanderai son secret, car nous ne le détenons pas !… (Rires).
Certes, on peut trouver l'argent, mais on ne peut plus le trouver sur le dos du contribuable… (Applaudissements).
Nous avons, en effet, tous atteint des niveaux de charges insupportables. Augmenter si peu que ce soit le prélèvement fiscal est un crève-cœur. On nous dit que le rapport des charges comparé au produit intérieur brut doit être de 45 % à l'heure actuelle. C'est inexact, car on y compte aussi des amortissements ! Si on enlève les amortissements et qu'on considère la population active qui supporte les charges, on dépasse largement 50 % ! Je le répète : on peut trouver l'argent, mais plus sur le dos des contribuables. Cela doit venir d'autres systèmes de financement économes de la ressource collective.
M. Le Gall, parlant de développement industriel et des entreprises, a fait remarquer que, dans le projet du Sénat, on voulait développer la vocation internationale de Paris. C'est une bonne chose : dans l'aménagement du territoire, il faut accepter l'idée de vocation. Paris a, bien évidemment, une vocation internationale qui ne pourra lui être disputée par aucune autre ville. Marseille et Nice ont une vocation de grandes cités méditerranéennes – comme celle actuellement assumée par Barcelone – et pourraient la prendre en charge pour le compte de la collectivité nationale toute entière.
Par ailleurs, vous avez dit qu'il était très difficile à un Japonais de venir s'installer en France. À l'inverse, sans démagogie, pour une entreprise de pneumatiques, s'installer au Japon est trois fois plus difficile ! (Applaudissements).
Je terminerai sur cette conclusion. Je pense que nous avons enrichi le débat. Je crois que l'entrée de l'Europe dans la problématique de l'aménagement du territoire, mené avec grand sérieux par les intervenants, souligne certaines perspectives.
L'idée n'est peut-être pas de dire que c'est un aménagement du territoire sans frontières. Nous devons, plutôt, voir maintenant l'aménagement du territoire avec des frontières éloignées – alors que nous avions l'habitude de les considérer comme proches –, tous nos voisins faisant maintenant partie de la Communauté européenne.
C'est ainsi qu'il faut chercher à concilier à la fois l'identité nationale qui subsiste et l'ouverture qui tient au fait que, désormais, le beau territoire de la France devra être développé et aménagé à l'intérieur d'un continent européen dans lequel les frontières se sont éloignées. (Applaudissements).
I. – Intervention de M. René Monory, président du sénat, président du conseil général de la Vienne
M. René Monory : Mes chers Collègues, Monsieur le Président de la Mission sénatoriale sur l'aménagement du territoire, Messieurs les rapporteurs, qui ont beaucoup travaillé, de même que les Sénateurs, Mesdames, Mesdemoiselles et Messieurs, je voudrais vous remercier tout d'abord de votre présence aujourd'hui, au Futuroscope de Poitiers, qui est un peu un symbole. Mais ce n'est pas seulement pour cette raison que nous avons choisi le Futuroscope. Nous l'avons fait pour des raisons à la fois de capacité, d'économie et de proximité.
Je remercie beaucoup mon ami Jean-François Poncet, qui a participé très largement à ce choix et qui a mené d'ailleurs avec ses collègues et amis Sénateurs un travail colossal depuis maintenant douze mois pour prolonger la Convention de Bordeaux de 1991 sur l'aménagement du territoire.
L'aménagement du territoire, on en parle beaucoup, et depuis longtemps, au Sénat. Je crois que c'est aussi la vocation de quelque chose qui s'invente complètement. À partir de 1982, une loi de décentralisation a été votée et les différents Gouvernements ont pris, depuis, un certain nombre de décisions. Je crois très sincèrement que, dans cette affaire, nous avons un rôle permanent de sensibilisation. En effet, on pourra prendre toutes les décisions, prévoir toutes les contraintes et toutes les règles qu'on voudra et qui sont nécessaires, il faudra également faire évoluer les esprits, parce que nous vivons – et nous sommes tous dans ce cas – avec une culture qui est plusieurs fois centenaire de la centralisation.
