Interviews de M. Charles Pasqua, conseiller politique du RPR, dans "Le Monde" du 17 juillet 1998, "L'Evénement du jeudi" du 23 juillet, sur sa proposition de régulariser tous les sans-papiers identifiés et la stratégie politique à droite.

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Média : Emission la politique de la France dans le monde - L'évènement du jeudi - Le Monde

Texte intégral

Le Monde : 17 juillet 1998

Le Monde : Le président de la République a eu des mots assez durs, à l'égard de l'opposition, lors de son intervention du 14 juillet. Il a évoqué ses "querelles", ses "difficultés" et même son "lot de médiocrité". N'attendiez-vous pas un meilleur soutien de la part de Jacques Chirac ?

Charles Pasqua : Je ne me suis pas senti visé ! Moi non plus, je ne m'arrête pas aux querelles subalternes ni aux médiocrités. Chacun sait que, depuis des semaines, le président souhaite que l'opposition s'aligne sur sa démarche, ce qui est très difficile. Car si l'opposition est amenée à soutenir le président dans toutes ses initiatives, alors que lui-même est appelé à être certaines fois en accord avec la majorité et le gouvernement, cela rend la démarche de l'opposition incompréhensible pour son électorat. Que le président soit irrité par les velléités d'autonomie de l'opposition, cela se comprend. Mais si l'opposition n'a pas d'autonomie, elle sera vite réduite à peu de choses.

Le Monde : Cela va parfois au-delà de l'autonomie. Personnellement, vous êtes en totale opposition avec le président sur des sujets tels que la réforme de la justice ou la construction européenne...

Charles Pasqua : Comme lui, je me détermine en fonction de l'idée que je me fais de l'intérêt national. J'ai pour le président de la République le respect qui est dû à sa fonction, et j'ai aussi pour lui l'amitié qui me lie à celui avec lequel j'ai partagé beaucoup de combats. Mais cela ne m'empêche pas de me déterminer par moi-même.

Le Monde : Philippe Séguin qui, lui aussi, a décidé de mener le débat sur l'Europe, n'est pourtant pas sur la même ligne que la vôtre.

Charles Pasqua : Il a, sur les conséquences du traité d'Amsterdam en terme d'abandon de souveraineté nationale, la même analyse que moi. Nous divergeons sur les conséquences que nous en tirons. Il pense qu'il suffirait d'introduire dans notre Constitution une disposition selon laquelle il ne peut y avoir d'abandon de souveraineté. Mais la difficulté est que, si le traité d'Amsterdam est adopté, toute modification qui serait apportée à notre Constitution deviendrait sans effet. Car, dans le traité d'Amsterdam, il existe une disposition qui valide définitivement la supériorité du droit européen sur le droit national, fût-ce la Constitution. Je reconnais donc que la démarche de Philippe Séguin dénote une réelle prise de conscience, mais ce ne sera pas suffisant. En toute hypothèse, il faudra le moment venu consulter les Français car c'est à eux seuls de trancher.

Le Monde : Dans son intervention, le président de la République a souhaité que les étrangers en situation irrégulière soient sanctionnés et expulsés, adressant ainsi une sorte de satisfecit au gouvernement aux prises avec la question des sans-papiers. Vous-même, dont le nom est associé à la loi de 1993 sur l'immigration, quel est aujourd'hui votre sentiment ?

Charles Pasqua : Dès la discussion au Sénat du nouveau projet de loi sur l'immigration, je suis intervenu avec courtoisie parce que j'ai pour Jean-Pierre Chevènement de la considération et de l'estime, mais aussi avec une certaine fermeté, en dénonçant les dangers de la démarche engagée. Le gouvernement mettait le doigt dans un engrenage dont il lui serait difficile de sortir : que ferait-il des personnes non régularisées ? M. Chevènement m'avait répondu qu'elles seraient reconduites à la frontière. Aujourd'hui, je constate que sur cent cinquante mille étrangers ayant demandé leur régularisation, soixante-dix mille ont été déboutés mais vont rester sur notre sol. La commission chargée de réexaminer les cas litigieux n'opérera que des rectifications marginales.
Nous nous trouvons donc devant un problème que nous devons traiter avec pragmatisme et responsabilité, en fonction de l'intérêt national, en essayant de surmonter nos débats idéologiques ou politiques. Que vont devenir les soixante mille à soixante-dix mille étrangers en situation illégale non régularisés ? Comme ils doivent vivre, ils deviendront la proie d'entrepreneurs qui les exploiteront et certains basculeront dans la délinquance. Nous risquons de traîner cette situation insoluble pendant des années. L'attitude tant du gouvernement que des plus hautes autorités de l’État est paradoxale : ils assurent que la France est grande et forte, capable d'intégrer et, dans le même temps, ils se montrent incapables de résoudre ce problème.

