Article de M. Claude Allègre, ministre de l'éducation nationale de la recherche et de la technologie, dans "La Revue politique et parlementaire" de mai 1998, sur la préparation des générations futures à la révolution de l'informatique d'internet et au multimédia par le développement des nouvelles technologies de l'information et de la communication dans l'enseignement, intitulé "Les nouvelles technologies dans les écoles".

Prononcé le 1er mai 1998

Intervenant(s) : 
  • Claude Allègre - ministre de l'éducation nationale de la recherche et de la technologie

Média : Revue politique et parlementaire

Texte intégral


En tant que ministre de l'Éducation, j'ai d'emblée pris la mesure de l'ampleur et de la difficulté de la tâche : il s'agit de jeter les bases d'une autre démarche éducative, de transformer des habitudes pédagogiques, afin d'oeuvrer à l'apprentissage des nouvelles générations. À ce titre, avec ses 70 000 établissements et ses 15 millions d'élèves, d'enseignants et de personnels administratifs, l'école est le premier chantier de France.

Il ne s'agit pas de céder aux sirènes de modernisme, mais d'utiliser bénéfiquement ces technologies dans une démarche éducative globale.

* La pédagogie

Les applications pédagogiques sont multiformes et beaucoup restent à inventer. Je me bornerai à en citer quelques-unes :

- Le multimédia peut constituer un formidable vecteur de motivation pour des élèves en difficultés, fâchés avec les voies d'apprentissage traditionnelles.
- L'utilisation de l'ordinateur favorise, chez les jeunes, une démarche plus active et stimule des formes de créativité sur différents supports (texte, image, audiovisuel…)
- Les bases de données sur cédérom ou Internet leur permettent d'accéder directement et de façon interactive à des connaissances. Le travail personnel devient plus riche par une démarche de projets. : l'accès direct aux informations, l'apprentissage du tri, de la critique.
- Les réseaux internes aux établissements permettent la mise en place de travaux de groupes.
Par le courrier électronique on dialogue avec des interlocuteurs du monde entier.
- Les produits multimédias engendrent de nouveaux mode d'apprentissage (visualisation dans l'espace, son) et touchent un plus grand nombre d'élèves.

Ces activités supposent une réelle intégration dans la pédagogie quotidienne, dont on a tendance à mon avis à sous-estimer la difficulté. Aujourd'hui, aucun pays au monde ne l'a réellement réussi, malgré de nombreuses tentatives dans les années quatre-vingts ; par ignorance de la qualité d'invention demandée à chaque enseignant en situation d'adaptation pédagogique.

Le mouvement que j'ai initié ne peut donc se réaliser pleinement qu'avec une action très volontaire des équipes enseignantes et du temps laissé aux expérimentations pédagogiques.

De la même façon, les industriels du multimédia éducatif doivent faire preuve de capacités d'adaptation et créer des produits en accord avec les objectifs de l'école.

Toutes les expérimentations pédagogiques menées dans ce domaine montrent à quel point la présence des enseignants est nécessaire pour que les enfants progressent et ne s'en tiennent pas à des activités purement ludiques.

* La vie de l'enseignant

Le développement des réseaux entre les établissements scolaires, l'accès désormais possible permettra à chaque enseignant de disposer directement des informations administratives qui le concernent.

Le processus de déconcentration de la gestion des enseignants s'accompagnera de la possibilité d'accéder pour chacun d'entre eux, moyennant un contrôle de sécurité, à son dossier.

De plus, les enseignants bénéficieront largement d'une circulation accrue de l'information propice à des regroupements disciplinaires sur Internet, des groupes de travail virtuels, un partage d'expérience.

* Après la classe

Les salles multimédias dans les établissements scolaires pourraient être ouvertes en dehors des heures de classe pour accueillir l'étude ou des activités périscolaires des élèves.

Plus tard, lorsque les accès au courrier électronique se seront généralisés, Internet sera un nouveau lien entre l'élève et l'enseignant.
Cette possibilité ouverte par l'usage du multimédia à l'école en dehors des heures de cours favorise le suivi des élèves, allège considérablement leur temps de travail à la maison et permet une meilleure maîtrise des connaissances aux jeunes les plus défavorisés culturellement.

