Interviews de M. Alain Lamassoure, ministre chargé des affaires européennes, dans Le Figaro le 27 avril 1994, La Vie le 5 mai et Profession politique le 6 mai, sur l'Europe après Maastricht, les élections européennes, la stabilité en Europe et la révision des institutions communautaires.

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Média : Le Figaro - La Vie - Profession politique

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Selon le ministre délégué aux Affaires européennes, "il ne s'agit plus de savoir s'il faut ouvrir nos frontières commerciales" mais de voir comment "ouvrir davantage les frontières des autres pour créer en France des emplois".

L'ancien député européen, qui accompagne actuellement François Mitterrand dans le cadre d'une visite d'État en Asie centrale, estime que les institutions européennes sont "assez baroques".

Le Figaro : Pensez-vous que les Français sont prêts à entendre les mêmes discours euro-enthousiastes et les mêmes envolées lyriques qu'au moment de Maastricht ?

Alain Lamassoure : La cause européenne a largement souffert de ces envolées lyriques : on a trop souvent fait de la poésie, il faut maintenant en venir à la prose. Aujourd'hui, il s'agit de mettre ses mains dans le cambouis et de traiter des maladies européennes. On ne va pas recommencer pour autant un combat qui est terminé. Les Français ont ratifié le Traité de Maastricht : il s'applique, même s'il est incomplet et si certaines de ses dispositions peuvent être améliorée, ce qui doit être fait en 1996. En attendant, nous avons essayé de mieux faire fonctionner l'Europe telle qu'elle est.

Le Figaro : Y êtes-vous parvenus, en un an ?

Alain Lamassoure : Nous nous sommes concentrés sur deux objectifs : mettre la politique européenne au service de l'emploi et de la paix sur le continent. Dans un premier temps, nous avons axé nos efforts sur la négociation du Gatt au cours de laquelle nous avons pleinement joué la carte européenne, notamment pour remettre en cause le pré-accord de Blair House. Le succès a dépassé nos espérances. Pour la première fois dans l'histoire du Gatt, dont c'était le huitième cycle de négociation depuis 1947, l'Europe s'est comportée comme un acteur international capable de parler d'égal à égal avec les États-Unis et le Japon et d'obtenir de leur part des concessions substantielles. Y compris dans des domaines – agriculture, produits industriels, politique culturelle et audiovisuelle – où nous étions en conflit frontal. Enfin, alors que les États-Unis y étaient catégoriquement opposés, nous avons obtenu que le Gatt soit remplacé par une véritable Organisation mondiale du commerce (OMC), encadrant le commerce mondial, assurant la concurrence loyale et devant arbitrer les différends commerciaux.

Ces négociations vont permettre de créer des débouchés pour nos entreprises dans de nouveaux pays industriels à développement très rapide, en Amérique latine ou en Asie. Ces pays, qui étaient extrêmement fermés, vont maintenant entrer dans l'Organisation mondiale du commerce, réduire leurs droits de douane très substantiellement et se soumettre aux règles interdisant la contrefaçon.

"Loyauté de la concurrence"

Le Figaro : Vos adversaires pensent eux, que l'arrivée de ces nouveaux concurrents va menacer des pans entiers de notre industrie.

Alain Lamassoure : La réalité est inverse. Le marché européen était déjà largement ouvert avec des droits de douane moyen de 6 % : ce sont les autres qui ont accepté à leur tour de s'ouvrir et de se plier aux règles du commerce international. Prenez l'exemple de la Corée du Sud. C'est un pays qui représente quatre fois la population de la Grèce, avec un même niveau de vie. Nous vendions quatre fois moins à ce pays qu'à la Grèce. La Corée du Sud, qui avait des droits de douane de 50 %, a accepté de les diminuer de 40 % ! Et vient de nous acheter le TGV. Nos entreprises ont profité dans de très bonnes conditions du Marché commun européen puisqu'aujourd'hui les deux tiers de nos exportations sont réalisés vers l'Union européenne contre seulement 5 % vers les pays d'Asie. Or, dans les dix ans qui viennent, la moitié de la croissance mondiale se fera dans cette région du monde. C'est là que sont les nouveaux marchés à conquérir, donc des gisements d'emplois nouveaux pour la France.

