Déclaration de M. Philippe Douste-Blazy, ministre délégué à la santé, sur les principales dispositions du projet de loi sur la bioéthique et notamment en matière d'assistance médicale à la procréation, Paris le 13 janvier 1994.

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Circonstance : Présentation au Sénat du projet de loi sur la bioéthique, à Paris le 13 janvier 1994

Texte intégral

Monsieur le Président,
Mesdames et Messieurs les Sénateurs,

Comme madame la ministre d'État vient de le rappeler avec force, le projet de loi relatif à l'assistance médicale à la procréation ainsi qu'au don et à l'utilisation des parties du corps humain, dont nous allons débattre dans les jours qui viennent, n'est pas un texte de circonstance.

Rarement, je crois, la responsabilité qui pèse sur le législateur aura été aussi écrasante ; et quand je dis responsabilité, je veux bien sûr parler de responsabilité sociale mais aussi de responsabilité morale.

Le travail très important qui a été accompli au sein de la Commission des Affaires sociales est à cet égard de bon augure pour les débats qui vont s'engager, et je tiens à rendre ici hommage aux Rapporteurs ainsi qu'aux membres de la Commission.

La Haute Assemblée, qui s'est déjà illustrée dans le passé en prenant l'initiative de textes importants en matière d'éthique, a de nouveau montré avec éclat son attachement à ce sujet fondamental – et je pense en particulier à la loi HURIET-SERUSCLAT.

L'intitulé du projet de loi préparé par le ministère des Affaires sociales et de la Santé indique en effet, d'emblée, et son ambition et les difficultés redoutables auxquelles nous allons devoir faire face dans les jours qui viennent.

Nous allons en effet devoir nous interroger sur la manière dont la loi doit encadrer l'assistance médicale à la procréation – puisque telle est l'expression que le Gouvernement vous propose de substituer à celle de procréation médicalement assistée, afin de bien marquer que l'objet de la loi ne peut être que d'encadrer des pratiques médicales, et non, bien sûr, de légiférer sur la procréation elle-même.

Nous allons également réfléchir à la manière dont il convient d'organiser le don des produits et parties du corps humain.

C'est dire qu'en portant à cette occasion notre regard sur les mécanismes intimes de la vie, et sur la solidarité entre les êtres humains, nous allons rencontrer des questions qui touchent au plus essentiel des individus et de l'espèce.

Sachons donc, au-delà du caractère parfois technique des dispositions législatives dont nous aurons à débattre, garder toujours présent à l'esprit ceci : la loi que nous allons voter, par ce qu'elle autorisera et ce qu'elle interdira, engagera non seulement le présent mais aussi l'avenir – dans une mesure qu'il est difficile de prévoir mais qui peut être considérable.

C'est pour nous tous, Gouvernement et Parlement, comme un surcroît d'exigence, un surcroît de responsabilité qui doit nous inciter à l'ambition, à la lucidité au courage, mais aussi à la modestie et à l'humilité.

Soyez assurés, Mesdames et Messieurs les Sénateurs, que j'aborde ce débat avec la pleine conscience des difficultés que nous allons affronter, mais aussi avec sérénité.

J'écouterai avec la plus grande attention, mesdames et messieurs les Sénateurs, vos observations, vos critiques, vos interrogations, vos doutes car, pourquoi ne pas l'avouer ? j'ai parfois longuement hésité moi-même sur le parti qu'il convenait de prendre en des matières aussi fondamentales; en conscience, j'ai souvent douté, et plus j'approfondissais mes interrogations, plus il me paraissait que dans certains cas, la vérité ou, en tout cas, la notion du licite et de l'illicite, ne pouvait être tenue pour immédiate, pour évidente.

Avant d'exposer et d'analyser les principales dispositions du projet de loi qui vous est soumis, je crois utile de répondre à deux questions préalables.

La première question est simple en apparence: fallait-il légiférer ?

À cette question, je réponds, sans nulle hésitation, oui !

Oui, d'abord, parce que nous n'avons que trop tardé, et chacun sait combien le reproche en a été fait aux Pouvoirs Publics durant les derniers mois et les dernières années.

On pouvait, à la rigueur, sinon admettre, du moins comprendre, le silence de la loi, lorsque l'assistance médicale à la procréation renvoyait pour ainsi dire à des situations d'exception, à des cas-limites.

