Interview de Mme Martine Aubry, ministre de l'emploi et de la solidarité, dans "Les Echos" le 24 juin 1998, sur les négociations sur les 35 heures et les propositions de l'UIMM, sur la prévention des licenciements, et sur le projet de réforme des cotisations patronales devant s'intégrer à la loi de financement de la Sécurité sociale.

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Intervenant(s) : 

Média : Energies News - Les Echos - Les Echos

Texte intégral

Question
Au moment où tout est prêt pour que les négociations sur les 35 heures puissent s’engager, Giat, qui avait bénéficié du volet défensif de la loi Robien, annonce des suppressions massives d’emplois. Cela augure plutôt mal de la réduction du temps de travail.

Martine Aubry
Effectivement, la loi a été publiée dimanche dernier au « Journal officiel » et les décrets d’application l’ont été hier. Au-delà des textes, tout le dispositif d’aide au conseil des entreprises est désormais en place, qu’il s’agisse des services du ministère de l’emploi, du réseau de quelque 350 consultants auxquels les petites entreprises pourront recourir gratuitement pendant une semaine, des experts-comptables qui lancent 22 réunions régionale pour conseiller les employeurs et peut-être demain des avocats. Notre objectif est de créer l’environnement le plus favorable pour que les négociations s’engagent dans de bonnes conditions. Quelque 25 accords ont déjà été signés, permettant la création de plus de 400 emplois, des dizaines de négociations sont en cours. Nous sommes passés d’une phase durant laquelle les entreprises discutaient de la philosophie du texte, mettaient en avant leurs difficultés, voire leurs doutes, à une phase où elles nous demandent des conseils pour mettre en application les 35 heures. Vendredi dernier, j’ai rencontré des chefs d’entreprise à Bruay-la-Buissière : tous m’ont posé des questions montrant qu’ils étaient déjà inscrits dans le dispositif. Ce qui prouve une nouvelle fois qu’ils sont des femmes et des hommes réalistes et innovants.

Question
Précisément l’exemple de Giat risque d’être une douche froide…

Martine Aubry
La réduction du temps de travail est pour nous d’abord un moyen offensif de créer des emplois. Mais quand une entreprise connaît de grandes difficultés, il arrive qu’elles soient telles que les réductions d’effectifs deviennent inévitables, même après avoir utilisé la baisse de la durée du travail.

Question
Qu’est-ce qui sera pour vous le gage du succès de la loi ?

Martine Aubry
Notre premier objectif, c’est l’emploi. Il y aura donc d’autant plus de créations que le rythme des négociations et des accords signés sera important et que les solutions trouvées auront d’abord favorisé l’emploi. C’est à l’aune de ce double critère que nous ferons le bilan. Donner un quelconque chiffre n’aurait pas plus de sens que de faire des prévisions sur la baisse du chômage.

Question
Le patronat de la métallurgie conseille aux entreprises d’attendre avant de s’engager que l’accord en cours de discussion à l’UIMM soit signé. Est-ce que vous ne craignez pas que cet accord donne le « la » à toutes les négociations, comme l’avait déjà fait l’accord de 1996 ?

Martine Aubry
Les propositions de la métallurgie aujourd’hui sont celles que l’on fait très en amont dans une négociation ; On ne peut donc les accueillir telles qu’elles sont car elles visent aujourd’hui à contourner l’esprit de la loi. Payer les heures supplémentaires au lieu de réduire véritablement la durée du travail accroît le coût du travail pour les entreprises ; vouloir remettre en cause les jours fériés ne peut être accepté par les salariés. Ce projet ne peut donc qu’évoluer. En tout état de cause, l’accord nécessitera une extension de la part du ministère du travail, faute de quoi son application serait compromise.

Question
Vous avez refusé jusqu’ici d’allonger le délai laissé aux négociations. Est-ce un refus définitif ?

Martine Aubry
Je suis réaliste. Plus on laissera les négociations se prolonger moins leur dynamique et l’effet sur l’emploi seront forts. Nous avons tenu compte de la date de promulgation de l loi en modifiant le calendrier des aides pour que celle-ci soient au niveau maximum pendant un an. Au total les entreprises disposent de dix-huit mois. Alors que la croissance est repartie, cette période doit être mise à profit par les entreprises pour gagner en compétitivité, en délai de réactivité et aussi s’inscrire dans une démarche positive d’accompagnement de la croissance.