Le Figaro : Cela ne risque donc pas de faire disparaître des emplois en France ?

Alain Lamassoure : Certains disparaîtront, mais il s'en créera beaucoup plus. Il faut savoir si, comme les Allemands, les Italiens, les Américains et les autres, nous acceptons le progrès, ou si notre objectif est de faire de la France une nouvelle Albanie des année 60. Les progrès de la productivité, l'apparition de nouveaux produits sont, de toutes les manières, inéluctables. En 1985, nos exportations représentaient 5 % du commerce mondial : en 1994, nous sommes à près de 7 %, record absolu depuis un demi-siècle ! Nous n'avons absolument rien à craindre de la compétition économique mondiale à partir du moment où elle se fait dans des conditions qui garantissent la loyauté de la concurrence.

Le Figaro : Concernant votre deuxième objection, le retour à la paix sur le continent européen, êtes-vous satisfait ?

Alain Lamassoure : Concernant le retour de la paix, deux choses importantes ont été engagées. Premièrement, le partage des rôles entre l'Europe et les États-Unis concernant la sécurité du continent a été révisé pour tenir compte des nouvelles sources d'instabilité qui sont apparues sur notre continent.

Deuxièmement, le début d'une politique étrangère commune a été mis en place. Certes, ce n'est qu'un début, mais désormais l'Europe existe aussi comme acteur diplomatique. Dans la crise yougoslave, depuis un an, c'est à l'initiative de la France et de l'Europe que toutes les résolutions du Conseil de sécurité ont été votées, et c'est le plan de paix de l'Union européenne qui est, aujourd'hui, la seule base incontestée pour un règlement global sur l'ensemble de l'ex-Yougoslavie. Autre exemple : à l'initiative d'Édouard Balladur, l'organisation d'une conférence de stabilité pouvant déboucher sur un pacte de stabilité couvrant l'ensemble du continent européen, a été décidée par l'Union européenne.

C'est un exercice de diplomatie préventive qui vise à inciter les pays européens qui ont des problèmes de bon voisinage à se mettre ensemble autour d'une table, soit bilatéralement, soit dans un cadre régional, avec une médiation européenne.

"Institutions baroques"

Le Figaro : Le fonctionnement des institutions européennes est pour le moins opaque. Ne faut-il pas les réformer ?

Alain Lamassoure : Il est vrai que les institutions européennes paraissent aujourd'hui assez baroques. La Commission européenne, dont les membres ont un statut de fonctionnaires, a le monopole de proposition et est chargée de l'exécution des décisions. Mais, en pratique, elle est politiquement irresponsable, au sens juridique du terme. Le Parlement européen est élu au suffrage universel mais n'exerce qu'une petite partie du pouvoir législatif. Enfin, le Conseil des ministres européens, malgré son nom, exerce, en fait, le pouvoir législatif ! Cette situation entraîne des procédures très compliquées et est très difficilement compréhensible. Résultat : quand une décision intervient à Bruxelles, on ne sait pas qui l'a prise. Si c'est une mauvaise décision, on s'en prend alors à l'Europe elle-même.

Il faut donc donner un visage à l'Europe et faire en sorte que ceux qui décident soient à portée de bulletin de vote En attendant cette réforme nécessaire, nous avons introduit le Parlement français dans le travail communautaire, en vertu d'une réforme de la Constitution votée au moment du traité de Maastricht (article 88.4). Désormais, chaque fois que je vais négocier à Bruxelles, au Conseil des ministres européens, il y a auparavant un débat à l'Assemblée nationale et au Sénat et le vote d'une résolution par laquelle le Parlement national nous donne des orientations de négociation.

Le Figaro : Dans quelle mesure le gouvernement va-t-il s'impliquer dans la campagne européenne ? Quel sera votre rôle en tant que ministre des Affaires européennes ?