J'étais avant-hier en Autriche, un État fédéral, où, quand j'ai parlé avec mes interlocuteurs, je me suis aperçu de la différence d'approche des problèmes, d'abord parce que les Lander, en Allemagne et en Autriche, ont plus de pouvoirs et de budgets, et ensuite parce que c'est une réflexion naturelle. Chez nous, il faut construire l'aménagement du territoire non seulement matériellement mais intellectuellement et il faut à mon avis que nous constituions (c'est à cela, me semble-t-il – et on en parlera beaucoup –, que devront se consacrer la future loi et les parlementaires), dans cette loi, des grands axes de non-retour. Ensuite, chacun d'entre nous, sur le terrain, devra prendre ses responsabilités et ses décisions pour encadrer les mesures importantes qui pourront être prises.
Comme j'ai eu l'occasion de le dire, l'aménagement du territoire n'est pas la lutte entre Paris et la région parisienne, entre les grandes villes et la campagne ou entre la concentration et l'espace. C'est la complémentarité qu'il faut instaurer entre ces entités.
C'est la raison pour laquelle nous appelons de nos vœux un grand plan pour la France.
Ce qui me réjouit beaucoup, d'ailleurs, c'est que, lorsqu'on parle avec des habitants de la région parisienne, ceux-ci sont de plus en plus nombreux à souhaiter que leur population ne grossisse plus beaucoup, car ils ont de plus en plus de difficultés à vivre, tant sur le plan financier que sur le plan humain, et je dirai même que, pour nous, lorsque nous avons des déplacements à faire, cela devient de plus en plus compliqué.
Si l'aménagement du territoire devient une nécessité, c'est parce que tout change dans notre pays et dans le monde. Il faudra sans doute nous habituer, pendant quelques années, à vivre avec un peu moins de croissance matérielle et un peu plus de bonheur immatériel. J'ai le sentiment que nous trouverons davantage la qualité de la vie dans l'aménagement du territoire.
J'ai quelques exemples à citer. J'aurais pu, à la limite (mais je ne vais pas les mettre en avant), faire venir à la tribune des gens qui ont été délocalisés ou décentralisés, qui ont sans doute fait de la coordination européenne, en nombre croissant, se répartissent harmonieusement de leur côté entre toutes les capitales.
Mais, surtout, la symbolique du lieu de pouvoir politique en Europe apparait d'essence itinérante. Le lieu où se prend et s'annonce la grande décision politique revêt une valeur décisive. Or le Traité du Marché commun fut conclu à Rome ; le discours "pacifistes à l'Ouest ; missiles à l'Est", qui contribua à la chute de l'URSS, fut prononcé à Bonn par un président français ; la Banque centrale européenne fut créée à Maastricht ; les avancées européennes décisives s'accomplissent à l'occasion des sommets européens, dont le lieu change à chaque fois et, surtout, à l'occasion des rencontres entre le Président et le Chancelier, lors de promenades en tête à tête dans la forêt vosgienne ou sur le lac de Constance.
Ne retrouve-t-on pas là le "pouvoir itinérant" ? Celui du pouvoir d'Empire – le Saint – qui incarna l'Europe pendant plusieurs siècles, avant l'avènement, à la Renaissance, des États-Nations. Celui dont les contemporains ne situaient pas exactement la localisation, entre Palerme, Prague et Aix-la-Chapelle, Milan, Francfort et Königsberg.
Sujet tabou, certes : comme tout ce qui touche aux vrais mécanismes du pouvoir. Entre rétrospective et prospective, la symbolique géographique du pouvoir politique ne sera pas sans conséquences sur le débat qui nous réunit.
M. Le président : Je suis particulièrement heureux de saluer M. Charles Millon, député et président de la deuxième région française et de lui donner maintenant la parole.
M. Charles Millon, Député, président du Conseil régional de la région Rhône-Alpes – Je ne vais pas conclure mais simplement poser un certain nombre de questions et émettre certaines hypothèses.