Le Monde : Quelle est votre solution ?

Charles Pasqua : Il n'y en a qu'une, même si elle n'est pas facile à expliquer à l'opinion publique, Napoléon disait qu'on ne peut sortir de certaines situations que par une faute. En l'occurrence, on ne peut en sortir qu'en régularisant la totalité des personnes qui en ont fait la demande, sauf ceux qui ont commis un autre délit. Lorsque ces étrangers se sont rendus dans les préfectures, ils s'en sont remis à la bonne foi des autorités françaises. Ils ont cru, peut être à tort, qu'ils allaient tous être régularisés. Et aujourd'hui on les rejette pour des raisons sans doute justifiées au regard des critères retenus, mais qui vont installer chez eux une très grande amertume. Peut-on traîner ça encore des années ?

Le Monde : Votre attitude est paradoxale : vous avez fait voter une loi qui, en restreignant les conditions de séjour des étrangers, a multiplié les situations d'illégalité. Pourquoi ne l’avez-vous pas entamé cette régularisation générale. Lorsque vous étiez ministre de l'intérieur ?

Charles Pasqua : Mais parce que je n'ai jamais été partisan de cette démarche ! Quand j'étais au gouvernement, j'ai régularisé la situation de quelques milliers de personnes, lorsqu'on me soumettait un cas qui me semblait valable, en vertu du droit régalien de l’État. Je l'ai fait sans tambour ni trompette. Mais la régularisation à grande échelle, c'est le gouvernement actuel qui l'a décidée ! Dès lors qu'il est entré dans ce schéma, je ne vois pas comment il peut en sortir autrement que comme je viens de le dire.

Le Monde : Parmi les cent cinquante mille demandeurs de papiers, beaucoup étaient déjà en situation irrégulière lorsque vous étiez au gouvernement.

Charles Pasqua : Je n'en suis pas sûr. Il y avait des gens entrés illégalement et qui ne pouvaient pas justifier d'un séjour suffisant ou d'attaches familiales pour avoir des papiers. En 1998, je ne suis plus ministre de l'intérieur ; nous sommes avec un gouvernement qui a entamé une procédure, qui a donc appelé les irréguliers à se faire connaître, qui en a régularisés plus de la moitié. La question est simple : ces gens partiront-ils ? Évidemment non. D'abord parce que, même clandestins, ils sont mille fois mieux ici, étant donné que dans leur pays, ils n'ont rien. Ensuite, parce qu'on ne veut plus expulser par charter, ce qui serait d'ailleurs loin de suffire. Les commandants de bord eux-mêmes ne veulent plus embarquer les expulsés. Le gouvernement doit donc trancher autrement. Je comprends qu'il ait peur de le faire pour des raisons politiques. Mais j'ai été ministre de l'intérieur : je ne fais pas preuve d'angélisme mais de pragmatisme.

Le Monde : Vous expliquiez cependant que toute annonce libérale risquait de provoquer un appel d'air en provenance des pays d'émigration.

Charles Pasqua : Dans ce cas précis, je ne crois pas. Il s'agit uniquement de résorber une situation donnée. Mais il faut aussi que nous retrouvions le contrôle de nos frontières, ce qui dépend de notre propre volonté. Contrôler, cela veut dire ne pas laisser Bruxelles décider à notre place, comme le prévoit le traité d'Amsterdam. Cela signifie aussi négocier avec les États d'origine. C'est la moindre de choses de leur demander de contrôler leur émigration en contrepartie de notre aide et de nos investissements. Si nous parvenons à obtenir ce contrôle à la source, nous pourrons accepter des quotas d'immigrés en provenance de ces pays et être intraitables sur les reconduites.

Le Monde : Vous avez déjà prôné des quotas, entre 1986 et 1993. Pourquoi relancer cette idée alors qu'il n'en a pas été question lorsque vous étiez ministre de l'intérieur d'Edouard Balladur ?

