Interviews de M. Ernest-Antoine Seillière, Président du CNPF, dans "Valeurs actuelles" le 27 juin 1998 et dans "Le Monde" le 30, sur l'opposition du CNPF à l'intégration de l'outil de travail dans l'assiette de l'Impôt sur la fortune, et l'ouverture des négociations pour l'application de la loi sur la réduction du temps de travail.

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Intervenant(s) : 

Média : Emission la politique de la France dans le monde - Le Monde - Valeurs actuelles

Texte intégral

Valeurs Actuelles – 27 juin 1998

Q - Qu'allez-vous faire à propos de l'ISF ?

E.-A. Seillière. Le CNPF continuera de dénoncer sans relâche les effets économiques néfastes d'une intégration de l'outil de travail dans l'assiette de l'ISF. Cette mesure serait d'autant plus inopportune et pernicieuse que cette extension toucherait essentiellement les entreprises petites et moyennes. Les grandes entreprises dont le dirigeant possède plus de 25 % du capital sont rares.

Par ailleurs, il faut juger une telle initiative dans le contexte européen : la France est le seul pays à subir à la fois l'ISF, une taxe sur les plus-values, et à ne pas bénéficier d'exonération pour la transmission des entreprises. En outre, seuls neuf pays de l'OCDE (sur vingt-neuf) ont un impôt du type ISF. Et de nombreux pays, comme l'Autriche, le Danemark et très récemment l'Allemagne, ont supprimé cet impôt.

Q - Quelles seraient les conséquences d'une telle taxation ?

L'extension de l'ISF à l'outil de travail serait un coup très dur porté aux entreprises de terrain. Les conséquences seraient d'autant plus lourdes que la France souffre déjà d'un déficit d'entreprises moyennes en raison des droits de transmission. Elle pèserait lourdement sur les moyens des entreprises, qui pour permettre à l'entrepreneur d'acquitter l'impôt n'aura d'autre moyen que d'accroître la distribution de dividendes.

Cela aurait pour effet de déséquilibrer le financement des entreprises, qui manquent singulièrement de fonds propres.

A toutes ces conséquences économiques, il faudrait ajouter les effets psychologiques désastreux non négligeables d'une intégration de l'outil de travail qui surviendrait après le vote de la loi sur les 35 heures. De nombreux entrepreneurs se sentiraient découragés et démotivés, au point de mettre en question leur vocation d'entrepreneur.

Q - La règle qui veut que seuls les dirigeants possédant plus de 25 % du capital de leur entreprise soient exonérés du paiement de l'ISF, qui contribue parfois à freiner la relève au sein des entreprises, ne devrait-elle pas être revue ?

Non. Modifier sans cesse les règles du jeu n'est pas une solution. Il y a d'excellents entrepreneurs âgés. Ne sommes-nous pas cernés de responsables publics qui ont dépassé l'âge de la retraite ?

Q - Et le cas de François Pinault ?

Je n'ai pas de commentaire à faire sur le cas particulier de tel ou tel entrepreneur. Si certains d'entre eux sont bien conseillés fiscalement et peuvent légitimement échapper à l'ISF, ce n'est pas une raison pour intégrer l'outil de travail dans l'assiette de l'ISF.


Le Monde - 30 juin 1998

Q - « Ce qui fait la richesse des entrepreneurs doit être respecté pour qu'ils continuent à travailler »
« Le CNPF entend-il favoriser ou non l'ouverture des négociations, prévues par la loi, sur le passage aux 35 heures ?

Puisque la loi a été votée et que, en l'an 2000, il va falloir être aux 35 heures, il faut, bien entendu, s'en occuper. Au CNPF, nous avons renvoyé de façon décentralisée le problème sur le terrain. Nous avons dit aux entrepreneurs : «  Vous allez regarder votre problème en face. Si vous pouvez engager des négociations, faites-le ! Si vous ne voulez pas, ne le faites pas et dites-nous pourquoi, de façon que nous puissions en rendre compte. » Et si des négociations s'ouvrent et échouent, nous pourrons rassembler l'argumentaire pour en faire part au Gouvernement.

Si, bien entendu, des sociétés diverses sont capables de mettre en œuvre les 35 heures, dans le cadre d'un accord avec leurs salariés, bravo ! Il ne faut pas, en effet, que le CNPF, qui a essayé de s'opposer aux 35 heures tant qu'elles étaient en débat, soit considéré comme hostile à la réussite d'une négociation dans l'entreprise à partir du moment où cela devient la règle du jeu. Nous sommes réalistes.

Q - Ces négociations sont-elles, pour vous, l'occasion de faire progresser le dialogue social ?