Le titre même de cette table ronde, je l'avoue, me pose problème : pour moi, les villes, les banlieues, l'Ile-de-France, ce sont trois sujets distincts que je traiterai séparément.
Tout d'abord, les villes. Il n'y aura pas d'aménagement du territoire si on ne mène pas une politique volontariste d'aménagement qui prenne en compte en premier lieu la complémentarité entre ces villes. Comme l'a souligné M. Jean-François Poncet, dans sa présentation du rapport du Sénat, il y a des fonctions urbaines qui vont bien au-delà des limites territoriales des villes. L'Opéra de Lyon, par exemple, est financé non seulement par la ville de Lyon mais aussi par l'État et la Région, ce qui est normal car il rayonne bien au-delà de la ville de Lyon et même de la région. La cohérence nationale et régionale est indispensable.
En second lieu, il existe dans les villes un certain nombre d'équipements structurants qui, eux-aussi, rayonnent bien au-delà de la ville. Un lycée, une université, par exemple, constituent de tels équipements. Dans ma région, je milite, ce qui n'est pas toujours bien perçu et me vaut quelques discussions avec le CNOUS et le CROUS, pour la suppression des restaurants universitaires ainsi que pour l'usage de chèques restaurants qui bénéficieraient aux commerces de proximité et, surtout, à l'animation des quartiers autour desquels sont bâties les facultés.
Lorsque l'on réfléchit à l'organisation urbaine, il faut avoir présentes à l'esprit toutes les fonctions que peuvent remplir ces équipements structurants. Une programmation régionale et urbaine est ici indispensable.
La mixité des populations est aussi un problème essentiel qui concerne les villes et leur région.
J'en viens à la question des banlieues. Ces banlieues résultent d'un aménagement "à l'économie" et d'un certain nombre de phénomènes que M. Pasqua a rappelés ce matin, comme l'exode rural et l'immigration de main d'œuvre à l'époque de la croissance. On a beaucoup construit sous la pression des évènements pour accommoder ces populations. Il nous faut maintenant animer et remodeler ces quartiers. Il faudra innover comme on l'a fait dans certaines communes en proposant, par exemple, aux locataires des HLM de devenir propriétaires de leur logement. Il faut que les gens puissent s'approprier leur cadre de vie. Il faudra aussi transformer ces paysages urbains en lieux de vie avec une animation commerciale notamment. Les banlieues ne doivent plus être des lieux bannis.
Les écoles, les collèges, les lycées sont des structures qui facilitent grandement l'intégration des populations. À cet égard. Un système éducatif aussi égalitaire que le nôtre n'est peut-être pas la meilleure réponse aux difficultés que rencontrent les jeunes dans ces quartiers. Là aussi, il faudra changer d'approche et innover. Ne pas hésiter, par exemple, à accepter un encadrement professoral beaucoup plus important en ZEP qu'ailleurs.
Il convient également de revoir certaines conceptions d'urbanisme qui, sur les plans, donnent de très belles choses mais le sont moins sur le terrain. Il faudra retrouver le sens de l'urbain, recréer des rues qui soient de vraies rues : les urbanistes ont beaucoup de travail en perspective !
Cela dit, je suis très content de vous voir tous réunis ici, aujourd'hui, car c'est pour moi la concrétisation d'une idée un peu folle.
J'en ai terminé et je laisse la parole à mon ami Jean-Pierre Raffarin, Président de région, avec lequel je m'entends parfaitement bien, car la région et le département sont complémentaires, même si nous avons des objectifs ou des responsabilités différentes. Je dois dire que nous avons beaucoup de chance d'avoir cette complémentarité car, à tout moment, nous nous confortons mutuellement. Cela a été le cas pour notre université, pour laquelle nous avons fait de très gros efforts. Je le souligne : l'intelligence doit être présente pour aménager le territoire.