Alain Lamassoure : Avant tout, c'est la liste de l'Union de la majorité, c'est-à-dire la liste des partis, celle de Valéry Giscard d'Estaing et de Jacques Chirac, qui va mener campagne. Il appartient donc à ces partis de déterminer leur méthode de travail. À ce titre, le gouvernement, qui soutient la liste menée par Dominique Baudis, se réjouit du triple accord auquel sont parvenus l'UDF et le RPR : accord sur le programme ; accord pour siéger dans un même groupe à Bruxelles et accord pour mener une liste d'union derrière Dominique Baudis.

En ce qui me concerne, je m'emploierai pendant cette campagne à faire de la pédagogie pour expliquer quels sont les vrais choix qui se posent à nous. Ainsi, aujourd'hui, il ne s'agit plus de savoir s'il faut ouvrir nos frontières commerciales – c'est un fait acquis depuis trente ans –, mais il s'agit d'examiner comment ouvrir davantage les frontières des autres pour créer en France des emplois nouveaux. Je m'attacherai à montrer où sont les vrais enjeux.

Le Figaro : Que pensez-vous de la liste de Philippe de Villiers qui se présente comme "l'autre liste" de la majorité ?

Alain Lamassoure : La bataille de Maastricht est finie. Le problème radicalement nouveau est de savoir si, et comment, l'on peut faire fonctionner une Europe politique de deux fois douze États. Est-il permis de rêver que cette campagne soit autre chose qu'un débat purement hexagonal dans lequel on chercherait à régler des comptes au sein de chaque famille politique sous un prétexte européen ?

Propos recueillis par Anne Fulda

 

La Vie

Avant l'élection européenne du 12 juin, où en est l'Union de l'Europe ? Elle se porte plutôt bien, estime Alain Lamassoure, ministre délégué aux Affaires européennes. Depuis longtemps, pour ce giscardien béarnais de cinquante ans, l'Europe est une passion. Il s'entend pourtant parfaitement bien avec Alain Juppé, ministre des Affaires étrangères, dont il dépend et dont la foi européenne est, pour le moins, tempérée. Mais Alain Lamassoure est convaincu qu'il faut réaliser une audacieuse synthèse entre la vision fédéraliste de l'Europe, chère à sa famille politique, et la tradition gaulliste de l'Europe des patries. Il s'en explique aussi dans cette interview.

La Vie : Le 1er janvier 1995, l'Union européenne devrait accueillir quatre nouveaux membres, l'Autriche, la Finlande, la Norvège et la Suède. Les négociations préalables avec eux ont été rudes. Etes-vous satisfait du résultat ?

Alain Lamassoure : Très. La France a toujours considéré que l'élargissement de l'Union n'était pas un but en soi. Tous les États du continent ont vocation à adhérer s'ils le désirent. Mais à condition qu'ils acceptent l'ensemble des règles du jeu, c'est-à-dire les traités de Rome et de Maastricht, l'Acte unique et toute la législation communautaire. Ce qui représente actuellement quatre mille textes en application. Si certains pays sont candidats et peuvent nous rejoindre, nous nous en réjouissons. Si certaines candidatures n'aboutissent pas, nous en prenons acte.

Les récentes négociations avec les quatre pays candidats ont été longues parce que certains d'entre eux demandaient des dérogations. Nous avons accepté d'accorder, dans certains cas, des périodes transitoires – par exemple, pour le transit routier à travers l'Autriche ou pour la pêche en Norvège –, mais aucune dérogation à caractère permanent. Le résultat final, c'est que l'Europe à seize sera aussi homogène et pourra fonctionner aussi bien que l'Europe à douze.

La Vie : N'êtes-vous pas trop optimiste ? Les institutions n'ont pas changé. Conçues pour quelques pays membres, seront-elle adaptées à seize États ?