Question
Le bilan de la négociation collective comme l’étude fait par Hay Consultant montrent que la réduction du temps de travail ralentit les hausses de salaires.

Martine Aubry
Je préfère m’en tenir aux faits : le pouvoir d’achat net des salariés, qui avait reculé de 1,3 % en 1996, a augmenté de 1,3 % en 1997 et il devrait progresser d’environ 2,5 % cette année. Cette amélioration du pouvoir d’achat est due en partie au transfert des cotisations d’assurance-maladie sur la CSG, qui laisse aux salariés un gain supplémentaire de 1,1 %. Mais rien ne permet de dire aujourd’hui qu’il y a un mouvement de décélération anticipant les 35 heures.

Question
Il n’empêche, la réduction du temps de travail aura des conséquences sur les salaires !

Martine Aubry
Chacun sait aussi que les salaires sont sur la table des négociations. C’est dans une période de croissance forte que nous connaissons aujourd’hui, où les augmentations générales peuvent être plus fortes, que s’inscrit la réduction de la durée du travail. Pour les salariés qui le peuvent – j’exclus les bas salaires –, les modérations salariales pourront être mises sur la table des négociations. En tout état de cause, les salariés auront un gain de pouvoir d’achat supérieur à celui de l’an dernier.

Question
Comment se justifie, dans ce contexte, le coup de pouce sur le SMIC ?

Martine Aubry
Le Gouvernement a proposé 2 % au total, soit un coup de pouce de l’ordre de 0,5 %. En deux ans, le pouvoir d’achat du SMIC aura augmenté de 5,3 %. Il est tout à fait normal que les bas salaires participent à la croissance. C’est une question de justice sociale. Mais le coup de pouce sera, cette année, limité, car nous seront amenés, avec la seconde loi sur les 35 heures applicable en 2000, à prévoir une garantie de salaire pour les smicards qui passeront de 39 à 35 heures.

Question
La critique est moins sur l’ampleur du coup de pouce que sur le symbole. Les entreprises doivent faire face aux 35 heures, elles craignent l’intégration de l’outil de travail dans l’ISF, cela fait beaucoup…

Martine Aubry
Il y a un an, les chefs d’entreprise demandaient une relance de la consommation, ce que nous avons fait par diverses mesures. La croissance est au rendez-vous mais elle pourrait être fragilisée par la crise asiatique. Nous ne pouvons pas tout attendre de la demande extérieure, comme l’on fait les gouvernements Balladur et Juppé, pour alimenter cette croissance ; Nous devons continuer à avoir une consommation intérieure de haut niveau. C’est capital pour beaucoup d’entreprises, notamment petites et moyennes.

Question
Les Anglais viennent d’adopter un salaire minimum, mais aussi un SMIC jeunes. Qu’en pensez-vous ?

Martine Aubry
C’est une bonne chose que 2 millions de salariés anglais bénéficient de la hausse des salaires qui va résulter de la mise en place du SMIC. On ne pourra plus opposer Tony Blair à l’exception française ! Mais je comprends l’opposition des syndicats à un SMIC jeunes : ou bien les jeunes sont qualifiés et, à travail égal avec les adultes, doivent recevoir un salaire égal. Ou bien ils ont besoin d’une formation et, comme c’est le cas en France avec l’apprentissage ou les contrats de qualification, ils ont, dans ce cas, une rémunération moindre, en contrepartie d’une formation et du tutorat.

Question
Est-ce que les difficultés rencontrées par les emplois-jeunes sont désormais surmontées ?

Martine Aubry
Six mois après son lancement, le succès des emplois-jeunes est bien plus grand que celui des emplois-ville : 140 000 au bout de dix-huit mois au lieu de 100 000 annoncés. En six mois, 100 000 emplois ont été créés et 65 000 jeunes déjà embauchés. Les associations et les communales rurales mettent en place des solutions très innovantes et cela, notamment, grâce aux aides financières complémentaires apportées par les conseils généraux et régionaux. A l’évidence, certaines grandes villes ont fait jusqu’ici un effort moins important que j’explique par leurs difficultés financières.