Intervention de M. René Monory
M. le président, en vérité, il ne s'agira pas vraiment d'une conclusion, car nous en sommes encore au début de notre entreprise. Je voudrais simplement formuler des remerciements et ouvrir quelques pistes de réflexion.
Je tiens tout d'abord à remercier Christine Ockrent, qui s'est magnifiquement acquittée d'une tâche dont je sais la difficulté.
Je dois aussi présenter mes excuses à tous ceux qui, en raison de l'extraordinaire succès de cette Convention, ont eu quelques difficultés à trouver place dans cette salle pourtant vaste. Malgré notre optimisme bien connu, nous n'avions pas pensé que cette réunion susciterait autant d'intérêt dans toute la France. De ce succès, bien sûr, nous nous réjouissons.
Nous avions craint que certains ne pensent, venant au Futuroscope, que le Président du Sénat cherchait à tirer la couverture à lui. Bien entendu, ce n'était nullement le cas. Notre souci était, avant tout, un souci d'économie. Et puis, nous voulions rompre un peu avec les habitudes en retenant un lieu qui, s'agissant d'aménagement du territoire, pouvait revêtir un caractère symbolique.
Si j'avais organisé un référendum au moment du lancement du Futuroscope, je n'aurais pas obtenu 5 % de votes favorables. Aujourd'hui, le Futuroscope ne recueillerait même pas 5 % de votes défavorables ! Je crois donc que, de temps en temps, il faut savoir établir une rupture avec l'opinion. C'est d'ailleurs le devoir même des hommes politiques de manifester parfois une très grande volonté de rupture.
On a rappelé tout à l'heure la boutade que j'avais lancée à propos de l'argent. Mais il est vrai que vous ne réglerez pas tous vos problèmes avec de l'argent et des lois. Il vous faut aussi une formidable volonté ; c'est ce que j'ai appelé "la tête et le cœur".
Il y a des pesanteurs millénaires qu'il nous faudra rompre. Dans ce département, j'ai souvent dit que tout ce qui n'était pas défendu était permis. Pour moi, c'est cela le sens de la décentralisation. Cela signifie qu'on peut tout faire. J'ai toujours dit aussi que les idées devaient précéder l'argent.
Tous ensemble, unis, nous devrons donc faire preuve d'imagination, de volonté, de pugnacité.
Je voudrais également remercier mes nombreux collègues parlementaires qui ont participé à cette Convention. Je me félicite que les sénateurs aient été particulièrement nombreux à prendre part. Aux travaux de ces deux journées.
Les Sénateurs, compte tenu de la nature et de la durée de leur mandat, sont parfaitement dans leur rôle en s'attachant à de tels problèmes. Contrairement aux Députés, nous ne sommes pas contraints de rechercher en permanence un consensus auprès de nos électeurs. Les députés, retournant plus fréquemment devant leurs électeurs, sont beaucoup plus que nous soumis aux pressions d'une opinion publique assez changeante. À nous, Sénateurs, le temps donne davantage le moyen de travailler dans la sérénité. La mission sénatoriale présidée par mon ami Jean-François Poncet illustre très bien ce propos.
On permettra au président du Sénat de dire qu'il est fier, aujourd'hui, de la réussite de cette Convention. À mon avis, une flamme s'est allumée au cours de ces deux journées. Vous avez tous manifesté votre enthousiasme et votre passion, quitte, parfois, à exprimer – mais c'était utile – des opinions qui se situaient en dehors du consensus.
Les débats qui se sont déroulés au sein des cinq ateliers étaient très intéressants. On a rarement vu réunis dans une Convention comme celle-ci autant de compétences, autant de décideurs géographiquement et philosophiquement différents. Néanmoins, il a été possible d'établir des synthèses.
Je ne sais si cette flamme qui s'est allumée sera l'amorce d'un feu de camp qui nous permettra de veiller ou d'un feu de joie qui nous permettra de fêter les décisions à venir. En tous cas, le Sénat aura joué pleinement son rôle.