Alain Lamassoure : Non, elles seront mal adaptées. Le gouvernement Balladur avait proposé qu'elles soient réformées avant cet élargissement. Cela n'a pas été possible car, avant sa constitution, les négociations avaient déjà commencé sur la base des institutions existantes. Mais le traité de Maastricht prévoit qu'en tout état de cause elles seront révisées en 1996.

Nous ne pouvons plus continuer à fonctionner avec des institutions compliquées, conçues à l'origine pour gérer un accord commercial entre six États. Aujourd'hui, à Bruxelles, on ne négocie plus sur des droits de douane, on légifère sur le droit des entreprises, sur les droits des citoyens. Il faut donc que les citoyens identifient clairement ceux qui décident et qu'ils puissent, avec leurs bulletins de vote, les changer s'ils ne sont pas satisfaits de leurs décisions.

La Vie : N'avez-vous pas l'impression que la conception britannique de l'Europe qui serait surtout une zone de libre-échange avec un minimum de politiques communes est en train de prévaloir ?

Alain Lamassoure : Non. Certes, le débat reste ouvert entre la conception d'une Europe qui serait essentiellement un grand marché et celle d'une Union devenant une vraie puissance politique. Mais j'observe que ce débat existe aussi en angleterre, et qu'une large partie de l'opinion britannique – en particulier les décideurs économiques et les jeunes générations – est tout à fait favorable à ce que l'Europe devienne une puissance politique.

L'année dernière, à l'occasion des négociations du Gatt, le rôle de l'Europe comme puissance a progressé considérablement. Les Douze ont parlé d'une seule voix pour affronter les États-Unis face à face et ils ont obtenu un résultat inespéré au départ. L'union a fait la force des Européens sur l'agriculture, sur l'exception culturelle, sur le fait que le Gatt devra être remplacé par une Organisation mondiale du commerce dont, pourtant, les États-Unis ne voulaient à aucun prix. En revanche, ce qui est vrai sur les affaires commerciales ne l'est pas encore sur les grands sujets diplomatiques et, de ce point de vue, l'application du traité de Maastricht se révèle difficile.

La Vie : Selon vous, que sera l'Union européenne au début du XXIe siècle ?

Alain Lamassoure : Elle sera différente de ce qu'imaginaient Jean Monnet et les pères fondateurs. À l'époque, en pleine guerre froide, on pensait que les systèmes centralisés étaient plus efficaces et on voulait bâtir une petite Europe fédérale qui aurait fusionné les peuples de six pays sur le modèle des États-Unis. L'Europe qui va se dessiner après l'an 2000 sera une grande Europe élargie à l'ensemble du continent – c'est-à-dire incluant les pays danubiens, balkaniques et baltes. Elle n'aura pas pour ambition de fusionner des peuples, mais de faire travailler ensemble des nations nombreuses. Elle sera donc très décentralisée et devra se concentrer sur l'exercice en commun d'un petit nombre de compétences que l'on exerce mieux ensemble que séparément : l'organisation et le fonctionnement du Grand Marché, la défense des intérêts communs vis-à-vis du reste du monde, donc la politique étrangère, la sécurité et la défense communes.

La Vie : Plutôt que la présidence tournante actuelle, assurée par un État, qui change tous les six mois, pourquoi pas un président élu pour plusieurs années, comme le proposent en France, à la fois le programme RPR-UDF et celui du PS ?

Alain Lamassoure : C'est une des pistes possibles. Il est clair, en tout cas, qu'à seize le système de présidence actuelle sera impraticable. On peut imaginer que la présidence soit assurée non plus par un État, mais par une personnalité, choisie en dehors du Conseil des ministres. Mais n'aura-t-elle, dans ce cas, que les pouvoirs limités de la présidence actuelle, qui se résument surtout à l'organisation des travaux ? Ou bien s'agira-t-il d'un véritable président de l'exécutif pouvant parler au nom de l'Union ? Cela supposerait une évolution importante par rapport à la situation actuelle. C'est ainsi que se pose la question.

La Vie : L'Europe de demain, sera-t-elle une Europe à plusieurs vitesses ?