Charles Pasqua : La majorité de l'époque n'a pas retenu cette idée elle a eu tort car on ne peut pas traiter tous les pays de la même manière. Regardez l'équipe de France championne du monde. Regardez les jeunes de nos banlieues, ils sont issus de nos anciennes colonies. On ne peut pas oublier la part que les Algériens, Marocains, Tunisiens et Africains ont pris dans la libération de la France. On ne peut pas les traiter comme les Sri-Lankais. Il faut des quotas favorables à ceux qui viennent de l'ancien empire français.

Le Monde : En demandant une régularisation générale, ne risquez-vous pas de refaire de l'immigration un sujet de conflit?

Charles Pasqua : A certains moments, il faut des électrochocs pour parvenir au consensus.

Le Monde : Est-ce l'image de l'intégration fournie par le Mondial qui vous convainc de prendre cette position ?

Charles Pasqua : Le Mondial a montré aux yeux de tous que l'intégration est réussie à 90 % dans ce pays. Il a aussi renforcé les Français dans le sentiment que la France existe par elle-même. Dans ces moments-là, quand la France est forte, elle peut être généreuse, elle doit faire un geste. De Gaulle l'aurait probablement fait.

Le Monde : Comment allez-vous expliquer ce geste à l'opinion, et notamment à l'électorat de droite ?

Charles Pasqua : Si on explique les choses aux Français, ils sont capables de les comprendre. J'ai été à deux reprises ministre de l'Intérieur et j'ai bien vu quels étaient les problèmes. Après le premier moment de choc, l'opinion comprendra elle aussi que, de toute manière, ces gens-là ne partiront pas. Peut-être certains se demanderont-ils ce qui me prend ou si je suis passé à gauche. Moi, je dis que je suis seulement réaliste. »


L'Evènement du jeudi : 23 juillet 1998.


Michel Wieviorka * : A entendre vos récentes déclarations sur la régularisation de tous les sans-papiers, on se demande si le Charles Pasqua de 1998 voterait encore les fameuses lois portant son nom ?

Charles Pasqua: Bien sûr que oui ! Sauf que les lois Pasqua d'aujourd'hui ne seraient pas les mêmes car nous ne sommes plus dans la même situation. Dois-je rappeler dans quel contexte ont été votées les lois portant mon nom ? A l'Assemblée nationale, en dehors de Julien Dray, il n'y a pratiquement pas eu d'opposition. Pendant la campagne présidentielle de 1995, à aucun moment ces lois n'ont été remises en question, sauf par une infime minorité, à tel point que Lionel Jospin n'en avait pas fait un élément déterminant de sa campagne. Je ne mérite donc ni l'excès d'honneur ni l'excès d'indignité dont on a bien voulu me couvrir à cette occasion.
Ce que j'ai regretté par la suite, c'est que, depuis vingt ans, chaque ministre de l'Intérieur est confronté à ce problème de l'immigration sans qu'une position claire et consensuelle soit prise. Il faudrait sortir de ce cycle infernal, et c'est la raison de mes récentes déclarations. Elles ont pour but de faire prendre conscience de l'opportunité qui s'offre à nous en un moment privilégié, celui durant lequel l'immense majorité du pays s'est reconnue dans la République et dans la nation.

M.W. : Vous faites là allusion aux résultats du Mondial de football. On pourrait vous objecter que, si la France s'est reconnue concrètement dans une équipe de football, elle ne s'est pas reconnue dans une institution.

Ch.P. : Elle se reconnaît dans ce qu'elle peut. Nous ne sommes pas en guerre, la France ne peut donc se reconnaître dans son armée !

M.W. : Prenons les choses autrement. Pourquoi des footballeurs se retrouvent-ils dans cette équipe de France et déclenchent-ils un tel phénomène ? C'est parce que le foot, à travers les lois du marché, à travers certaines dynamiques sociales, leur a permis de déployer leurs compétences et d'accéder, en transcendant le racisme et la discrimination, au meilleur niveau. Ce ne sont pas les mécanismes de la République qui ont permis cette intégration. Il y a certes une énorme demande d'intégration, un énorme désir d'être dans la République mais cela marche plutôt en dehors des institutions qui ont en charge la République.