Il l'a joué, d'abord, en constituant cette Mission, qui a déjà beaucoup travaillé. Il l'a joué aussi en appelant des hommes et des femmes de toute la France à participer à cette Convention.
Il ne faut plus, en effet, opposer telle partie de notre territoire à telle autre. Il ne faut plus qu'il y ait de suspicion. Nous sommes complémentaires et amis. Il n'y a pas Paris et l'Ile-de-France d'un côté, et le reste de la France, de l'autre. Il y a seulement un pays qui a grand besoin de l'Ile-de-France et une Ile-de-France qui a grand besoin de l'espace qu'offre le reste du territoire. Chacun l'a bien compris, il n'y a pas deux France, il n'y en a qu'une.
Voilà bien le bouleversement qu'a apporté la Mission sénatoriale, et celle-ci va d'ailleurs continuer à travailler énormément.
Jean-François Poncet a, tout a l'heure, eu parfaitement raison, en interpellant gentiment M. Cambournac, de poser une mise en garde contre l'asphyxie des grandes métropoles. Il suffit d'aller à Mexico, à São Paulo ou au Caire pour mesurer ce que représente ce danger.
Il existe d'autres modèles. Ainsi, Vienne, où je me trouvais lundi dernier, a su mettre en valeur son fantastique patrimoine culturel, favoriser l'implantation d'importantes structures internationales et préserver une certaine qualité de la vie.
Je crois aussi que nous allons devoir faire un gros effort de prospective. Ce pourrait être une des tâches de la mission sénatoriale. Puisque nous nous sommes fixé l'année 2015 pour horizon, nous devons tenter d'imaginer ce que seront les principales activités à ce moment-là. Ce qui est sûr, c'est que l'espace jouera un rôle primordial.
Pour ma part, je suis convaincu que les besoins de formation dans le monde vont se trouver multipliés par cinq au cours des vingt prochaines années. Or, dans ce domaine, notre pays est mieux pourvu que tout autre, eu égard au nombre de formateurs dans l'ensemble de la population.
C'est pourquoi nous devons jouer, en prenant en compte l'espace dont nous disposons, la carte de l'intelligence et de l'excellence. La formation constituera le principal gisement d'emplois dans la période qui s'ouvre.
Il faut en être bien conscient, l'emploi dans l'industrie, le commerce et l'artisanat ne progressera pas, en raison de l'évolution technique : on pourra produire beaucoup plus avec moins d'hommes. Il faudra donc trouver des activités nouvelles.
Pour prolonger ce qu'a dit M. Jean-François Poncet à propos de l'Université, je rappellerai que, lorsque, voilà trois ou quatre ans, a été créée une université nouvelle à La Rochelle, dans le département voisin de la Charente-Maritime, j'ai été, je crois, le seul homme politique de la Vienne à approuver cette décision. Ce n'était pas une position facile dans la mesure où j'étais, là encore, en rupture avec l'opinion commune.
De la même façon, il y a quinze ans, j'ai approuvé, contre l'avis de la chambre de commerce – à l'époque – la création d'une école de commerce à Tours, dont on disait qu'elle allait concurrencer celle de Poitiers. Mais quand on est bon, on n'a rien à craindre.
Dans dix ans, il y aura 10 000 étudiants à La Rochelle, mais il y eu aura encore 30 000 à Poitiers. Vaudrait-il mieux qu'il y ait 40 000 étudiants à Poitiers ? Moi, je prétends que non. J'ai d'abord été critiqué, mais, finalement, toute le monde a compris que j'avais raison.
J'ai d'ailleurs d'excellentes relations avec les universitaires que nous côtoyons. Ce sont des gens merveilleux, avec lesquels il faut parler. On peut faire des choses extraordinaires si chacun accepte de s'ouvrir sur l'extérieur. J'espère que M. Mendras, qui est depuis quelque temps dans notre département, favorisera des évolutions dans le bon sens.