Alain Lamassoure : En pratique, depuis le début, même si on le nie, c'est ainsi que la Communauté fonctionne. Il est sain que les pays qui veulent aller plus vite et plus loin puissent le faire et ouvrir la voie. Ensuite, les autres les rejoignent quand ils le veulent. Dans les années 70, quand on a créé le Système monétaire européen, des pays comme l'Italie et la Grande-Bretagne sont longtemps restés en dehors. Neuf pays seulement ont signé les accords dits de Schengen, qui prévoient et organisent la libre circulation des personnes. En matière militaire, la France a constitué l'Eurocorps avec l'Allemagne, puis la Belgique, et l'Espagne souhaite s'y joindre. Le traité de Maastricht prévoit que tous les pays ne participent pas d'emblée à toutes les politiques communes.

Cette géométrie variable est acceptable et probablement inévitable pour progresser, mais à condition qu'il soit clair que le point d'arrivée doit être le même pour tous. Si telle n'était pas la règle du jeu, ce ne serait plus l'Europe à plusieurs vitesses, mais l'Europe à la carte. Un système inacceptable puisqu'il signifierait que chaque pays ne participe – y compris financièrement – qu'aux politiques qui l'intéressent, et bénéficie des avantages de l'Union sans en subir les inconvénients.

La Vie : N'est-ce pas la conception de l'actuel gouvernement britannique ?

Alain Lamassoure : Peut-être, mais à long terme, cela ne pourrait pas fonctionner car c'est contraire à l'esprit de solidarité. Certains États en auraient vite assez de payer pour les autres. De même, en matière de politique étrangère, on ne peut pas imaginer que, lorsque des opérations de maintien de la paix décidées par l'Onu sont appliquées par l'Union européenne, certains pays membres envoient des contingents, et d'autres pas : c'est ce que nous disons à nos amis allemands, à qui leur constitution interdit actuellement d'envoyer des troupes hors de leurs frontières.

La Vie : Quand les citoyens européens pourront-ils utiliser la monnaie unique ?

Alain Lamassoure : Certainement avant la fin du siècle, conformément au traité. C'est inéluctable car sinon le Marché unique finira par exploser. À cet égard, les troubles monétaires de l'été 1992 et de l'été 1993 ont eu un effet pédagogique : ils ont fait la démonstration que le Grand Marché ne pouvait fonctionner si les grandes monnaies européennes gagnaient ou perdaient 10, 20 ou 30 % de valeur, les unes par rapport aux autres. Cela fausse complétement la concurrence. Le calme est revenu depuis. Toutes les monnaies européennes ont retrouvé leurs parités d'avant la crise. Nous avons mis en place le 9 janvier, à la date prévue par le traité, l'Institut monétaire européen, qui, pour la première fois, assure une coordination, semaine après semaine, des politiques monétaires de toutes les banques centrales européennes. Je crois donc que nous tiendrons les délais.

Bien sûr, ainsi qu'il est prévu dans le traité, tous les pays n'entreront pas d'emblée dans l'Union monétaire : ce ne serait pas réaliste, car leur économie ne serait pas prête à supporter le choc. Mais la France fera partie du peloton de tête.

La Vie : La monnaie unique permettra-t-elle à l'Europe de peser plus lourd dans les négociations économiques internationales ?

Alain Lamassoure : Oui, car l'écu sera d'emblée l'une des plus grandes monnaies mondiales, peut-être même la plus importante, puisqu'il pèsera en quelque sorte le poids de l'économie communautaire sur laquelle il sera assis. Lorsqu'il y aura une monnaie unique, la spéculation ne pourra plus susciter de tensions entre pays membres comme elle a pu le faire l'été dernier entre la France et l'Allemagne en jouant le mark contre le franc. Aujourd'hui, lorsqu'un pays d'Amérique latine commerce avec un pays asiatique, la transaction est généralement libellée en dollars. Dans dix ans, elle pourrait bien l'être en écus, c'est-à-dire dans la monnaie de la première puissance commerciale du monde. Ce sera un puissant avantage pour les pays émetteurs de cette monnaie comme cela l'est actuellement pour les États-Unis.

