Texte intégral
Je tiens tout d'abord, monsieur le Secrétaire général, à vous remercier de votre invitation. C'est la première fois qu'un garde des Sceaux est invité au Congrès de votre organisation et j'y vois une signification particulière : l'affirmation d'une volonté de dialogue.
Cette volonté qui est aussi la mienne se double d'une autre volonté : celle de progresser.
Cette double volonté impose un langage de vérité. Je ne suis pas venu vous vendre des illusions. Je suis venu vous dire : « Voici les données, voici les marges, voilà les limites ».
Vous savez que, sitôt ma nomination, j'ai tenu à rencontrer les personnels pénitentiaires, à Fresnes, dans leur cadre professionnel. Ce contact direct, qui a été prolongé à l'occasion d'autres visites, m'a permis d'entendre et de mesurer les exigences que comportent vos métiers.
Rien ne remplace ce contact direct, même s'il peut quelquefois être vif et je sais également user de la franchise quand elle s'impose.
Je perçois dans vos revendications deux aspects : la nécessité d'une reconnaissance, une inquiétude pour l'avenir.
I. – La nécessité d'une reconnaissance
La nature réelle de votre profession est méconnue. Au-delà de la mission essentielle, immédiate, indispensable, dangereuse parfois de sécurité et de surveillance, il existe une dimension humaine que je veux souligner.
Vous êtes le lien humain, constant, quotidien, avec le détenu.
Je suis pour ma part persuadé que votre seule présence, le simple bruit du pas de la ronde qui s'approche a quelquefois suffit à stopper un processus d'angoisse, le début d'un acte de désespérance. La vigilance de tous les instants, l'attention portée aux détenus, la rapidité dans l'exécution de vos diverses tâches constituent cet ensemble impalpable de perceptions et de réactions qui font le contact humain.
Cette action doit être connue et reconnue. J'approuve bien entendu, et je soutiens, l'initiative prise par la Direction de l'Administration Pénitentiaire d'organiser le 17 juin une journée d'information sur la prison et ses alternatives.
Depuis mon arrivée Place Vendôme, vous avez pu également constater que le Garde des Sceaux avait un souci particulier de votre sécurité. L'immédiateté des réponses judiciaires aux agressions dont certains de vos collègues firent l'objet est la marque de cette préoccupation constante. Cette attitude est normale : la protection de l'homme doit être à la mesure du danger auquel il s'expose en se dévouant.
Dans cet ordre d'idée, le problème de l'alcool dans les établissements doit être aujourd'hui revu, car il conditionne pour ma part le problème de votre sécurité. Je demande aujourd'hui à monsieur le directeur de l'Administration Pénitentiaire d'engager avec les syndicats la mise au point d'un processus concret devant aboutir à un retour à la normale dans ce domaine. De même la réforme du régime disciplinaire doit être activement mise en œuvre.
Mais il faut aller plus loin. Cet apport essentiel que constitue l'observation quotidienne doit être utilisé et consacré dans les textes.
En réalité, c'est une réflexion sur les métiers pénitentiaires que je voudrais engager.
Il est facile de mesurer combien une demande d'accroissement des effectifs d'une administration est difficile à formuler au moment où le Chef du Gouvernement vient d'inviter les ministres à mettre en réserve une partie de leurs emplois. Aussi doit-elle s'accompagner d'une action déterminée visant à mieux employer les ressources dont dispose l'administration pénitentiaire. C'est l'organisation du travail qu'il s'agit de repenser en profondeur et cette réflexion doit être menée par tous, sans préjugés ni précipitation et en toute clarté. L'objectif auquel nous devons parvenir ensemble est d'assurer un service public de qualité tout en améliorant les conditions de travail de ceux qui en sont les artisans. Cela passe par une réflexion sur les métiers pénitentiaires et donc la mise en évidence des qualifications nécessaires. De nouvelles formes de service doivent être définies qui permettent au surveillant de privilégier une fonction d'observation qui contribue tout à la fois à la prévention des incidents de toute nature et à l'individualisation du traitement des détenus.
Je souhaite que très rapidement la direction de l'Administration Pénitentiaire, en étroite concertation avec les chefs d'établissement et les organisations professionnelles représentatives, me soumette des propositions allant dans le sens que je viens d'indiquer.
D'une manière plus générale, je voudrais aussi saisir l'occasion qui m'est donnée de m'exprimer devant vous pour vous faire part d'une autre conviction, étayée pour l'analyse : notre administration doit plus fortement s'engager dans la voie de la déconcentration.