Ch.P. : Comme tout sociologue, vous êtes un peu entomologiste, ce qui vous amène à vouloir disséquer ce phénomène à l'aide d'un microscope. C'est légitime. Moi, je ne me pose pas ce genre de questions. Je constate que, à une occasion donnée, des centaines de milliers de gens se sont rassemblés, ont pris conscience qu'ils appartenaient à la même nation, ont brandi le même drapeau et ont chanté la Marseillaise. C'est formidable !
Cela fait des années qu'on nous explique que la France est devenue un petit pays, qu'elle n'a pas de rôle à jouer sur le plan mondial et qu'elle ne peut pas faire grand-chose par elle-même. Tout à coup, on réalise que l'équipe de France finit par gagner la Coupe du monde de football. C'est comme une libération extraordinaire dans laquelle les gens se reconnaissent. Ils se disent qu'après tout la France à laquelle ils appartiennent, qu'ils soient black, blancs, beur et j'en passe, ce n'est pas rien. Les mêmes qui disaient quelques jours auparavant : « La France, je m'en fous » brandissent le drapeau tricolore. C'est le plus beau 14 juillet qu'on ait eu depuis 1790. En réalité, il aurait fallu défiler en criant : « Vive la nation ! »
Ce qui compte, ce n'est pas l'équipe de foot. C'est le fait que, à un moment donné, les gens ont besoin de se rassembler et de se réconcilier autour d'une certaine idée de la nation. Je ne vais pas vous citer Jaurès : « La nation, c'est le seul bien des pauvres ». Mais il y a eu indéniablement un rassemblement autour d'une idée toujours neuve, la France. Soyons sérieux, si la finale avait opposé l'Allemagne au Brésil, les Français auraient été pour le Brésil. L'Europe était bien loin mais la France était là. En fait, quand il y a une circonstance qui permet à un peuple de se retrouver et de manifester une grande cohésion, c'est un élément capital dont on n'a pas encore mesuré toutes les conséquences. Elles seront innombrables.

M.W. : Ce qui est frappant, en tous les cas, c'est la parfaite simultanéité de vos récents propos sur les sans papiers et sur l'Europe, comme si le tout s'insérait dans une même logique.

Ch.P. : D'abord, ne parlons pas de l'Europe parce que c'est un abus de confiance. Parlons de l'Union européenne. Ce sont quinze pays qui se sont regroupés et qui essaient de prendre des décisions communes dans un certain nombre de domaines, avec plus ou moins de bonheur. Cela dit, il y a une logique entre l'un et l'autre de mes propos.
Quand j'ai parlé de cette affaire des sans-papiers, je l'ai bien entendu resituée dans son contexte. J'ai dit que, sauf si l'on pratiquait l'hypocrisie comme système politique, il fallait résoudre ce problème et qu'il y avait une seule manière de le faire. Dans le même temps, j'ai rappelé que, pour traiter de l'immigration avec efficacité, il fallait, d'une part, discuter avec les pays émetteurs d'immigration, leur demander de contrôler leurs flux migratoires moyennant l'instauration de quotas, d'autre part, maîtriser le contrôle de nos frontières. Cela suppose que la France reste maîtresse de ses décisions en la matière. Or, à travers les dispositions prévues dans le traité d'Amsterdam, nous allons nous décharger totalement de ces responsabilités sur la Commission de Bruxelles.
Vous pourriez m'objecter qu'actuellement le contrôle aux frontières est déjà communautarisé au travers des accords de Schengen. Sur quoi je vous répondrais que non, car il s'agit de coopération interétatique. C'est différent, et Jacques Chirac l'a bien montré en freinant à plusieurs reprises les flux entre les Pays-Bas et la France, ce qui souligne que nous avons la libre maîtrise des choses. Autant je suis pour la coopération interétatique, autant je suis contre la communautarisation dans ce domaine.

M.W. : Permettez-moi de replacer vos déclarations dans un autre contexte, lui aussi global, qui est le contexte politique de notre pays. Vos prises de position donnent, je crois, une image compliquée de ce que peut être l'avenir de la droite.

Ch.P. : Mais l'avenir de la droite, pour le moment, je m'en fiche ! L'urgence, pour moi, c'est l'avenir de la France. La droite, ce n'est pas mon problème ! Je n'en suis pas en charge.

M.W. : Pourtant ce devrait l'être, car vous êtes un homme politique.

Ch.P. : Je suis gaulliste, je ne suis pas de droite !

M.W. : Vous n'êtes pas spécialement de gauche !