* L'enseignement à distance et la démocratisation

L'essor des NTIC entraîne une démocratisation de la production sur support numérique : internet, cédéroms… Les coûts et les délais de fabrication diminuent régulièrement.

Ceci permet à n'importe quel établissement, via la publication sur Internet, de dispenser un enseignement à distance. D'ores et déjà dans le supérieur, une concurrence internationale peut s'installer entre universités.

Les nouvelles technologies mettent tous les établissements au même niveau de communication. C'est la qualité qui fait la différence.

Concurrence internationale : pour un coût réduit, tout le monde pourra accéder aux cours dispensés dans les meilleures universités américaines.

L'enseignement à distance va, dans les années à venir, prendre une place considérable soit dans la formation continue, soit dans un complément de la formation initiale. Les établissements de l'Éducation nationale doivent être présents et leaders dans ce domaine. Aussi, chaque établissement est encouragé à publier sur support numérique un enseignement de qualité.

L'émergence de la société de l'information induit des transformations profondes de notre économie avec de fortes répercussions sur la vie de tous les citoyens ; dans ce cadre, le développement d'Internet est un phénomène irréversible et les enseignants, en portant les valeurs de l'école au coeur du processus, peuvent devenir des “cyber-hussards”, fer de lance d'une autre organisation sociale.

* Les actions du ministère

Le ministère mettra en place un observatoire des pratiques des NTIC et tiendra à jour une carte de France des établissements les utilisant, à l'échelon de chaque académie, de façon décentralisée, en bannissant toute démarche autoritaire de l'administration centrale.

* Création et diffusion de contenus pédagogiques : Educasource

Pour que ces technologies, soient utilisées à bon escient, il est indispensable que le ministère veille à l'existence de ressources pédagogiques pertinentes, d'un accès aisé pour les enseignants et les élèves. Il faut donc veiller au développement d'une industrie du multimédia pédagogique et culturel de langue française, recenser les ressources existantes et encourager les établissements d'enseignement à publier électroniquement leurs travaux pédagogiques.

* L'industrie du multimédia

L'industrie du multimédia éducatif est à peine balbutiante ; les produits sont encore peu adaptés à la classe, leur rentabilité économique n'est pas établie pour tous (surtout lorsqu'il s'agit de produits « on-line ») et l'évolution rapide des technologies oblige les éditeurs à concevoir des produits “multisupports” (Internet plus cédérom plus livre…)

Pourtant, les observateurs s'accordent à souligner la vitalité, même à l'échelle internationale, des éditeurs français sur un secteur multimédia fortement prometteur. Les ventes d'encyclopédie numériques commencent à dépasser celles du livre et certains analystes prédisent une part de 25 % du marché pour les livres scolaires numérisés dans quatre ans.

Afin d'encourager le mouvement, le ministère de l'Éducation nationale met en place un dispositif à quatre étages :

- Les produits multimédias sont peu utilisables en classe car les enseignants ne sont pas associés à leur élaboration. Des concours nationaux seront mis en place en 98 pour sélectionner les auteurs potentiels de logiciels parmi les enseignants et leur permettre de créer leur produit avec des professionnels du multimédia. Il devra leur être possible de suivre leur création dans une structure d'entreprise s'il le souhaite. N'oublions pas en effet que de nombreux produits de très bonne qualité ont été inventés par des enseignants : cabrigéomètre, l'un des logiciels pédagogiques français les plus vendus, est commercialisé par Texas Instrument, la filière Informaticem dans le primaire n'a jamais donné lieu à une commercialisation large…
- Les produits pédagogiques sont peu connus du public. Un guichet a été mis en place par la direction de la technologie. Il décerne un label qui distingue les produits ou les projets « reconnus d'utilité pédagogique » par un jury d'experts du monde enseignant.
- Les projets nouveaux peinent à trouver un financement. Les projets jugés pédagogiquement intéressants feront l'objet de soutien soit par du capital risque grâce à des fonds d'amorçage (l'un est en place auprès de l'Institut National de Recherche en Informatique et en Automatique - INRIA - par exemple et un second d'un montant de 100 millions de francs a été annoncé par le Premier ministre lors des assises de l'innovation), soit par un partenaire industriel trouvé par l'Agence Nationale de Valorisation de la Recherche (ANVAR) qui s'associe à notre démarche.
- Enfin, certaines disciplines prioritaires où le support multimédia s'applique particulièrement bien, le ministère procède à des commandes publiques. Il s'agit en particulier pour cette année de l'enseignement des sciences expérimentales chez les plus jeunes et celui de l'enseignement du français aux élèves scolarisés qui le maîtrisent mal. Un effort important portera sur la numérisation et la mise à disposition du patrimoine français à destination des bibliothèques universitaires et Centres de Documentation et d'Information (CDI) : littérature française classique, sources sonores des universités, émissions télévisées à caractère pédagogique.

