Texte intégral
Libération : 17 mars 1994
Libération : Comprenez-vous qu'on ait cette année beaucoup de difficultés à comprendre le bilan de la politique budgétaire ?
Nicolas Sarkozy : Je le comprends d'autant mieux que nous avons rompu cette année avec des habitudes anciennes. Les ministres du Budget qui m'ont procédé avaient pour coutume d'annoncer un déficit prévisionnel et publiaient ensuite un déficit d'exécution qui n'avait aucun rapport. Il y a donc cette année un changement dont je m'honore : à 315,7 milliards, notre déficit pour 1993 est même inférieur de 1,9 milliard à ce qui avait été annoncé.
Libération : Réponse habile, mais qui laisse la question en suspens. Cette baisse du déficit ne s'explique-t-elle pas en partie par des astuces de présentation ?
Nicolas Sarkozy : Quelles astuces ? La baisse du déficit tient à la fois à l'évolution des dépenses et à celle des recettes. Le total des charges n'a augmenté que de 7,2 milliards par rapport à notre schéma initial preuve que les dépenses ont été tenues scrupuleusement. Et les recettes ont été supérieures de 9,2 milliards aux prévisions.
Libération : Preuve que la reprise se confirme ?
Nicolas Sarkozy : Exactement, puisque ce surplus de recettes provient essentiellement des rentrées de TVA, qui se sont accélérées en fin d'année. Et c'est le meilleur indicateur pour témoigner d'une reprise de l'activité. Le gouvernement engrange les premiers résultats de sa politique.
Libération : Le déficit baisse, mais la dette s'envole... Le seul bon indicateur n'est-il donc pas celui de la dette ?
Nicolas Sarkozy : Vous vous comportez en théologien. Moi, je suis un praticien. Les deux indicateurs sont aussi importants l'un que l'autre. Parce que le déficit d'aujourd'hui, c'est la dette de demain. Et la dette d'aujourd'hui, ce sont les déficits d'hier. Il est donc parfaitement exact que la dette de l'État augmente de 38 % en deux ans. Mais sur ce montant, 30 % s'expliquent par l'augmentation du déficit laissé par nos prédécesseurs. Les 8 % restants s'expliquent par la reprise de la dette de la Sécurité sociale et par la suppression du décalage de remboursement de la TVA.
Libération : Mais en acceptant que l'État reprenne la dette de la Sécu, ne créez-vous pas un précédent ?
Nicolas Sarkozy : Vous savez parfaitement que dette de la Sécurité sociale existait bel et bien avant notre arrivée. Simplement, et vous avez vous-même dénoncé cet artifice ancien, nos prédécesseurs la sortaient opportunément du budget de l'État le 31 décembre pour la réintégrer ensuite. Alors de grâce, ne nous accusez pas d'avoir escamoté cette dette ! Nous avons, au contraire, mené une opération-vérité en faisant apparaître son existence.
Libération : Mais la Sécu va toujours s'enfoncer dans le rouge, si l'État passe l'éponge...
Nicolas Sarkozy : Je vous rappelle que le Premier ministre souhaite mettre en œuvre toutes les réformes nécessaires pour éviter que ne se creuse sans cesse le trou de la Sécurité sociale. C'est le sens de la réforme de la retraite et des premières mesures sur l'assurance maladie qui seront suivies d'autres mesures d'économies. J'espère donc que la reprise par l'État de la dette de la Sécurité sociale sera pour solde de tous comptes. Ce qui n'était pas orthodoxe, c'était d'avoir laissé se creuser le déficit de la Sécurité sociale. C'était cela, le scandale.
Libération : Mais vous vous êtes tout de même autorisé quelques entorses à l'orthodoxie budgétaire. Par exemple en finançant les dépenses courantes avec les recettes de privatisations, ce à quoi, en 1986-1988, Édouard Balladur s'était toujours opposé.
Nicolas Sarkozy : Le Premier ministre m'a confié une responsabilité très simple : mettre en œuvre un budget qui aide le plus efficacement possible la reprise de l'économie. Or, le contexte est radicalement différent de la période que vous évoquez. En 1986-1988, la France était en pleine phase de redémarrage et il n'était pas nécessaire de soutenir l'activité. Il était donc normal d'affecter les recettes de privatisations aux dotations aux entreprises publiques et au désendettement. En 1993, nous avons trouvé l'économie en grave récession. Je vous pose donc la question : faut-il faire le même budget pour les périodes d'expansion et pour celles de récession ? Ma réponse est clairement non.