Nous avons dit, dès le départ, que l'inscription des 35 heures dans une loi n'est pas de nature à faire progresser le dialogue social.

Qu'est-ce que le dialogue social, en effet ? C'est, dans le cadre le plus décentralisé possible, la prise en compte, entre l'entrepreneur et les salariés, de la réalité de l'entreprise. A partir du moment où l'on décrète que le résultat – les 35 heures – sera obtenu en l'an 2000, nous estimons qu'il y aura une grande difficulté à obtenir des partenaires sociaux qu'ils donnent, en échange, ce dont l'entrepreneur a besoin.

Il va raccourcir le plan de travail, il va avoir moins de travail à sa disposition : il faut qu'il ait moins de salaires à distribuer, ou bien qu'il ait pu réorganiser le travail de telle manière qu'il puisse, en fait, compenser la réduction du travail par son organisation. Donc, il va demander aux partenaires sociaux, aux salariés, de lui donner quelque chose en échange. Or c'est très difficile à partir du moment où l'on a affirmé au départ, par la loi, que les 35 heures sont acquises !

Nous avons voulu, tout de même, qu'on donne le maximum de chances à ce dialogue, et nous avons demandé, qu'il soit décentralisé dans les métiers très différents les uns des autres. Tout le monde comprend qu'il y a une grande différence entre les 35 heures dans l'industrie chimique et les 35 heures dans l'assurance. Il faut donc, dans chaque métier et, si possible, dans chaque entreprise, voir les choses en face. Nous sommes dans cette phase de prise en compte de la réalité sur le terrain, phase que nous souhaitons et dans laquelle nous ne donnons strictement aucune instruction.

Croyez bien qu'une entreprise qui cherchera les subventions, qui conclura un accord « loi Aubry » et qui y trouvera satisfaction, cela nous va très bien ! Nous sommes tout à fait pragmatiques et, quand on nous accuse de vouloir donner des mots d'ordre sur les conventions collectives, on nous fait un procès d'intention.

Q - Essayez-vous, aujourd'hui, de négocier quelque chose avec le Gouvernement ?

Nous essaierons certainement, le moment venu, d'apporter au Gouvernement la réalité du terrain. Je ne sais pas exactement à quel moment cela pourra être fait. A mon avis, on verra tout de même, assez sensiblement, avant la fin de l'année, si les 35 heures pénètrent ou pas la réalité économique et sociale de l'entreprise.

Le régime et le nombre des heures supplémentaires sont un point-clé de la négociation, de même que l'annualisation, le régime des cadres et celui du SMIC. Enormément de choses sont à préciser et seront précisées, nous l'espérons. Si elles ne le sont pas, ce sera notre rôle – et un rôle combatif – que de faire comprendre pourquoi cela ne marche pas.

Q - Vous avez qualifié l'éventuelle intégration des biens professionnels dans l'assiette de l'Impôt de solidarité sur la fortune de « casus belli ». Allez-vous partir en guerre, sur ce sujet, comme vous l'aviez fait, à l'automne, sur les 35 heures ?

Je sens bien le phénomène qui se met en place et qui, s'il était accéléré, entraînerait un déclin économique. Attention à ne pas considérer les riches comme des gens sur lesquels on peut tirer sans cesse ! Ce qui fait la richesse des entrepreneurs doit être respecté pour qu'ils continuent à travailler comme ils le font.

Q - Certains gros contribuables disent pourtant, eux-mêmes, que l'ISF est un impôt mal conçu, qui frappe les millionnaires mais épargne les milliardaires…

La justice fiscale est une affaire très subjective et très politique. Si, pour rattraper je ne sais quel cas particulier, sur lequel on met volontiers l'accent médiatiquement, on se prépare à jeter un nouveau filet fiscal sur des dizaines de milliers d'entrepreneurs petits et grands…

Q - Vous pensez au cas de François Pinault ?

Je ne suis pas là pour donner des noms…

Q - Comment expliquez-vous que la quatrième fortune française – 30 milliards de francs – ne paie pas l'impôt ?

M. Pinault est très bien conseillé ; il agit dans le cadre de la loi. Mais ce qui arrive à X, Y ou Z m'est complètement égal ! Moi, je défends les entrepreneurs de terrain et je leur dis : « Chers amis entrepreneurs, on va vous défendre pour essayer d'éviter que vous n'ayez à payer une nouvelle taxe ! » Les conséquences de l'extension de l'ISF à l'outil de travail seraient catastrophiques. Il y a des milliers et des milliers d'entrepreneurs qui, dans ce cas, se prépareraient à arrêter leur entreprise, à la céder ou, éventuellement, à poursuivre leur activité ailleurs. »