* Repérage des ressources : Educasource

Les ressources multimédias sont très nombreuses et d'inégale qualité. Le label « reconnu d'intérêt pédagogique » permettra aux enseignants et aux parents de choisir.

Au centre du réseau des établissements scolaires, se trouve le serveur Educasource. Il vise à permettre à tous les enseignants et formateurs, d'avoir accès, d'une part, à des ressources de qualité, sélectionnées, pour partie libre de droits, d'autre part, à l'ensemble des catalogues de produits existants et aux commentaires concernant leurs usages pédagogiques. Il permet de plus à chaque enseignant de faire part de ses remarques à ses collègues concernant son expérience avec les produits indexés.

Le ministère s'est engagé dans la Banque de Programmes et de Services de la Cinquième qui assure la gestion et la diffusion de fond audiovisuel numérique à caractère éducatif. La particularité innovante de ce dispositif est de proposer la diffusion d'émissions à la demande des utilisateurs.

* Encouragement à la production individuelle

L'intérêt pédagogique principal du Web ne réside pas dans la consommation de produits, mais dans la création par les individus de leur propre contenu. Ceci est aussi vrai pour les enseignants. Aussi, des serveurs ont été ouverts dans tous les établissements d'enseignement supérieur et dans tous les rectorats afin de présenter les institutions, certes, mais surtout pour permettre à chaque enseignant de présenter à ses collègues son travail pédagogique. La diffusion des pratiques pédagogiques nouvelles s'en trouve considérablement améliorée.

Il est, de plus, demandé au conseil national des programmes de réfléchir à l'introduction dans les programmes des dispositifs exigeant l'utilisation des NTIC dans un but de pédagogie active ou de recherche d'information. Ces dispositifs devront pouvoir être utilisés lors de la rentrée de 1999.

* L'infrastructure : EducNet

Le ministère de l'Éducation nationale a lancé en novembre 1997 le programme EducNet destiné à encourager les rectorats, les établissements, les collectivités locales, mais aussi les entreprises à accélérer l'équipement informatique et réseaux des établissements scolaires. En six mois, le nombre d'établissements connectés à Internet a ainsi doublé.

Le rôle de l'État s'établit sur trois secteurs : les réseaux nationaux garantissant des débits satisfaisants, l'aide aux collectivités locales pour l'équipement des établissements et l'expérimentation de technologies récentes.

* Renater

La mise en place de Renater 2, réseau à très haut débit entre les établissements universitaires, est accélérée. Les rectorats sont intégrés dans ce réseau. Le tout doit être terminé pour la fin 98, pour un coût de 30 MF annuels.

* Serveurs académiques

Sont mis en place, dans chaque rectorat, des noeuds d'interconnexion ainsi que de serveurs Internet. Ces équipements sont destinés à assurer le service EducNet (accès à Internet, courrier électronique, hébergement de pages) des établissements scolaires, pour un coût de 30 MF annuels.

En particulier, tout enseignant qui fera la demande d'une adresse électronique peut l'obtenir auprès de son rectorat lors du deuxième trimestre 1998.

* L'équipement des établissements

Conformément aux lois de décentralisation, les collectivités locales sont responsables de l'équipement informatique des établissements scolaires. Le ministère peut intervenir cependant à plusieurs niveaux : préconisations techniques, fond de soutien aux collectivités locales, partenariats avec les entreprises.

Elles se limitent aujourd'hui à de l'incitation à la location pour les ordinateurs. En effet, la course à l'innovation condamne toute technologie à ne maintenir un bon niveau de performance que pendant les deux premières années qui suivent l'achat. On estime que six machines professionnelles sur dix seront louées en l'an 2000.

500 millions de francs seront alloués aux collectivités locales en zone difficile afin d'encourager les projets d'équipement.