Libération : Quand la croissance sera revenue, vous cesserez donc de mettre à contribution le patrimoine de l'État pour boucher les trous du budget.
Nicolas Sarkozy : À situation exceptionnelle, mesure exceptionnelle. Quand les rentrées fiscales reviendront, il faudra en consacrer une part à la diminution du déficit. Nous nous y sommes d'ailleurs engagés dans la loi quinquennale qui programme une forte décrue du déficit d'ici à 1997. Car je ne me satisfais pas de devoir, dans le budget de 1994, consacrer les deux tiers des recettes de l'impôt sur le revenu au remboursement des intérêts de la dette. Mais je suis bien obligé de faire avec. Quand vous avez 140 milliards de recettes fiscales en moins, il faut bien trouver les moyens pour faire redémarrer l'économie française.
Libération : Vous n'êtes donc pas de ceux qui estiment que les procédures budgétaires manquent totalement de transparence ?
Nicolas Sarkozy : Ce que je peux vous dire, c'est que je suis tout à fait disposé à œuvrer pour plus de transparence. Le premier dysfonctionnement de la procédure budgétaire, c'est que les grands débats ont lieu au moment de la prévision où personne ne sait vraiment ce qui se passera. Et au moment de l'exécution, plus rien. Il serait judicieux de changer cela. Sans doute faudrait-il qu'il y ait un débat au parlement au moment de l'exécution, pour faire le bilan. Mais croyez-moi : si ce débat avait lieu aujourd'hui, je ne le craindrais pas.
Les Échos : 17 mars 1994
Les Échos : Comment expliquez-vous que le CIP donne lieu à une telle mobilisation ?
Nicolas Sarkozy : Je l'explique par le fait qu'on oublie une réalité, celle des 750 000 jeunes sans emploi. On manifeste, on proteste, on commente le fait que la France détient le triste record du chômage des jeunes. Mais quelles initiatives propose-t-on ici ou là pour résoudre ce véritable drame ? Le contrat d'insertion professionnelle a deux caractéristiques par rapport aux formules habituelles : c'est un contrat de travail et, qui plus est, un contrat en entreprise et non plus l'un de ces innombrables stages dans les administrations proposés jusqu'ici aux jeunes, qui ne débouchent le plus souvent sur aucun emploi. Il faut bien reconnaître que ces derniers ne semblaient choquer personne, même quand ils étaient payés bien au-dessous du SMIC.
Les Échos : Vous avez prévenu les syndicats en début de semaine que vous ne retireriez pas le CIP. Mais ne disiez-vous pas la même chose avant l'abandon de la révision de la loi Falloux ?
Nicolas Sarkozy : Nous avons amendé le CIP afin de répondre à toutes les légitimes interrogations ou malentendus. Ne rien faire serait se résoudre à l'idée que la France est condamnée à voir plus de jeunes au chômage que tous ses principaux partenaires. C'est pourquoi je crois en l'utilité de cette formule.
Les Échos : À débat politique réponse politique. Raymond Barre ne vous a-t-il pas conseillé de différer l'application de cette réforme ?
Nicolas Sarkozy : Il faut agir. Les jeunes ne peuvent plus attendre. Ils ont besoin d'insertion. La seule solution, c'est de les faire entrer en entreprise. Encore faut-il sortir de l'idée que le chef d'entreprise est par définition un exploiteur et le responsable d'une administration par nature un bienfaiteur. Chaque fois qu'il veut réformer, le gouvernement se heurte aux conservatismes de tous bords. Mais les jeunes, eux, veulent d'abord un emploi. Et notre but est de les y aider.
Je comprends leur inquiétude. Je comprends leur angoisse, mais je refuse les critiques de ceux qui ont été les champions du traitement statistique du chômage. Quand on a échoué sur ce dossier au point où ont échoué Michel Rocard et Laurent Fabius, on a la pudeur d'attendre avant de commenter. Ils ont assisté impuissants au doublement du nombre des chômeurs. Peut-on nous reprocher de tout faire pour réparer les dégâts ?