La Vie : L'économie européenne est concurrencée par la production de pays qui ignorent la protection sociale des travailleurs. Que fait-on contre cela ?

Alain Lamassoure : C'est notamment pour cela que nous avons voulu remplacer le Gatt, de conception anglosaxonne, par une Organisation mondiale du commerce (OMC) qui puisse notamment s'attaquer à la concurrence déloyale créée par d'autres obstacles que les classiques droits de douane et contingents d'importation. Il s'agit du dumping monétaire : un pays dévalue sa monnaie pour exporter ses produits moins chers. L'écu quand, ce n'est pas que les salaires soient bas dans des pays en développement où le coût de la vie est bas également. C'est même cela qui facilite le commerce : la France a des échanges commerciaux positifs avec la quasi-totalité des pays dits "à bas salaires". Mais il n'est pas admissible que certains pays n'appliquent pas les conventions de l'Organisation internationale du travail (OIT) correspondant aux droits fondamentaux des travailleurs et qui concernent le travail des enfants, le travail forcé, l'inégalité de traitement de l'homme et de la femme et des droits syndicaux. Nous demandons que les pays qui n'ont pas ratifié les conventions de l'OIT, ou qui ne les appliquent pas, ne puissent pas bénéficier de tous les avantages liés à la participation à l'Organisation mondiale du commerce.

La Vie : On a beaucoup reproché à l'Europe son impuissance dans la crise yougoslave. À l'avenir, enfin dotée d'une politique étrangère et de sécurité communes, pourrait-elle intervenir plus efficacement dans un conflit semblable ?

Alain Lamassoure : L'expérience de l'ex-Yougoslavie a montré qu'il est très difficile d'éteindre l'incendie d'une guerre civile ou d'un conflit ethnique lorsqu'il est allumé. Or, les tensions du type de celles qui ensanglantent la Yougoslavie existent ailleurs en Europe centrale et orientale. C'est pour essayer de les traiter à froid, avant qu'il ne soit trop tard, que la France a proposé l'organisation d'une conférence sur la stabilité en Europe, devant déboucher sur un pacte de stabilité : ce qu'on appelle familièrement le "plan Balladur". C'est devenu un projet des Douze. La conférence inaugurale ouverte à tous les pays du continent aura lieu à Paris les 26 et 27 mai. Ensuite, on constituera des tables bilatérales ou régionales de négociations pour permettre aux États qui ont des problèmes de voisinage, liés notamment à l'existence de minorités transfrontalières, de rechercher des solutions avec une médiation européenne. Ils auront la garantie que ces solutions figureront dans le pacte d'ensemble qui sera cosigné – et donc garanti – par tous les États européens, mais aussi par toutes les puissances qui ont un intérêt à la sécurité de l'Europe, en particulier la Russie, les États-Unis et le Canada.

De plus, afin de pouvoir plus efficacement intervenir à chaud dans d'éventuels conflits, nous devons doter l'Europe d'un véritable outil militaire. Nous le faisons à travers l'Union de l'Europe occidentale (UEO), qui est le bras sécurité/défense de la Communauté européenne, et aussi à travers l'embryon de force armée européenne que constitue l'Eurocorps. Il existe depuis le sommet de l'Otan du début de l'année un accord très important sur le partage des rôles entre l'UEO et l'Alliance atlantique, c'est-à-dire, au fond, entre Européens et Américains sur la sécurité de l'Europe.

La Vie : L'Europe ne semble plus intéresser les jeunes. Comment remédier à cela ?