Ch.P. : Oui, mais le général de Gaulle disait que la France n'est ni la droite ni la gauche. Chacun d'entre nous est partagé.

M.W. :Considérez-vous qu'il est plus urgent de défendre un idéal, un drapeau, des idées, ou considérez-vous qu'il est au moins aussi urgent de vous assurer que cet idéal, ce drapeau, ces convictions sont en prise avec la vie politique telle qu'elle est, avec des partis, un chef de l’État, une opposition ?

Ch.P. : En tant que sociologue, vous devriez vous poser la question suivante : le rôle de l'homme politique n'est-il pas de dire ce qu'il pense ? N'est-il pas d'essayer d'être en harmonie avec lui-même? Il ne s'agit pas de se déterminer en fonction de ce que l'on croit bon ou mauvais pour le parti ou le mouvement auquel on appartient. Il s'agit de se déterminer en fonction de l'idéal qui est le sien face à certains problèmes de la société française. Là est le véritable enjeu. Pour le reste, vous raisonnez, pardonnez-moi de vous le dire, comme s'il y avait un parti gaulliste dont la principale vocation serait d'être à droite. Ce n'est pas mon sentiment.

M.W. : Il y a des époques de la vie politique où il y a une assez forte correspondance entre le fonctionnement d'un ou de plusieurs partis et l'idéal qu'un responsable politique peut avoir au sein d'un parti ou d'un regroupement. Or vous donnez l'impression d'être en situation de grand écart, de grand désajustement. Vous semblez dire : « Entre la vie politique, politicienne, et mes idées, je choisis mes idées et advienne que pourra du côté des forces politiques, du système ou de l'Alliance. » N'avez-vous pas le sentiment de n'être en phase avec aucune formation politique ?

CH.P. : J'ai surtout le sentiment d'être en harmonie avec moi-même, avec ce que je pense, et d'être fidèle aux engagements qui furent les miens depuis ma seizième année. Le reste m'importe peu. Je joue peut-être le rôle du voltigeur de pointe dans un champ de mines. L'essentiel est de tracer le chemin en espérant que les autres suivront. Lorsque vous êtes devant une révision constitutionnelle et un traité, que l'adoption de ces projets va avoir pour conséquence de faire disparaître la France comme nation indépendante, croyez-vous que vous puissiez vous déterminer uniquement en fonction de ce que votre parti a délibéré ? Chacun doit se décider selon sa conscience.

M.W. : Vous dites que seules comptent vos idées, votre identification à un ensemble de valeurs. Mais vous pourriez penser que votre mission d'homme politique est aussi de faire en sorte que les vôtres vous suivent davantage. Je vous trouve plutôt désabusé.

Ch.P. : C'est mal me connaître. Qui vous dit que je ne fais pas les deux à la fois ? Selon vous, qui avez-vous en face de vous : un philosophe ou un homme politique ?

M.W. : Un homme politique qui parle en philosophe.

Ch.P. : Oui, mais la philosophie sans l'action n'est pas grand-chose. Croyez-vous par hasard que j'aie renoncé à l'action ?

M.W. : Je pense que votre philosophie contribue davantage à déstructurer l'espace politique à l'intérieur duquel vous vous êtes jusqu'ici déplacé.

Ch.P. : Je pense que la résolution d'un certain nombre de problèmes ne peut être le fait ni de la droite ni de la gauche. Un certain nombre de problèmes transcendent ces clivages et nous devons rassembler les Français sur eux. Je crois, d'autre part, que nous n'avons jamais été aussi près de réaliser sur la nation un très vaste rassemblement et de marginaliser ceux qui, à l'extrême droite comme à l'extrême gauche, si tant est que cela joue, récusent l'idée de République et ses valeurs. C'est cela qui m'intéresse.

M.W. : Tout ce que vous dites revient à affirmer que le fonctionnement du système politique autour du clivage gauche-droite n'est pas une grande question pour ce pays et que la grande question est ailleurs.

Ch.P. : Pour une raison simple qui ne vous aura pas échappé. C'est que, après avoir abandonné la monnaie, lorsque nous abandonnerons les autres éléments de souveraineté qui nous restent, un certain nombre de problèmes dans ce pays deviendront très subalternes.

M.W. : Considérer que le jeu politique gauche-droite n'est pas une affaire primordiale s'inscrit dans une tradition qui a ses lettres de noblesse. Cela dit, j'ai tendance à penser qu'affirmer cela aujourd'hui, c'est laisser les populismes, les extrêmes, et surtout l'extrême droite, croître et prospérer.