Il ne faut pas que se constituent de petites – régions parisiennes, – un peu partout. Il ne faut pas que quelques petites capitales regroupent toute l'intelligence, la majeure partie des forces économiques et des sièges sociaux. En effet, n'oublions pas que, outre la région parisienne, certaines grandes capitales régionales peuvent participer à la paupérisation du reste du territoire.
C'est finalement toute une conception de la société que nous allons devoir promouvoir.
En ce qui concerne le département de la Vienne, j'ai décidé que 40 % des PLA dont nous disposons devaient aller systématiquement au monde rural. Nous avons un axe Poitiers-Châtellerault qui abrite environ un tiers de la population du département : nous devons maintenir cet équilibre. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle tous ceux qui veulent s'installer autour du Futuroscope ne bénéficient d'aucune aide. Nous voulons ainsi les inciter à s'intéresser à d'autres zones du département.
L'espace rural est, à mes yeux, la réponse à la dureté de la société dans laquelle nous allons vivre. Pendant plusieurs années, nous ne pourrons plus compter sur une croissance du pouvoir d'achat individuel si nous voulons que la France se conforme aux exigences de compétitivité. Dès lors, il faudra offrir autre chose à nos compatriotes : de la convivialité, de la culture, bref, un autre mode de vie.
Aujourd'hui, notre PIB par habitant est un des plus élevés du monde. Mais ce sont de véritables fortunes que nous allons devoir investir dans les équipements du futur. Faute de tels investissements, nous serons disqualifiés.
Or, ces investissements, il faudra non seulement les financer mais aussi les localiser. Les "autoroutes électroniques", dont on a parlé tout à l'heure, permettront précisément de déterminer plus librement leur implantation. À cet égard, l'espace constituera un formidable atout parce qu'il diminuera les coûts. Il est clair que les logements qu'on construit en milieu rural coûtent beaucoup moins cher que ceux qui sont édifiés là où la spéculation a fait monter le prix du terrain.
Je n'hésite pas à dire et à répéter qu'on ne pourra pratiquement pas distribuer plus de pouvoir d'achat à la plupart des Français ; bien entendu, je ne parle pas des RMIstes, qui aspirent légitimement à une vie meilleure. Il faut donc substituer à ce pouvoir d'achat financier une sorte de "pouvoir d'achat moral", autrement dit une plus grande qualité de la vie. Qu'est-ce qui, mieux que l'espace organisé, pourra la fournir ?
Ce qui, demain, créera des emplois, ce n'est pas l'industrie, c'est la formation, la culture, les loisirs et l'information. Il s'agit d'identifier ces emplois et de les localiser judicieusement.
J'en suis bien conscient, faire passer ce message va prendre du temps. Mais, comme l'a dit Jean-François Poncet, le Sénat et la Mission qu'il a constituée vont s'y employer.
C'est déjà grâce à cette Mission que le principe d'une loi d'orientation a été retenu. Le ministre d'État a clairement indiqué que ce texte serait d'abord examiné par le Sénat. C'est important, car nous pourrons, au cours de cette première lecture, apporter tous les fruits du travail que nous avons d'ores et déjà accompli.
Cela étant, la réussite de cette Convention ne signifie pas qu'une baguette magique va d'un seul coup passer dans les campagnes et tout modifier. C'est un travail de longue haleine que celui que nous avons amorcé. Mais vous pouvez faire confiance aux sénateurs pour le poursuivre et le mener à bien.
L'initiative qui a été prise me semble répondre à une profonde aspiration des Français. Oublions donc les vieilles querelles, sachons dépasser les différences et, tous ensemble, efforçons-nous de faire de la France un pays équilibré et compétitif, un pays où il fera bon vivre.
C'est dans le respect des uns et des autres que nous parviendrons à ce résultat. C'est pourquoi il faut obtenir le consensus le plus large possible. Je sais que la Mission sénatoriale saura le trouver.
Merci à tous d'être venus travailler au cours de ces deux jours au Futuroscope. J'espère que nous nous retrouverons, ici ou ailleurs, avec la même détermination. (Vifs applaudissements).