Les Échos : Pourquoi, avant de baisser la rémunération directe, n'avez-vous pas baissé les charges de façon importante ?
Nicolas Sarkozy : Il ne s'agit pas de baisser la rémunération mais de prendre en compte cette réalité. Un jeune sans formation a besoin d'en acquérir une. Il ne passera donc pas 100 % de son temps à produire. La rémunération sera donc en conséquence. S'agissant de la baisse des charges, nous la mettons en œuvre dans le budget 1994, 10 milliards de francs sont consacrés à la baisse des cotisations familiales sur les bas salaires. En plus de cette somme, le volet formation des CIP fera l'objet également de nouvelles prises en charge de cotisations sociales par l'État. La loi quinquennale, enfin, prévoit une réduction des cotisations familiales de 40 milliards en 1998. Ce n'est pas assez, se plaignent certains. Mais ce sont les mêmes qui, ensuite, réclament des baisses d'impôts ou qui nous reprochent d'avoir fait trop de cadeaux aux entreprises. S'ils souhaitent que nous puissions dégager quelques dizaines de milliards supplémentaires pour financer de nouveaux allégements des charges, j'attends leurs propositions pour trouver les sources de financement nécessaires.
Quant aux salaires d'embauche, enfin, soyons clairs : je répète que, pour les jeunes diplômés, la rémunération ne sera en aucun cas inférieure au SMIC. Pour les jeunes non qualifiés, la rémunération inférieure au SMIC ne se justifie que par le tutorat, ce tutorat à l'allemande que l'on cite toujours en exemple.
Les Échos : Au chapitre des réformes différées figure l'assurance-maladie !
Nicolas Sarkozy : La réforme de l'assurance-maladie est incontournable. De deux choses l'une ou bien on augmente la CSG, ce que je me refuse à envisager, ou bien on maîtrise les dépenses. Cette maîtrise a été entamée par Simone Veil : les mesures prises en juin nous permettent d'escompter une économie de 23 milliards, dont 17 au titre de la nouvelle convention médicale. Il faut continuer, même si c'est très difficile. Dans les hôpitaux, qui peut contester la nécessité de la réforme ? Mais il faudra prendre d'autres mesures de maîtrise, sur le médicament notamment. Et enfin poursuivre la négociation conventionnelle avec les syndicats de médecins.
Si les chiffres dérivent, nous agirons en conséquence. Mais essayons de le faire sans désigner de boucs émissaires. Non pas contre, mais avec les professionnels de la santé, les gestionnaires d'hôpitaux et les industriels du médicament. Ils sont tous parfaitement conscients que les réformes sont incontournables.
Les Échos : Vous venez de présenter une exécution du budget 1993 qui a été légèrement meilleure que vous ne le pensiez en décembre. Comment l'expliquez-vous ?
Nicolas Sarkozy : Comme je l'avais dit en décembre, les recettes sont meilleures que prévues. Elles ont même été supérieures de 9,2 milliards à nos prévisions, grâce à de bonnes rentrées de TVA en fin d'année, qui témoignent du redémarrage incontestable de l'économie française. Les observateurs estimaient probable une dérive supplémentaire de 10 à 15 milliards. Ce n'est pas le cas. C'est la première fois depuis 1990 que l'objectif de déficit est respecté et même mieux que cela. La tenue des recettes montre également que nos prévisions de croissance pour cette année sont parfaitement réalistes. Je constate avec satisfaction que la plupart des instituts privés de conjoncture révisent à la hausse leurs prévisions de croissance. Tous les organismes sont quasiment au-dessus de 1 %. J'avais qualifié de « raisonnablement volontariste » le chiffre retenu dans la loi de Finances pour 1994 (1,4 %) : il apparaît de plus en plus crédible.
Les Échos : On vous reproche d'avoir débudgétisé certaines dépenses au détriment de la dette publique, qui a atteint 2 470 milliards fin 1993…
Nicolas Sarkozy : Je réfute complètement cet argument ! La reprise de la dette de la Sécurité sociale n'est pas une débudgétisation. Tout le monde connaît la manipulation faite les années précédentes, qui consistait à sortir des comptes du budget de l'État le passif de la Sécurité sociale trois jours avant le jour de l'An, pour le réintroduire immédiatement après. Pendant quatre jours, 110 milliards disparaissaient comme par magie !