Il ne s'agit pas de faire de celle-ci la panacée à toutes les difficultés de fonctionnement que rencontrent la plupart des services publics. Mais il faut impérativement introduire plus de souplesse, et pour ainsi dire, plus de sensibilité, dans la gestion quotidienne. Or, dans une administration pénitentiaire, comportant 23 000 agents, la souplesse suppose que davantage de décisions soient prises au niveau local.
Le rapport établi par M. Carrez, à ma demande, sur la déconcentration au ministère de la Justice indique d'ailleurs clairement :
Que l'administration pénitentiaire a déjà accompli un gros effort de déconcentration, en matière financière notamment.
Qu'elle doit le poursuivre, en ce qui concerne la gestion des ressources humaines.
Sachez, cependant, que de mon point de vue, cet approfondissement suppose réunies, entre autres, deux conditions :
1. Des moyens appropriés, pour les services déconcentrés, comme le souligne le rapport.
2. Une concertation avec les personnels : les chefs de service et les organisations syndicales.
J'ai demandé au directeur de l'Administration Pénitentiaire d'engager cette concertation. Je souhaite qu'à votre niveau vous y preniez part de la façon la plus constructive possible dans le respect de vos prérogatives : c'est l'intérêt de l'institution pénitentiaire et de ses personnels.
II. – Mais les différents échanges m'ont permis de ressentir votre inquiétude vis-à-vis de l'avenir
Le Premier ministre a accepté le principe d'un plan pluriannuel pour la Justice dont le Parlement sera saisi aux cours de la présente session. Vous connaissez les propositions que j'ai formulées car j'ai tenu à en informer les organisations syndicales du ministère. Elles représentent un effort financier particulièrement important qui ne peut s'étaler sur plusieurs années. Membre du Gouvernement, je me dois de respecter la nécessaire modération des dépenses publiques sans laquelle le redressement économique de notre pays ne pourrait être poursuivi. Je vous l'ai dit, je ne suis pas un marchand d'illusions, je ne céderai pas à la facilité.
Parmi les mesures qui intéressent l'administration pénitentiaire une priorité s'impose de façon absolue. Elle consiste à faire face à la montée continue de la population pénale. Les praticiens que vous êtes éprouvent chaque jour les effets nocifs de la surpopulation carcérale avec les tensions qu'elle génère, les risques qui en résultent. À échéance de 5 ans, et si rien n'était entrepris, ce sont plus de 70 000 personnes qui seraient détenues dans nos prisons. Ce constat ne se veut pas alarmiste, il n'est que réaliste.
À cet égard, ma démarche est claire et conduit à formuler deux propositions complémentaires : la première consiste à accroître les moyens nécessaires à l'exécution des peines en milieu libre ou semi-libre et à mener une politique plus active en matière de libération conditionnelle qui devrait d'ailleurs trouver une nouvelle jeunesse au terme de la réflexion de la Commission Cartier.
Il ne s'agit pas là de créer de nouvelles sanctions, mais de faire en sorte que celles qui existent soient effectivement exécutées, ce qui constitue le seul moyen d'accroître leur crédibilité aux yeux des magistrats qui sont appelés à les prononcer. En préfiguration de l'inscription de cette disposition dans le plan pluriannuel, je viens d'adresser une circulaire aux procureurs généraux les invitant à utiliser toutes les ressources offertes par le code de procédure pénale pour requérir chaque fois que cela est possible la mise œuvre de mesures alternatives à l'incarcération.
Mais attention, la limite de ces mesures se trouve dans l'évolution de la criminalité en général. C'est pourquoi, la seconde proposition préconise une augmentation, dont les limites restent à fixer, du nombre des places de détention. La construction de nouvelles structures ou le remplacement d'établissements vétustes inadaptés s'effectueront, dans toute la mesure du possible à proximité de ceux qui donneront lieu à désaffection.
Il n'y a nul trace de « laxisme » dans ce programme, car malgré le développement des alternatives à l'incarcération, la prison reste et restera le seul moyen de remédier au trouble social causé par certains délinquants ; je pense notamment aux atteintes à l'intégrité physique ou morale et aux actes de violences graves. Pour ces détenus dangereux, je souhaite disposer de places spécialement aménagées dans des maisons d'arrêt régionales et créer des maisons centrales à petit effectif où les moyens en personnel et les équipements de sécurité seraient mis au niveau de la dangerosité de ces détenus. Ces deux dernières options sont d'ores et déjà acceptées par le Premier ministre.