Mais aujourd'hui, et depuis longtemps déjà, tel n'est plus le cas : chaque année, ce sont plusieurs milliers d'embryons qui voient le jour grâce aux techniques d'assistance médicale à la procréation. Nous sommes donc en présence de ce qu'il faut bien appeler, d'un mot que je n'aime guère, un phénomène de société ou, plus précisément, d'une demande collective, qu'il n'est plus possible d'ignorer.

Il fallait il faut – légiférer pour une deuxième raison : il n'est pas bon – je le dis sans détours, mesdames et messieurs les Sénateurs – que la science nous prenne de vitesse, même s'il faut se garder de l'excès inverse qui consiste pour le droit à anticiper, de manière parfois prématurée, sur la science.

Non, il n'est pas bon que le droit soit mis devant le fait accompli par la technique !

Que l'on me comprenne bien : il n'entre nullement dans mon propos de soutenir que la loi doive brider ou, pire, contrôler la science.

Je sais trop que le progrès des connaissances à sa logique et sa force propre – qui peuvent être irrésistibles.

Mais je sais aussi qu'il n'est d'autre finalité de la science que l'homme: lorsque la science, en se développant, touche à l'homme, au plus intime de l'homme, alors elle ne peut être laissée face à elle-même. Le Gouvernement, la Représentation nationale, doivent avoir le courage de dire jusqu'où la science peut aller.

Il fallait – il faut – enfin, légiférer pour une autre raison encore lorsque la loi fait silence sur des sujets aussi fondamentaux que le respect dû à la personne humaine, à son corps, elle fait plus que s'abstenir : elle renvoie à d'autres – aux consciences individuelles, aux médecins, à la communauté scientifique – le soin (j'allais dire : la charge) de distinguer le licite et l'illicite, le juste et l'injuste, le normal et l'anormal.

C'est trop demander à l'individu, c'est trop demander aux médecins et aux scientifiques ! Ils ne peuvent, et dans leur majorité, ils ne veulent s'ériger en législateurs de fait.

Bien sûr, depuis les Lumières et la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen, l'individu est la pierre angulaire de la société dans laquelle nous vivons.

Mais nous savons aussi qu'il est des sujets qui ne peuvent être laissés aux convenances de chacun et aux rapports privés : bref, en quittant un instant le terrain de la morale pour m'exprimer en juriste, je dirais qu'il existe des matières qui sont irréductiblement d'ordre public.

Et lorsque, par pusillanimité, la loi se tait, chacun sait que, de tous côtés, ce silence est jugé pesant – et d'abord par les scientifiques eux-mêmes.

Il était donc nécessaire – il était donc urgent – de légiférer.

Le Premier ministre et le Gouvernement ont pris leurs responsabilités, et je crois que cela doit être porté à leur crédit. 

J'en viens à ma deuxième question : quels sont les principes essentiels qui devront guider nos réflexions et nos débats durant les jours qui viennent ?

Je crois, en un mot, que la difficulté essentielle que nous aurons à surmonter, consiste à concilier des principes d'apparence contradictoire.

Le projet de loi présenté par le ministère de la Justice réaffirme à cet égard avec solennité les principes directeurs qui doivent être ceux de toute législation en matière d'éthique biomédicale. Il s'agit notamment du respect de la vie, du respect dû à la personne humaine, à sa dignité, à son intégrité.

C'est en réfléchissant à la portée de ces principes, à leurs conséquences concrètes, que nous pourrons adopter les dispositions susceptibles de prévenir des dérives graves : certaines dénaturent en effet l'objet même de l'assistance médicale à la procréation, et constituent des menaces tant pour la dignité et l'intégrité des personnes que pour la collectivité elle-même. Il sera de notre responsabilité à tous, Gouvernement et Parlement, d'y mettre un terme.

D'une manière plus générale, nous allons, presque à chaque pas, rencontrer une interrogation essentielle. Elle peut être résumée ainsi : qu'est ce qui doit être encadré par la loi, autorisé ou défendu ?

Qu'est ce qui, à l'inverse, peut, sans dommage pour le corps social et la dignité des personnes, être laissé à l'appréciation des individus, à leur liberté ?