Alain Lamassoure : L'attitude moins enthousiaste des jeunes à l'égard de l'Europe a deux causes. La première, c'est la crise économique. Les jeunes sont angoissés par le chômage. L'Europe leur apparait comme quelque chose d'inquiétant, qui contribue à supprimer des emplois plutôt que comme un cadre dans lequel ils pourront s'épanouir et trouver du travail. Lorsque nous sortirons de la crise, les côtés positifs de l'Union européenne leur apparaitront plus nettement. L'autre raison, c'est que les jeunes circulent beaucoup en Europe. Les bourses européennes Erasmus ont beaucoup de succès auprès des étudiants, l'enseignement des langues s'est bien développé, et beaucoup de jeunes font des études dans un pays européen autre que le leur. Les jeunes vivent donc l'Europe au quotidien, tout naturellement. On est passé de l'époque de la poésie à celle de la prose. Et, bien sûr, la prose suscite moins d'enthousiasme que la poésie. Les jeunes n'ont plus besoin de participer à des "grand-messes" sur la construction européenne pour se sentir européens. Tant pis pour la poésie.

La Vie : La majorité présente une liste unie RPR-UDF aux prochaines élections européennes. N'est-ce pas le mariage de la carpe et du lapin, dans la mesure où de profondes divergences sur la conception de l'Europe subsistent en son sein ?

Alain Lamassoure : Je ne crois pas. Le programme commun auquel sont parvenus les deux partis est un bon document, d'esprit nettement européen. IL contient nettement des propositions précises et réalistes dont certaines pourraient être transposées telles quelles dès 1996. L'UDF et le RPR avaient préparé deux projets, chacun le sien, et ils étaient si proches que le compromis a pu être trouvé facilement.

Cela ne me surprend pas, car l'Europe dont nous avons besoin en cette fin de siècle est, au fond, une synthèse entre ce que souhaitaient les démocrates-chrétiens, d'une part, les gaullistes d'autre part, dans les années 60. D'un côté, c'est une véritable Europe politique qui devra se doter d'un système de décision efficace et démocratique, conformément à ce que souhaitaient les pères fondateurs de la famille libérale et démocrate-chrétienne. De l'autre, cela restera quand même une Europe des nations, comme le voulait le général De Gaulle. Mais l'Europe des nations, c'est beaucoup plus que des nations sans l'Europe. Ce sera une Europe européenne – et non pas française ou allemande ou autre – une vraie puissance indépendante des autres grands, la Russie, les États-Unis, la chine. C'est là une formule que peuvent accepter aussi bien les gaullistes que les démocrates-chrétiens ou les socialistes. Au fond, nous sommes en train de vivre une réconciliation entre les Européens historiques et les gaullistes.

Propos recueillis par Aimé Savard.

 

Profession Politique

À l'approche de l'élection européenne du 12 juin, les Français vont entendre beaucoup de discours sur l'Europe. Avant même de demander aux divers directeurs de campagne de présenter leurs programmes européens (voir page 3). Profession Politique interroge Alain Lamassoure, ministre délégué aux Affaires européennes sur le bilan et l'avenir de l'Union européenne en lui demandant de démêler le vrai du faux ? "Info-Intox" ?

Profession Politique : La Commission de Bruxelles est-elle incontrôlée et irresponsable ?

Alain Lamassoure : La Commission européenne n'est pas responsable devant le Conseil des ministres et ne peut être renversée par lui, ce qui pourrait laisser croire qu'elle n'est pas contrôlée. En réalité, la Commission européenne n'est que l'une des institutions communautaires créées par les traités. Elle n'a pas le pouvoir de décision. Elle propose et exécute les décisions que reprennent ensemble les chefs d'états ou les ministres des douze États membres réunis. Elle est responsable devant le Parlement européen et est contrôlée par la Cour des comptes et la Cour de justice. Il faut savoir que la France a réussi à imposer le retour à l'esprit des traités par le respect du partage des compétences : la Commission propose, le Conseil décide. En effet, il y a un an, la Communauté européenne abordait le GATT en ordre dispersé, se laissant imposer unilatéralement par les Américains et par deux des Commissaires ayant agi sans mandat de négociation ni responsabilité politique, l'accord agricole de Blair House. Depuis un an, et l'arrivée du nouveau gouvernement, la Commission ne prend plus aucun contact avec un pays tiers sans avoir reçu un mandat de négociations écrit du Conseil des ministres. Un mandat dont elle rend compte.