Question
L’extension de l’Arpe (préretraite Unedic), que vous avez encore souhaitée hier, pourrait-elle intéresser les constructeurs automobiles qui ont d’importants sureffectifs ?

Martine Aubry
Je ne crois pas car les salariés qui pourraient être intéressés sont déjà partis en préretraite. J’ai reçu les présidents des différents groupes et les syndicats pour leur dire qu’il n’était pas question que l’Etat continue à financer une partie de 2 000 à 3 000 départs chaque année. Les entreprises doivent réfléchir à une négociation d’ensemble qui porterait sur l’organisation du travail, la formation, la réduction du temps de travail, l’embauche de jeunes. L’État serait prêt à prendre sa part dans le financement dès lors qu’il y aurait des réponses structurelles. J’attends leurs propositions.

Question
La réforme des cotisations patronales de sécurité sociale est-elle encore à l’ordre du jour, sachant que le CNPF a opposé une fin de non-recevoir catégorique ?

Martine Aubry
Le CNPF s’oppose à une réforme qu’il ne connaît pas. Pour l’heure, j’entends nombre de fédérations et d’entreprises de main-d’œuvre me dire qu’il n’est pas normal que les cotisations soient assises trop exclusivement sur les bas salaires. L’opposition à l’idée d’une réforme est loin de faire l’unanimité. Le rapport demandé à Edmond Malinvaud sera prêt dans quelques jours. Nous allons poursuivre la réflexion cet été et j’espère que nous pourrons en tirer les conclusions dès la loi de financement de la sécurité sociale à l’automne.

Question
Mais c’est une énorme réforme…

Martine Aubry
Ce n’est pas une réforme facile, mais on nous avait dit la même chose du transfert des cotisations maladie sur la CSG, qui s’est bien passé, contrairement à ce que beaucoup pensaient.

Question
Avez-vous la même détermination pour mener à bien la réforme du droit de licenciement d’ici la fin de l’année.

Martine Aubry
Je n’ai jamais avancé de date. Il m’importe de bâtir une réforme qui tienne la route. Je l’articulerai autour de trois axes : renforcer la prévention des licenciements et pour cela développer la gestion prévisionnelle des compétences : assurer aux salariés licenciés les mêmes chances et pour cela aider les PME à bâtir des plans sociaux de qualité en assurant une prise en charge collective au sein des bassins d’emploi et en mettant à profit la période de chômage pour renforcer la formation professionnelle. Enfin, cette réforme devra permettre de clarifier les procédures jurisprudentielles qui créent des incertitudes pour les salariés et les entreprises.

Question
Cette réforme sera donc retardée ?

Martine Aubry
Nous travaillons à une réforme de fond. Cela prend un peu de temps.

Question
Votre dossier prioritaire est celui de la sécurité sociale. Ne regrettez-vous pas, a posteriori, de ne pas avoir tenu un discours plus volontariste à l’égard des médecins ?

Martine Aubry
J’ai toujours tenu un discours volontariste mais à notre arrivée nous avons trouvé des hôpitaux asphyxiés par un taux de progression des dépenses insuffisant, un corps médical traumatisé et divisé. Nous n’avons pas trouvé en revanche les outils nécessaires pour informer les médecins (les outils informatiques ont dû être unifiés depuis) et les aider dans leurs décisions. Rien n’était mis en place pour assurer une véritable responsabilisation collective des médecins. Et nous n’avons pas aujourd’hui encore une information fiable à tous les niveaux sur l’évolution des dépenses. Nous avons donc essayé de  travailler collectivement pour tenter de faire le meilleur usage des ressources disponibles.

Question
Il n’empêche les dépenses dérapent très fortement !

Martine Aubry
Il n’y a rien d’étonnant. Tous les plans successifs ont toujours apporté des résultats provisoires car ce n’est pas avec des coups de mention que l’on maîtrise durablement les dépenses.

Vous devez annoncer des mesures qui seront forcément mal reçues par les médecins ?

Martine Aubry
Les relations avec les médecins sont meilleures qu’il y a un an. Nous sommes prêts à accueillir les propositions qu’ils nous feront pour mettre fin à des clauses de reversement complexes, bureaucratiques et injustes au profit de mesures collectives permettant de responsabiliser la profession.