De nombreuses entreprises ont souhaité proposer des prestations spéciales pour les établissements scolaires. Dès lors que certaines règles déontologiques sont respectées et qu'aucune contrepartie n'est exigée, le ministère a accepté ces offres. Les premiers industriels concernés sont Alcatel, Apple, Lotus, IBM, France Telecom, Lyonnaise de câble, Digital, Microsoft, Bull…

* Technologies récentes

La présence dans un même ministère de la tutelle de l'éducation nationale et de la technologie permet des synergies nouvelles. Ainsi des nouvelles techniques sont testées dans les établissements scolaires. Avec les équipes de développement de Bull, nous testons par exemple des nouvelles méthodes pour protéger l'accès des élèves à des serveurs interdits. Avec Alcatel nous allons tester des techniques, dites ADSL, de haut débit.

Mais surtout, nous allons, en partenariat avec le Centre National d'Études Spatiales (CNES) et de nombreuses entreprises, connecter expérimentalement des écoles à des services pédagogiques par satellite ouvrant ainsi à des zones rurales, par exemple, des débits très importants.

* La formation et sensibilisation des enseignants

On a beaucoup écrit sur la formation nécessaire pour l'utilisation des nouvelles technologies. En ce qui concerne l'école, je crois qu'il faut rappeler deux choses essentielles :

Beaucoup reste à inventer dans le cadre de la classe. Même si l'on identifie de nombreux précurseurs de talent dans le monde enseignant, personne n'est aujourd'hui capable de rédiger un manuel sur le sujet. Il nous faut donc dans certains lieux inventer cette pédagogie.
En conséquence, les enseignants n'ont pas besoin d'être formés à un matériel ou un logiciel (tous rapidement obsolètes). Il s'agit, pour eux, d'acquérir une pratique plutôt qu'un savoir.

Pour oeuvrer dans ce sens, le dispositif suivant à trois niveaux se met en place :

* Valorisation des précurseurs

Les nouvelles technologies d'information et de communication pénétreront l'éducation nationale d'abord par l'exemple. Aussi, un appel à projets, doté de dix millions de francs, a été lancé pour identifier les précurseurs et leur permettre d'enrichir leur expérience, puis de la faire connaître largement. Le contact des enseignants avec ces expériences est la meilleure formation aux nouvelles pratiques pédagogiques.

* Formation des jeunes enseignants

Un plan d'urgence est décrété en faveur des Instituts Universitaires de Formation des Maîtres. Notre objectif est que chacun des 30 000 enseignants qui en sortent annuellement soit capable dès 1999 de maîtriser ces technologies.

Pour cela, un dispositif financier ambitieux et surtout la nomination de 1 000 jeunes docteurs ont été décidés, afin de faire des IUFM des lieux de l'expérimentation pédagogique liée aux nouvelles technologies d'information et de communication.

* Projets NTIC et équipes pédagogiques

Les dispositifs de formation continue internes à l'Éducation nationale liés à l'informatique sont bien entendu renforcés.

La réussite de ces formations réside toutefois dans une bonne coordination. Afin d'éviter tout centralisme autoritaire, il a été décidé de n'équiper que les établissements pour lesquels un projet de l'équipe pédagogique se dégage. C'est pourquoi, tous les établissements doivent désigner auprès du chef d'établissement une personne ressource pour ses collègues dans le domaine des NTIC.

En cela, il faut ajouter que les projets doivent encourager la pratique des NTIC de tous les enseignants volontaires : aussi, les recteurs veilleront à ce que les projets contiennent d'une part l'acquisition de matériel informatique destiné à être prêté aux enseignants désireux de se former chez eux et d'autre part la présence de se former chez eux et d'autre part la présence sur le site d'assistants informatiques. Dans les collèges et écoles primaires, ce rôle est d'ores et déjà rempli par plusieurs milliers d'emploi-jeunes.

C'est la raison pour laquelle j'ai symboliquement fixé comme objectif pour l'an 2000 : une adresse électronique par enseignant, par étudiant et par classe. Au-delà, je n'ai pas de plus grande ambition, que de préparer ainsi les générations à la révolution de l'information ; et à la mutation de la société induite par l'essor du multimédia, de donner le maximum d'atouts aux élèves pour construire le monde de demain et y vivre pleinement.