Profession Politique : La Commission est une bureaucratie lourde ?

Alain Lamassoure : Chargée de la gestion des politiques et programmes communautaires et de la rédaction des textes, la Commission européenne emploie 12 000 fonctionnaires et 3 000 interprètes. Ce qui correspond à peu près au nombre de fonctionnaires employés par le ministère de la Culture en France. Ce chiffre ne devrait pas augmenter considérablement dans les années à venir puisque la tendance actuelle est à la réduction de la réglementation communautaire qui a été jugée par tous trop interventionniste au plan national, régional et local.

Profession Politique : La construction européenne consacre-t-elle la prédominance de l'Allemagne ?

Alain Lamassoure : Certes, depuis la réunification allemande, l'Allemagne est le pays le plus vaste et le plus peuplé de l'Union européenne. Mais l'Allemagne est intégrée dans une dynamique commune où elle doit considérer et tenir compte des points de vue de ses onze partenaires (bientôt seize). L'Europe que nous construisons n'est ni une Europe à la française, ni une Europe à l'allemande. C'est une Europe européenne. D'où l'importance de la bonne coopération établie en matière de construction européenne par la France et l'Allemagne depuis de nombreuses années, notamment en matière monétaire, où la politique menée par l'IME (Institut Monétaire Européen de Francfort) ne sera pas la politique de la Bundesbank.

Profession Politique : Le contribuable français va-t-il bientôt payer un impôt élevé pour financer l'Union européenne ?

Alain Lamassoure : Il n'est prévu aucun impôt spécifique pour financer l'Union européenne. Le budget communautaire est alimenté par les droits de douane, une fraction de la TVA et les contributions des États membres. Il représente au total 1,2 % du PNB de chaque État-membre (à comparer avec le poids des prélèvements obligatoires français, qui représentent 44 % du PNB).

Profession Politique : Les produits du terroir vont-ils disparaître ?

Alain Lamassoure : Au contraire, ils vont être protégés non seulement en France mais aussi dans tous les pays de l'Union européenne. L'appellation d'origine, l'indication d'un lieu de production ou la spécificité du mode de fabrication seront contrôlées et indiquées sur l'étiquette : volaille de Bresse, beurre des Charentes, Camembert de Normandie… Elles garantiront la qualité et l'origine du produit.

Profession Politique : L'Europe à 20 sera-t-elle gouvernable ?

Alain Lamassoure : Non si nous n'adaptons pas nos institutions. Les négociations d'élargissement avec la Suède, l'Autriche, la Finlande et la Norvège viennent à peine de s'achever que s'annoncent déjà les candidatures de la Hongrie et de la Pologne. Ces pays seront vraisemblablement suivis par d'autres. Il est donc grand temps que l'Union européenne se dote d'une doctrine de l'élargissement, en adoptant des règles de fonctionnement capables de régir un ensemble politique constitué d'environ deux douzaines de nations indépendantes.

Profession Politique : Est-il vrai que 80 % de la législation sont d'origine communautaire ?

Alain Lamassoure : Même si le stock normatif de la Communauté européenne parait considérable (22 500 règlements + 1 700 directives), notamment avec l'achèvement du Marché unique, il reste bien inférieur à notre stock "d'origine nationale" qui avoisine les 130 000 textes. Cela étant, les règles qu'un français doit respecter sont désormais d'origine communautaire une fois sur six. D'autre part, la France s'est efforcée de dénoncer et de contenir cette inflation législative en donnant un contenu concret au principe de subsidiarité consacré par le traité de Maastricht.

C'est ainsi que la France a établi avec le Royaume-Uni une liste d'une vingtaine de textes communautaires à retirer de l'ordre du jour du Conseil des ministres ou à amender.

La Commission a également commencé à alléger la législation communautaire. Des directives sur les dentistes, sur les eaux piscicoles, sur les ascenseurs, sur les artisans vont être ainsi amendées ou retirées.