Interview de M. Philippe Séguin, président de l'Assemblée nationale, dans "Télé Parlement" de juin juillet 1995, sur la portée et les enjeux du projet de réforme constitutionnelle instaurant la session unique du Parlement.

Prononcé le 1er juin 1995

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Média : Télé Parlement

Texte intégral

Télé Parlement : Vous avez proposé une réforme du travail parlementaire dont le projet a été largement repris par le président de la République et le Premier ministre. Quels sont vos principaux objectifs ?

Philippe Séguin : La réforme du Parlement, et notamment l'adoption du principe de la session unique, se situe au point de rencontre de deux grandes évolutions. D'abord, dans toutes les démocraties, les grandes guerres et les crises du XXe siècle ont réduit au profit de l'exécutif la majeure partie des compétences originelles des Parlements, à savoir le vote de la loi et de l'impôt. Ensuite, au terme d'un processus spécifiquement français, une dérive s'est affirmée, privant progressivement la Ve République de sa dimension parlementaire, au point de rendre nos institutions comme hémiplégiques.

Le débat des présidentielles a clairement mis en évidence les risques que ce déséquilibre de nos institutions fait désormais courir au bon fonctionnement de notre démocratie. Le président de la République et le Premier ministre ont donc décidé d'y remédier, en rétablissant le Parlement dans le rôle et la place qui étaient initialement les siens.

D'où deux grands objectifs. Rationaliser le vote de la loi et de l'impôt, en évitant l'inflation législative et en dotant le Parlement d'une force de frappe en matière de choix budgétaires et d'évaluation des politiques publiques. Renforcer sa capacité à contrôler l'exécutif, tant au plan national qu'au plan européen, et à débattre, en instituant une session unique de neuf mois. Ces deux dernières fonctions, qui représentent l'avenir pour les Parlements des nations libres, ne peuvent en effet être exercées par éclipse. Les Parlements ne retrouveront leur légitimité et leur efficacité qu'à cette condition. Et si la session unique ne réglera pas tout, elle constitue le préalable qui peut permettre aux autres réformes, notamment la lutte contre l'absentéisme, de prendre tout leur sens.

Télé Parlement : Quels seraient les principaux avantages de la session unique de travail pour les parlementaires, et comment peut-elle s'aménager concrètement ?

Philippe Séguin : Pour bien comprendre les avantages de la session unique, il est nécessaire de revenir sur les inconvénients du système actuel. Ces inconvénients, qui font l'objet d'un large consensus, ont pour nom la désorganisation des travaux, la précipitation dans l'examen des textes, la confusion entre le travail technique normatif et le travail politique, la multiplication des séances de nuit qui favorisent l'absentéisme et qui ont des conséquences directes sur la qualité des normes produites et du débat public.

La session unique permettra de rompre avec ces errements, en rationalisant le travail parlementaire. Celui-ci s'étendra désormais sur neuf mois, trois jours par semaine, libérant ainsi les parlementaires pour leurs obligations dans leur circonscription. Cette réorganisation constitue une condition indispensable à la lutte contre l'absentéisme parlementaire.

Pour autant, la session de neuf mois ne conduira pas à l'inflation des normes. D'abord, parce qu'une limitation du nombre de jours de séance sera introduite. Ensuite parce qu'un contrôle vigilant sera exercé par le Parlement sur les projets du gouvernement afin d'en exclure les dispositions d'ordre réglementaire qui ont tendu à se multiplier au cours des dernières années.

Enfin, parce que le Parlement va s'engager, à la demande du président de la République, dans un exercice complet de codification et de simplification des normes. Pierre Mazeaud vient de déposer sur le sujet une proposition de loi particulièrement complète et bienvenue.

Télé Parlement : Quel est le calendrier possible pour engager cette réforme ?

Philippe Séguin : Le calendrier est à la fois connu et rapide pour ce qui concerne les textes de base. La modification des méthodes de travail parlementaire sera forcément plus longue.

La révision constitutionnelle, indispensable pour l'adoption du principe de la session unique, interviendra, je l'espère, avant la fin de la session extraordinaire et pourrait entrer en vigueur dès la prochaine rentrée parlementaire, au mois d'octobre. La création de l'Office d'évaluation de la législation et de l'Office d'évaluation des choix budgétaires et des politiques publiques, qui relève de la loi, sera également votée rapidement.

Pour autant, la mise en œuvre de ces réformes devra s'inscrire dans le temps long. La réforme des méthodes de travail des parlementaires et des fonctionnaires des Assemblées qu'implique la session unique se fera progressivement. Quant aux deux Offices, leur légitimité se consolidera au fur et à mesure que la qualité et l'utilité de leur activité seront reconnues.

Télé Parlement : Concrètement, ne faut-il pas aller plus loin, et limiter plus strictement le cumul des mandats pour permettre aux députés de siéger effectivement à l'Assemblée nationale lors de la discussion des principaux textes ?