Ch.P. : Vous avez un côté un peu provocateur. Je ne crois pas que la position que je prends soit de nature à favoriser l'extrême droite. C'est tout le contraire. L'exaltation de l'idée de nation, le rassemblement sur la République, la patrie, le drapeau, pourquoi tout cela, après ce qui vient de se passer ces dernières semaines, faudrait-il l'abandonner à l'extrême droite en recommençant l'éternel petit jeu entre la droite et la gauche? C'est ridicule.
Je ne me satisfais pas du confort qu'il y a à tout déterminer en fonction du clivage droite-gauche. C'est commode, tout le monde est repérable. Il y a des idées dites de droite et des idées dites de gauche, du moins en théorie. En fait, il n'y a plus de débat sur rien. La preuve, c'est qu'à la minute mène où j'énonce ce qui est tout simplement du bon sens, on me rétorque que je suis en train de dynamiter la droite et de nuire à mon camp.

M.W. : On peut faire l'hypothèse qu'une droite fragile, déboussolée, en proie à de trop violents conflits internes et incapable de se construire ou de reconstruire, fait le jeu de l'extrême droite.

Ch.P. : La droite est devenue faible quand elle s'est confondue et a banalisé son discours. Chaque fois que la droite voudra être unique, elle s'unira sur un discours inodore, incolore et sans saveur. Expliquez-moi pourquoi la gauche plurielle a eu la majorité et pourquoi la droite unie a été battue. A partir du moment où la droite a laissé d'autres qu'elle-même développer un certain nombre d'idées qui étaient les siennes – la nation, la patrie, la République, l'effort –, elle a perdu son originalité et a été incapable de rassembler comme elle le faisait auparavant. La principale valeur fédératrice, c'est la nation, la patrie, la République. Tout cela, on l'a abandonné. On en paie les conséquences. Bientôt, la gauche sera dans la même situation.
La gauche gouverne et représente 15 % du corps électoral. La droite s'oppose et ne représente pas plus. Est-ce la démocratie ? Certainement pas. Alors il faut ressusciter le débat et revenir aux sources. On ne peut pas faire l'impasse sur un certain nombre de choses. Vous me disiez que je devrais davantage attirer les miens dans le sens que je crois bon. Mais c'est ce que je fais !

M.W. : En ce moment, on a l'impression que vos efforts font plus de bruit qu'ils n'assurent la propagation de vos convictions.

CH.P. : Pas du tout. On m'avait dit que ma déclaration dans le Monde allait troubler l'électorat de droite. D'une part, ce n'était pas le problème, d'autre part, il faut faire confiance au bon sens des Français. j'ai eu raison, si j'en crois les résultats du sondage publié par le Journal du dimanche. Je n'aurais jamais imaginé que 50 % des gens comprendraient de prime abord ce dont il est question. Les jeunes sont massivement pour et il y a une très forte majorité (65 %) sur les quotas pour l'immigration. Je n'ai donc pas l'impression de nuire ou d'avoir nui à mon camp.

M.W. : Mais peut-être d'avoir contribué à sa plus grande hétérogénéité ?

Ch.P. : L'expression plurielle de l'opposition est indispensable. Le fait de cultiver son originalité ne doit pas être une vocation. Mais, quand l'essentiel est en cause, il faut se déterminer. L'unité n'a pas de sens si elle consiste pour les uns et les autres à sacrifier l'essentiel. Il faut qu'il y ait débat. Prenons le cas du traité d'Amsterdam. Il y aura un débat au sein du RPR et, je l'espère, dans le pays tout entier.

M.W. : L'essentiel, c'est de voir s'il y a ou pas cohérence entre l'action pragmatique que vous développez d'un côté et l'idéal que vous mettez en avant de l'autre côté. Soit vous dites que tout cela est cohérent, soit vous circulez de l'un à l'autre, ce qui semble être le cas ?

Ch.P. : Là, je reconnais fort bien que pour les observateurs du microcosme politique, qui ont tendance à épingler les hommes comme les papillons et à les mettre, dûment étiquetés, sous verre, je reconnais que je pose un sérieux problème !


* Dernier ouvrage pari : Raison et conviction, l'engagement, Textuel, 160 p., 120 F.