Quant au remboursement de la TVA aux entreprises, qui peut nier qu'il s'agissait d'une dette de l'État ? Nous l'avons simplement fait apparaître au grand jour. Et nous la remboursons grâce à l'emprunt Balladur. C'est ce que l'on appelle la sincérité des comptes. J'ajoute qu'à 0,05 % point près, nous avons tenu les dépenses de l'État. Cela aussi, c'est nouveau.
Les Échos : Le gouvernement a indiqué qu'un nouvel allégement de l'impôt sur le revenu, à hauteur de 20 milliards, serait en 1995 sa première priorité. Comment comptez-vous y parvenir ?
Nicolas Sarkozy : Effectivement, nous comptons poursuivre la réforme de l'impôt sur le revenu, entamée dans la loi de Finances pour 1994. Nous avons réduit le nombre des tranches du barème de 13 à 7. Nous irons plus loin dans la loi de Finances pour 1995, en passant de 7 à 5. Mais je confirme aussi mon intention d'élargir l'assiette de l'impôt, comme d'ailleurs l'ont fait tous les grands pays industrialisés il y a plusieurs années déjà. Entendez-moi bien : il ne s'agit pas d'augmenter le nombre des contribuables, la CSG ayant joué ce rôle, il s'agit de supprimer un certain nombre de « niches fiscales ». Je ne crois pas au grand soir fiscal, mais il y a aujourd'hui 116 déductions fiscales en tous genres qui n'ont plus toutes, loin de là, de justifications. C'est très simple : si on veut baisser les taux, il faut avoir le courage de réduire de manière significative certaines exonérations. Je souhaite que ce débat soit engagé sereinement pour que l'on puisse réintroduire un certain nombre de revenus dans l'assiette de l'impôt et respecter ainsi notre double objectif : l'allégement et la simplification de l'impôt sur le revenu.
Les Échos : Supprimerez-vous le taux le plus élevé du barème, à 56,8 % ?
Nicolas Sarkozy : Plus on réduit le nombre des tranches, plus c'est difficile de maintenir un taux marginal très élevé. Ce que je souhaite faire comprendre, c'est qu'il s'agit d'une question technique et non pas idéologique. Faire de l'idéologie avec la réforme fiscale, c'est être assuré qu'elle n'aboutira pas.
Les Échos : Quelles sont vos autres priorités fiscales ?
Nicolas Sarkozy : Notre deuxième priorité, c'est la taxe professionnelle, sur laquelle il va falloir réfléchir dans le cadre de la loi d'orientation sur l'aménagement du territoire de Charles Pasqua. La taxe professionnelle telle qu'elle existe aujourd'hui pose trois problèmes. Premièrement, son assiette pénalise trop l'emploi et l'investissement. Deuxièmement, elle crée trop de distorsions entre communes et crée des inégalités de concurrence entre entreprises.
Enfin – et c'est bien la preuve que cet impôt ne fonctionne plus correctement – l'État a été contraint de prendre directement à sa charge environ 20 % des sommes dues aux communes. Poser le principe d'une réforme de la taxe professionnelle pourrait constituer le volet fiscal de la loi sur l'aménagement du territoire. Mais on ne réformera pas un tel impôt en trois mois.
Les Échos : Les sondages sont depuis quelques semaines moins bons pour le gouvernement et le Premier ministre. Comment comptez-vous remonter la pente d'ici à l'été ?
Nicolas Sarkozy : Avant les initiatives, ce sont les résultats qui compteront. La croissance revient. La progression du chômage a été fortement réduite. L'autorité et l'impartialité de l'État ont été restaurées. Pour le reste, le Premier ministre est bien décidé à poursuivre la mise en œuvre des réformes indispensables à la France. Le programme du gouvernement est déjà chargé. Le parlement discutera dans les semaines qui viennent de lois quinquennales sur la famille, la programmation militaire et l'aménagement du territoire. Il restera aux Français à juger le moment venu. Je suis confiant dans leur capacité de discernement.