Philippe Séguin : À mon avis, le lien entre l'absentéisme et le cumul des mandats n'est pas aussi fort qu'il est souvent dit. L'expérience montre en effet que ce ne sont pas les parlementaires disposant du plus grand nombre de mandats qui sont les moins présents. Et chacun convient que l'expérience de la gestion locale favorise une connaissance des problèmes concrets de la population qui se révèle très précieuse dans l'élaboration des normes.

En réalité, l'absentéisme trouve sa principale source dans la désorganisation du travail parlementaire et dans le sentiment parfois malheureusement fondé de trop de nos collègues que leur activité est mal reconnue, voire inefficace.

Si le cumul des mandats pose un problème, c'est davantage celui de la souveraineté nationale, ou plus exactement la dérive qui fait trop souvent des mandats nationaux l'appoint des mandats locaux.

Télé Parlement : Vous insistez sur l'intérêt de cette réforme pour suivre plus efficacement le travail législatif en cours au niveau européen. Quelles sont dans ce cadre les perspectives ?

Philippe Séguin : Aujourd'hui, plus d'une norme sur deux applicable dans notre pays est d'origine communautaire. Or, ces normes n'ont longtemps fait l'objet d'aucun contrôle, ni du Parlement européen, qui n'a ni la légitimité ni les compétences d'un vrai pouvoir législatif, ni des Parlements nationaux.

Voilà pourquoi un double effort a été engagé depuis 1993. L'article 88-4 de la Constitution a d'abord prévu la nécessité d'un avis du Parlement français sur tous les projets de directives, Il s'agit d'un progrès important, qui prendra sa véritable dimension avec la session unique ; actuellement, en effet, l'exercice de cette procédure se révèle très complexe en période d'intersession, tant en raison de la difficulté de réunir les députés que du faible poids politique attaché à des décisions qui n'ont pas été prises en séance publique.

Parallèlement, nous avons poursuivi, avec les autres parlementaires des pays d'Europe, l'effort de réintégration des institutions parlementaires nationales dans les processus de décision de l'Union. De ce point de vue, la Conférence intergouvernementale de 1996 prend une importance cruciale. Elle ne devra pas rater l'occasion d'affirmer ce principe cardinal que l'avenir de l'Union européenne sera fonction de sa démocratisation ; et que sa démocratisation sera largement fonction de la place qui sera reconnue aux Parlements nationaux.

Télé Parlement : Êtes-vous satisfait de l'accueil dont a bénéficié votre projet, auprès du président de la République comme auprès des principaux partis politiques ?

Philippe Séguin : Très franchement, cela ne pouvait pas mieux se passer. L'impulsion du président de la République a bien entendu été décisive. J'ai plaisir à ajouter que son prédécesseur soutenait également cette réforme, comme l'ensemble des partis politiques. C'est dire que la volonté de restaurer le rôle du Parlement en France fait aujourd'hui l'objet d'un très large accord. Je m'en félicite non pour des raisons corporatistes, mais parce que j'estime qu'il s'agit là d'un changement essentiel pour le renouveau de notre vie démocratique.

Télé Parlement : Cette réforme sera-t-elle aisée à mettre en œuvre ? Alors que tous les efforts du nouveau gouvernement sont mobilisés en faveur de l'emploi ; représente-t-elle à vos yeux une urgence absolue ?

Philippe Séguin : Première remarque, aucune réforme, aucun changement n'est facile à mettre en œuvre ; il faut toujours une volonté politique farouche et une pédagogie de tous les instants. Seconde remarque, votre question est révélatrice d'un antiparlementarisme latent que je déplore. Implicitement, vous opposez en effet les réformes supposées utiles en matière d'emploi, et les réformes que vous associez à un luxe superflu concernant le Parlement, c'est-à-dire la démocratie.

Or, il faut bien comprendre que la question du chômage et la question de la démocratie sont intimement liées. D'abord, parce que le chômage tue le citoyen avant même de tuer le consommateur ou le producteur. Ensuite, parce que la lutte contre le chômage et l'exclusion n'est plus une question simplement économique ou financière : elle est un problème de société, un problème politique au plein sens du terme. L'ampleur des changements nécessaires, ce que Jacques Chirac appelle la révolution culturelle qu'il nous faut accomplir, relève à l'évidence de choix politiques et non techniques. C'est dire que le Parlement a un rôle non seulement utile mais irremplaçable à jouer en la matière.

On pourrait même aller plus loin, en affirmant que la fracture sociale et politique, dont chacun reconnaît aujourd'hui l'existence, ne se serait pas creusée aussi vite si le Parlement avait pu, au cours des dernières décennies, exercer pleinement les compétences qu'il tient de la Constitution. Voilà pourquoi, dans mon esprit, la réforme du Parlement et l'engagement d'une véritable politique de lutte contre le chômage et l'exclusion non seulement ne sont pas contradictoires, mais sont bel et bien indissociables.