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Libération : L'accord conclu à Bonn le 22 décembre, et qui planifie la fin des contrôles aux frontières, marque-t-il l'achèvement du « grand marché unique » ?
Alain Lamassoure : Concrètement, à partir du 26 mars, on pourra aller en avion de Paris à Bonn sans aucun contrôle, comme pour aller de Paris à Marseille. Et à partir du 26 mars aussi commenceront les suppressions des contrôles aux frontières terrestres, sous la responsabilité de chaque État. À compter du 1er juillet, on pourra circuler en voiture de Lisbonne à Berlin sans rencontrer un douanier. Aux limites terrestres de la France, il ne restera de contrôles qu'à la frontière suisse, provisoirement à la frontière italienne, et à l'entrée du tunnel sous la Manche, puisque la Grande-Bretagne ne participe pas aux accords de Schengen. Cela n'est pas encore l'achèvement du grand espace économique européen. La première étape de ce grand espace consistait à mettre en place des conditions de concurrence égale : ce sont les fameuses 300 directives adoptées en application du traité de 1986, l'Acte unique, et qui permettent aux marchandises, aux services et aux capitaux de circuler librement depuis le 1er janvier 1993. Puis il y a eu le volet extérieur : ce fut la grande réalisation des deux dernières années, avec la définition d'un régime commercial entre l'Europe et le reste du monde, avec notamment les accords du Gatt. Manquent deux autres volets : le volet monétaire, pour lequel le calendrier est prévu, et surtout, le volet sanctions : les 300 directives ne prévoient pas de sanctions lorsqu'elles ne sont pas respectées.
Libération : En dehors des fraudes au budget agricole, l'absence de sanctions est-elle vraiment un problème de nature à fausser la libre concurrence ?
Alain Lamassoure : Oui, puisque les entreprises des pays laxistes sont avantagées par rapport à celles des pays rigoureux. À terme, c'est la crédibilité du marché unique qui est en cause. Un exemple : dans le domaine des marchés publics, les collectivités locales sont tenues d'élargir leurs appels d'offres à l'ensemble des, entreprises de l'Union européenne, mais aucune sanction n'est prévue, sauf en France ou nous nous sommes dotés d'un arsenal répressif avec la commission centrale des marchés publics. Nous avons adressé à la Commission européenne un mémorandum sur la question. Notre idée est d'obliger les États membres à réprimer les infractions au droit communautaire, et d'aboutir à une échelle des peines qui soit harmonisée.
Libération : Personne n'est choqué de l'existence d'un droit communautaire, mais la question d'un droit pénal communautaire reste taboue. Pourtant, cela ne simplifierait-il pas les choses ?
R. Alain Lamassoure : À titre personnel, je n'y suis pas opposé. Mais tous les États sont contre. La question avait été posée en 1986, et tous les ministres de la Justice ont dit « attention, vous touchez au droit pénal, à la souveraineté nationale ! Laissez-nous faire ». Sauf que si on les laisse complètement faire, il ne se passe rien. Il faut donc aller plus loin et obliger les États à prendre des mesures dans le cadre national. Si ça marche, très bien. Si ça ne marche pas, il faudra proposer en effet un droit pénal communautaire.
Libération : A posteriori, on a un peu l'impression que le grand marché unique a plus profité aux entreprises qu'aux particuliers.
Alain Lamassoure : Il a surtout énormément profité aux consommateurs ! La concurrence a pesé sur les prix. Le consommateur est aujourd'hui privilégié par rapport au producteur, il est le roi. Et il estime maintenant que quand une innovation est lancée, où que ce soit dans le monde, il y a droit.
Libération : Le grand marché devait créer des centaines de milliers d'emplois. Pourtant, le taux de chômage n'a pas moins augmenté en Europe communautaire que dans les pays européens non-membres…
Alain Lamassoure : Pourquoi ces pays veulent-ils entrer dans l'Union, dans ce cas ? Le marché unique n'est certes pas une solution miracle, c'est avant tout un cadre dans lequel travaillent les entreprises. Mais pendant la période 1986-1991, l'effet mécanique du grand marché a contribué à soutenir la croissance. Et en France, si on connaît aujourd'hui un taux de croissance de 2,5 à 3%, si l'on a pu créer 200 000 emplois cette année, c'est essentiellement grâce aux exportations, et elles sont facilitées par le grand marché européen.