C'est tout l'enjeu de nos débats.

Le Gouvernement a pris le parti de n'amender le texte voté par l'Assemblée nationale en 1992 que lorsque cela était absolument nécessaire. Ne voyons pas là l'effet de je ne sais quelle timidité à certains égards, il eût été tentant de légiférer de plano, et d'édifier un monument législatif en tous points conforme à nos vœux.

Le parti qui a été pris s'explique en réalité par un constat, qui est je crois sage : quelles que soit ses imperfections, le texte de 1992 représente un point d'équilibre dont nous ne pouvons pas trop nous écarter.

J'en viens maintenant aux dispositions essentielles du texte dont nous allons débattre.

Le premier point fondamental concerne les indications de l'assistance médicale à la procréation.

L'assistance médicale à la procréation a, selon la rédaction de l'amendement du Gouvernement, « pour objet exclusif de remédier à la stérilité dont le caractère pathologique a été médicalement constaté, ou d'éviter la transmission à l'enfant d'une maladie particulièrement grave et incurable ».

Je laisserai momentanément cette deuxième indication de côté pour parler de la stérilité.

Il est de cruciale importance que l'assistance médicale à la procréation continue de répondre à une indication strictement médicale – et le texte est très clair sur ce point – et qu'elle ne dérive pas vers des indications de pure convenance sociale ou personnelle.

Nous pourrons débattre ensemble du terme le plus approprié : stérilité ou infertilité.

Mais le fait essentiel est là : il s'agit d'une indication médicale.

Je suis médecin, et je connais la souffrance des femmes, la souffrance des couples, qui souhaitent avoir un enfant, et auxquels cet enfant est refusé. Ce qui est en cause en pareil cas, ce n'est pas seulement la frustration d'un désir – c'est le don même de la vie qui est dénié à un couple, c'est l'amour qui est privé de son fruit le plus beau.

Et face à cette situation, la science est là, avec ses promesses. Or, la science est-elle jamais mieux justifiée que lorsqu'elle sert l'homme – mieux : ce qu'il y a de plus humain dans l'homme ?

Pourtant, je le dis avec force, gardons-nous des mirages de la science, gardons-nous de régler la loi sur le seul désir des individus, si pressant, si justifié qu'il puisse être.

Il ne doit y avoir aucune dérive dans les indications de l'assistance médicale à la procréation : faute de quoi, les médecins se trouveront inévitablement confrontés à des demandes individuelles irrépressibles.

Pour la même raison, je crois qu'il faut – sauf exceptions très limitées, et le Gouvernement examinera avec beaucoup d'attention la proposition faite par la commission des Affaires Sociales sur ce point – d'interdire l'insémination post-mortem.

Sur ce point, j'ai, je l'avoue, hésité en conscience.

Mais je crois que nul ne peut contester que l'embryon soit un être humain distinct du couple dont il procède.

Personne humaine en acte, ou personne humaine en puissance : il ne m'appartient pas de trancher, et chacun répondra selon ses convictions. Mais être distinct du couple dont il procède, assurément !

Pour cette raison, il ne peut, me semble-t-il, être question de reconnaître à quiconque un « droit » sur l'embryon – comme s'il s'agissait d'un objet que l'on peut s'approprier. 

Reste bien sûr à régler le cas où, par exemple, le père décède accidentellement peu après la conception in vitro de l'embryon. Comme je vous l'ai dit, le Gouvernement écoutera attentivement votre Commission sur ce point.

Il est une autre question fondamentale : celle de nos droits sur l'être humain – et, au-delà, sur les générations futures.

Cette question en enveloppe deux autres : jusqu'où peut-on autoriser la recherche sur l'embryon ; faut-il légiférer sur le diagnostic préimplantatoire ?

Le Gouvernement vous proposera d'interdire absolument toute expérimentation sur l'embryon humain.

Mais je crois qu'à titre exceptionnel, des études fondées sur l'observation des embryons peuvent être autorisées, à deux conditions : d'abord, elles ne doivent pas avoir pour effet de porter atteinte à l'intégrité de l'embryon ; elles doivent ensuite avoir une finalité médicale.

C'est l'être humain qui doit être le bénéficiaire en dernier ressort de ces études, et non le progrès des connaissances poursuivi pour lui-même !