La diversification des peines et l'augmentation du parc, en réduisant les effets de la surpopulation carcérale auront un impact direct sur les conditions dans lesquelles vous exercez vos fonctions. Il est manifeste que la réduction de la densité des détenus allégera vos charges, ou tout au moins les rendra plus facilement supportables. Pour les besoins en personnel de l'Administration Pénitentiaire, il est ainsi prévu sur 5 ans la création de 3 900 emplois.
Certes, le cadre législatif dans lequel le plan pluriannuel s'inscrit limite sa portée à la prévision de moyens en équipements et en effectifs. Aussi ne comportera-t-il aucune mesure de nature statutaire ou indemnitaire. Ce n'est pas pour autant que cet aspect particulièrement sensible du dossier pénitentiaire sera négligé. Les discussions budgétaires annuelles restent ouvertes et d'ores et déjà je vous indique que, en matière de logements, la politique actuelle de l'Administration Pénitentiaire sera maintenue. Ma volonté est de l'amplifier soit dans le cadre des lois annuelles, soit par l'encouragement d'initiatives locales.
Par ailleurs, je sais l'intérêt que vous portez à l'extension de la bonification du cinquième aux personnels de l'administration pénitentiaire. Vous connaissez mes hésitations devant cette proposition qui est en contradiction avec la politique générale de maîtrise des régimes de retraite. En effet, là où, autre fois, l'espérance de vie était de 7 ans après la retraite, elle est maintenant de 19 ans. Il se pose donc bien un problème d'équilibre global. Cependant il est clair que j'entends faire reconnaître le fait que les personnels de l'administration pénitentiaire sont des acteurs de la sécurité publique et concourent à la protection de nos concitoyens au même titre que les policiers et les gendarmes ; je souhaite aussi faire valoir que l'aspect pénible de leurs fonctions et les risques physiques qu'ils encourent (le nombre important des fonctionnaires blessés en service en témoigne et je n'oublie pas vos camarades de Rouen et de Clairvaux lâchement assassinés dans l'accomplissement de leur devoir) méritent qu'ils soient traités sur un pied d'égalité. J'ai demandé à Monsieur le Directeur de l'Administration Pénitentiaire de constituer avant le 1er juin un groupe de travail interministériel pour mettre enfin à plat le dossier de la parité police, gendarmerie, pénitentiaire. Cela se rattache à la proposition de mon collègue de l'Intérieur qui voudrait que soit confiée à l'administration pénitentiaire la garde des détenus hors des enceintes pénitentiaires. J'ai eu, bien entendu, l'occasion d'exprimer na position que je puis vous résumer ainsi : je suis favorable au principe qui consisterait à faire assurer par le personnel de l'administration pénitentiaire les extractions judiciaires, la présentation des détenus, la garde des hôpitaux et les dépôts des palais de justice. Il y a là une marque de reconnaissance supplémentaire du rôle des surveillants en matière de sécurité publique et une occasion de diversifier le contenu de leur mission.
En revanche, une telle mesure ne pourrait être mise en œuvre que si se trouvaient remplies les conditions suivantes :
1) Les effectifs suffisants doivent être préalablement créés pour assurer ces charges nouvelles (à cet égard le chiffre de 1 500 emplois qui a été annoncé est notoirement inférieur aux besoins, car sans commune mesure aux ressources que la police et la gendarmerie consacrent à la mission). Par ailleurs, ces emplois créés ne sauraient s'imputer sur ceux qui sont prévus par le programme pluriannuel.
2) Ce transfert d'attribution ne peut se faire de façon hâtive. Il nécessite la conception d'une organisation et la définition de formations qui ne peuvent être improvisées.
3) Le cadre juridique dans lequel s'exerceraient les missions confiées doit être clairement défini.
Au terme de mon exposé, j'ai conscience de n'avoir pas totalement répondu à vos attentes. J'ai tenu néanmoins à vous exposer les grandes lignes de mes projets à l'égard de l'administration pénitentiaire et vous assurer de ma volonté d'œuvrer pour que ce service public bénéficie à la fois de moyens réels pour lutter contre l'insécurité et des conditions optimales de réinsertion pour prévenir la récidive de sa population. Tel est en effet le double et difficile rôle qu'elle doit assurer.
Cela demande du temps, de l'opiniâtreté. Cela demande aussi de la sérénité, car rien ne se construit dans le désordre et la confusion.
Dans cet esprit, je vous souhaite un congrès riche de débats constructifs et vous remercie de votre attention.