Deuxième condition : ces études, ainsi comprises, doivent être effectuées dans la transparence et sous le contrôle des pouvoirs publics. Nous aurons l'occasion d'en reparler.

Deuxième question grave : faut-il autoriser ou non le diagnostic préimplantatoire ?

Il s'agit, comme vous le savez, Mesdames et Messieurs les Sénateurs, d'une technique récente et encore peu fiable, mais en plein développement.

Elle consiste à prélever sur l'embryon une ou deux cellules puis, après « amplification » de l'ADN de ces cellules par génie génétique, à identifier le sexe de l'embryon et, le cas échéant, de déterminer s'il est porteur du gêne de certaines maladies graves.

Le médecin que je suis ne peut, bien sûr, rester insensible devant la perspective de débarrasser à terme l'humanité de fléaux tels que la myopathie du Duchenne, par exemple, car je connais l'immense souffrance des malades.

Mais arrêtons-nous un instant : de quel prix allons-nous payer cette avancée médicale.

En produisant plusieurs embryons au cours d'un cycle de fécondation, le DPI permet en réalité, comme il a été écrit par un groupe de scientifiques, de juristes et de moralistes, « d'élire le meilleur par sélection ».

Et l'on voit bien la logique, ou plutôt l'engrenage: après avoir subi les épreuves physiques liées à la fécondation in vitro, les couples ne comprendront pas qu'on ne leur restitue pas les embryons « les meilleurs ».

Ainsi, en légalisant le DPI, la loi ne risque-t-elle pas de légitimer la sélection biologique de l'espèce humaine ?

Pensons ensuite aux réactions des porteurs des maladies ainsi dépistées par le DPI – et pour lesquelles l'élimination de l'embryon sera autorisée.

Ne se trouveront-ils pas de facto placés « hors de l'humanité » en tout cas hors de l'humanité jugée « viable » par la science ?

J'avoue, Mesdames et Messieurs les Sénateurs, que je ne parviens pas à envisager une telle perspective avec sérénité.

Voilà pourquoi je crois que nous devons interdire purement et simplement le DPI. À titre personnel je souhaite qu'un large débat parlementaire et scientifique s'instaure, afin d'apporter réponse à certains cas exceptionnels.

Il est un dernier point sur lequel je voudrais réfléchir avec vous : il s'agit de ce que l'on appelle communément le « don » d'embryons – que le Gouvernement proposera de nommer, pour des raisons évidentes, accueil d'embryons.

Ici encore, nous nous trouvons devant des impératifs contradictoires que nous devons tenter de concilier au mieux dans l'intérêt général.

D'un côté, quoi de plus merveilleux que le don en général, et le don de la vie en particulier ?

De l'autre, rappelons-nous que la pratique de l'accueil d'embryons par un couple tiers représente aujourd'hui une pratique extrêmement marginale en France : moins de cinq cas par an !

Pouvons-nous, en conscience, prendre la responsabilité de l'encourager en l'autorisant, alors même que nul ne connaît aujourd'hui avec précision les conséquences de cette situation nouvelle pour l'identité et l'équilibre de l'enfant.

Voilà pourquoi le Gouvernement vous proposera d'encadrer de manière très rigoureuse l'accueil d'embryon, en en subordonnant le bénéfice à la décision d'un juge judiciaire, qui devra notamment apprécier les conditions d'accueil que le couple demandeur est susceptible d'offrir à l'enfant sur les plans familial, éducatif et psychologique.

Il s'agit, je crois, d'une solution permettant d'éviter toute dérive, en préservant l'intérêt de l'enfant à naître, et même celui du couple demandeur.

Telles sont, Mesdames et Messieurs les Sénateurs, les principales réflexions dont je souhaitais vous faire part à l'orée du débat qui s'engage aujourd'hui.

Notre responsabilité est immense, tant il est vrai que la loi ne vaut pas seulement par ce qu'elle dit – ce qu'elle édicte, permet ou défend – mais aussi par ce vers quoi elle fait signe, bref : par sa valeur morale.

La loi, Mesdames et Messieurs les Sénateurs, porte plus loin qu'elle-même.

Je suis sûr que nous saurons ensemble, pour parler avec Montaigne, « légiférer les mains tremblantes ».

Je vous remercie.